Par Sophie Fay 15 03 2014
La nouvelle vague d'automatisation des tâches menace
désormais les jobs qualifiés des juristes, vendeurs, techniciens et
financiers... La fin des classes moyennes ?
C'est une vague qui submerge l'Amérique et gagne l'Europe.
Une grande peur pour les uns, un immense espoir pour les autres. Pour tous les
économistes en tout cas, c'est une vraie question : les nouvelles technologies
vont-elles laminer les millions de jobs qualifiés - mais un rien répétitifs ! -
qui ont fait la prospérité des classes moyennes et des économies développées ?
Finis les agents de banque, les comptables, les traducteurs, les assistants
juridiques, les laborantins, les techniciens qualifiés, les chauffeurs de taxi
ou les livreurs... Tous bientôt remplacés par des
"robots-ordinateurs" à la puissance de calcul et de travail infinie.
La faute aux processeurs ultraperformants, aux capteurs
médicaux, aux voitures automatiques et aux drones qui s'agitent déjà dans les
labos de recherche et développement... "Le logiciel dévore le monde",
a résumé Marc Andreessen, le visionnaire fondateur de Netscape.
Un scénario de science-fiction ? Dès le début du XIXe
siècle, les luddistes, disciples de Ned Ludd, prétendaient s'opposer à
l'avènement du métier à tisser mécanisé au motif que cette géniale invention
priverait les ouvriers de travail.
Le fantasme d'une victoire de la machine sur l'homme est
aussi ancien que l'invention du mot "robot" par le Tchèque Capek en
1920. Et l'économiste Keynes lui-même nous prédisait, dès les années 1930, la
semaine de 15 heures de travail grâce au progrès technique... Des prophéties
fumeuses ?
Coup sur coup, les deux éditorialistes anglo-saxons les plus
en vue, Paul Krugman, du "New York Times", et Martin Wolf, du
"Financial Times", ont pris le sujet très au sérieux. En juin 2013,
le premier publiait dans le grand quotidien américain une tribune intitulée
"Sympathie pour les luddistes". Tandis que le second lançait un appel
: "Non au
techno-féodalisme !". Si les emplois disparaissent, si les
revenus et richesses se concentrent entre les mains des "techno-
féodaux" - les grands groupes qui maîtrisent la technologie -, comment
l'économie tournera-t-elle ? D'où viendra la demande de biens et de services ?
Et ne faudrait-il pas imaginer de nouvelles taxes (sur la propriété
intellectuelle notamment) dans le but de financer "un revenu de base à
tout adulte, auquel s'ajouterait un financement de périodes de formation à tout
âge de la vie" ?
Aux USA, la croissance est
revenue. Pas les emplois
La peur des robots ne surgit pas par hasard. Elle se fonde
sur un constat : après la crise financière de 2008, que les Américains
appellent la "GrandeRécession",
la croissance est revenue outre-Atlantique. Mais curieusement, elle n'a pas
créé d'emplois. L'activité repart, mais pas les embauches.
Comment expliquer ce nouveau phénomène ? Une thèse fait de
plus en plus d'émules, celle de deux chercheurs du Massachusetts Institute of
Technology (MIT), Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee, auteurs de deux livres
remarqués : "Race Against the Machine" (Course contre la machine) et
"The Second Machine Age" (le Deuxième Age de la machine) qui n'ont,
hélas, pas encore été traduits en français.
Pour ces chercheurs, les technologies de l'information
arrivent à un niveau de maturité, de développement et de puissance qui fait
basculer l'économie dans un nouvel âge. Inutile de remplacer les jobs de
vendeurs supprimés pendant la crise (un sur douze aux Etats-Unis), puisque de
plus en plus de clients achètent en ligne au lieu de se rendre dans une
boutique.
Inutile de remplacer les "banquiers" qui accordent
des crédits ou vendent des produits simples, on gère ses finances depuis son
smartphone. Inutile d'embaucher les comptables, on investit plutôt dans
l'informatique de gestion.
Quant aux emplois chez Kodak (140 000 salariés), on ne les
reverra jamais chez Instagram (13 salariés au moment de son rachat par
Facebook). "Le capital se substitue au travail", résume Larry
Summers, ancien secrétaire au Trésor de Bill Clinton et ex-conseiller
économique de Barack Obama.
Plus aucun routier ni chauffeur de taxi ?
Possible
Pour illustrer l'accélération du mouvement, Erik
Brynjolfsson et Andrew McAfee citent l'exemple de la voiture sans chauffeur. La
Darpa - l'organisme militaire américain qui a donné naissance au web - avait
lancé en 2002 un concours pour un camion sans chauffeur. Un flop. Les
prototypes présentés ne tenaient pas la route. L'idée a été jugée infaisable.
Mais, en 2006, Google a relancé le sujet. Avec des résultats spectaculaires.
En 2014, la Google Car roule seule, en toute sécurité, avec
de meilleurs réflexes qu'un humain ! Le groupe de Sergueï Brin et Larry Page a
investi lourdement dans cette technologie et ne compte pas s'arrêter là. Il
finance aussi le développement d'Uber, une société qui concurrence les taxis en
proposant des voitures avec chauffeur à partir d'une application sur téléphone
mobile. Les voitures Uber seront-elles un jour des Google Cars, sans conducteur
? Ce qui paraissait impossible hier ne l'est plus aujourd'hui.
Les robots savent déjà réparer des éoliennes et poser des
câbles
Un autre exemple a beaucoup marqué les Etats-Unis : Amazon a
présenté un projet de livraison de ses petits colis par drone. Certes la
technique n'est pas encore au point, ni même autorisée, mais elle paraît
désormais crédible. Le nouveau titan de la distribution en ligne n'est plus
très loin des machines livrant les colis FedEx dans le film "I,
Robot" !
Les robots, eux, sortent déjà des usines. Dotés de capteurs,
ils réparent les éoliennes de General Electric ou les câbles sous-marins,
travaillent dans les mines de Rio Tinto en Australie, irriguent et déversent la
juste quantité d'engrais dans les exploitations agricoles brésiliennes.
La robotique mobile est en plein développement. "C'est
spectaculaire", constate l'économiste Robin Rivaton, après un passage au
salon mondial de la robotique de Séoul (Corée du Sud).
Dans un article à paraître dans la revue
"Géoéconomie", il assure : "Les robots voient leur 'corps'
devenir de plus en plus mobile. Ils sont en train de se redresser, d'apprendre
à marcher et de voir leur boîte crânienne grossir" ... Ils sont surtout de
plus en plus faciles à programmer. Prenez le robot Baxter (RethinkRobotics). Il
suffit de lui guider les bras la première fois qu'il effectue une tâche pour qu'il
soit capable de la reproduire. Baxter est vendu 22 000 dollars.
Intelligence artificielle : les juristes menacés...
L'autre révolution en marche, c'est celle de l'intelligence
artificielle. Après le "grand hiver" des années 1990, les progrès
dans ce domaine sont fulgurants. En 1997, un ordinateur d'IBM, Deep Blue,
battait Garry Kasparov aux échecs. En 2011, Watson, un autre IBM, battait les
meilleurs étudiants au jeu télévisé "Jeopardy !", l'équivalent de
"Questions pour un champion", déjouant même les pièges des jeux de
mots.
Et là encore, Google bénéficie d'une longueur d'avance. Le
californien emploierait un tiers des chercheurs dans le domaine ! Logique, car
l'intelligence artificielle trouve désormais des champs d'application très
concrets, comme la traduction ou l'analyse de textes.
Grâce à leur capacité à traiter des millions de documents et
surtout à "apprendre", les ordinateurs accomplissent des prouesses.
Les logiciels de traduction s'inspirent des notes de l'ONU et feront bientôt
mieux que les interprètes. Quant aux professions juridiques, elles sont
aujourd'hui considérées comme menacées aux Etats-Unis par les programmes
d'analyse sémantique qui compulsent et synthétisent un million de documents
pour moins de 100.000 dollars !
"Les gens s'ennuient, ont des maux de tête, pas les
ordinateurs", constate Billy Herr, un directeur juridique cité par les
deux chercheurs du MIT.
Les machines seraient même plus fiables que les humains. Une
étude menée en Israël a montré que les jugements rendus après l'heure du
déjeuner étaient plus cléments que ceux rendus avant la pause restaurant.
L'ordinateur lui n'a pas ce genre de faiblesses !
Des ordinateurs capables d'utiliser l'immensité des données
que les sites internet, les téléphones ou les objets connectés collectent
auprès des consommateurs, des automobilistes, des patients - les fameuses
"big data" -, des machines maîtrisant la reconnaissance vocale et
pouvant à leur tour parler voire écrire... La liste des emplois menacés est
longue.
Un ordinateur aujourd'hui peut rédiger un compte rendu de
match de base-ball aussi clair que celui d'un journaliste. Il peut écrire un
communiqué financier sans risque d'erreur. Carl Frey et Michael Osborne, deux
chercheurs de l'Oxford Martin School, un collège pluridisciplinaire de
l'université d'Oxford, ont modélisé l'impact de la technologie sur 702
professions. Résultat : 47% des emplois aux Etats-Unis courent un risque
d'automatisation dans les vingt ans à venir (voir infographie ci-contre).
Dans 10 ans, un Américain sur sept au chômage ?
Les métiers routiniers, qu'ils soient exercés par des cols
bleus ou des cols blancs, sont les plus menacés. Restent heureusement beaucoup
de jobs difficiles à mécaniser, tous ceux qui nécessitent des qualités
relationnelles notamment ou de la créativité : psychothérapeutes, conseillers
conjugaux, orthophonistes, chorégraphes, artistes, médecins, stylistes,
anthropologues, architectes, maquilleurs, coiffeurs, bons vendeurs, managers et
même techniciens de nettoyage... Sans compter tous les nouveaux métiers que
l'on ne connaît pas encore.
Y aura-t-il toutefois du travail pour tous ? Pour les
spécialistes les plus optimistes, nos économies seraient dans une phase de
transition où le chômage augmente avant de trouver un nouvel équilibre. Mais
les pessimistes, comme Larry Summers prédisent que dans dix ans un Américain
âgé entre 25 et 54 ans sur sept sera sans emploi, contre un sur vingt dans les
années 1960. Une question se posera alors : comment répartir les fruits de la
croissance ? La réponse turlupine déjà l'Amérique, où de nouveaux milliardaires
apparaissent chaque semaine - comme les fondateurs de Whats-App -, où les très
riches continuent à s'enrichir, tandis que le salaire moyen baisse depuis 15
ans.
Voilà pourquoi sans doute, l'édition américaine du livre de
Thomas Piketty "le Capital au XXIe siècle" est si attendue. Sa
démonstration des progrès de la rente sur le revenu productif intéresse au plus
haut point le monde universitaire américain.
L'éditeur Harvard University Press augmente ses tirages. Et
l'auteur s'apprête à effectuer une tournée de trois semaines entre côte Est et
côte Ouest... En France, le débat est tout autre.
Pour partager les fruits de la croissance et les gains de
productivité, encore faut-il que les entreprises investissent et se robotisent.
Afin de combler notre retard, le fonds Robolution Capital lancé cette semaine
par Arnaud Montebourg a été doté pour démarrer de 80 millions d'euros . C'est
un début. Mais ne dites pas au ministre que des emplois pourraient être
menacés, il ferait des cauchemars...
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