Connu en France pour son intransigeance vis-à-vis des
Fralib, le patron d’Unilever Paul Polman est aussi considéré, dans son petit
monde, comme un chef d’entreprise visionnaire, apôtre du développement durable.
Contradiction apparente qui illustre surtout une conception plutôt restreinte
de la durabilité et de la responsabilité sociale des entreprises.
Ces dernières années, sous l’impulsion de Paul Polman,
chantre du « capitalisme responsable » [2],
Unilever s’est fait une réputation enviable dans le petit monde de la
« responsabilité sociale des entreprises » (RSE) et du
« développement durable » à la sauce entrepreneuriale. Le Sustainable
Living Plan (« Plan pour un mode de vie durable ») mis en place
par le groupe anglo-néerlandais vise à diviser par deux son empreinte
environnementale et assurer des chaînes d’approvisionnement durables pour
toutes ses matières premières clé, tout en continuant à gagner en parts de
marché et en profitabilité.
Une conception de la responsabilité sociale pleine de trous
En termes d’image, les résultats sont là, puisqu’Unilever
accumule les certifications « vertes » ou « éthiques ».
L’entreprise figure régulièrement en tête des enquêtes
d’opinion réalisées parmi les spécialistes du développement
durable. Elle a aussi multiplié les partenariats avec les ONG.
Mais sous couvert d’« intégrer les objectifs sociaux et
environnementaux dans la stratégie d’ensemble d’Unilever », il semble
surtout s’agir, dans le sens inverse, d’introduire une optique commerciale dans
la gestion des problèmes de pauvreté et de dégradation de l’environnement. Les
grandes causes sociétales défendues par Unilever sont ainsi solidement arrimées
à la promotion de ses marques : l’hygiène et la lutte contre les maladies
bactériennes en Afrique avec le savon LifeBuoy, la santé des femmes avec Dove,
le changement climatique avec Ben & Jerry’s, la protection des forêts avec
Lipton… Comme le dit Paul Polman, « les marques ont un rôle important à
jouer » [3]… Sous prétexte de se concentrer sur les besoins des
pauvres, notamment dans les pays émergents, il s’agit surtout de les
accompagner vers le consumérisme.
Les objectifs de réduction de la déforestation liée aux
plantations d’huile de palme sont au cœur de l’ambition environnementale du
groupe. Il faut dire que sa marque Dove s’est trouvée l’objet, il y a quelques
années, d’une campagne acharnée de Greenpeace sur le sujet. Jusqu’à présent,
les efforts d’Unilever ont essentiellement consisté à racheter des certificats
« verts » (certificats dits Greenpalm) à des producteurs labellisés
par la « Table-ronde pour l’huile de palme durable » (RSPO, selon
l’acronyme anglais). C’est-à-dire à payer de l’argent à des producteurs plus
responsables pour pouvoir continuer à s’approvisionner comme d’habitude tout en
bénéficiant d’un label vert – un mécanisme assez similaire à celui des marchés
carbone [4]
Dans le même ordre d’idées, Novethic s’était
penchée il y a quelques mois sur l’opération « tomate
durable » lancée par Unilever en Inde, consistant à accompagner des
agriculteurs indiens afin que le ketchup commercialisé dans le pays soit issue
de tomates « locales ». Une initiative présentée comme un succès par
la firme, mais dont de nombreux experts estiment qu’elle ne fait que favoriser
la concentration foncière et le développement d’une agriculture industrielle
forte consommatrice de pesticides, le tout étant abondamment financé par des
subventions publiques.
Fralib : quand la responsabilité sociale s’arrête à la
porte des usines
Quant aux travailleurs d’Unilever eux-mêmes, le moins que
l’on puisse dire est qu’ils brillent par leur absence dans cette vision de
l’« entreprise durable ». On l’aura compris, le Sustainable
Living Plann’inclut aucun objectif en termes d’inégalités salariales. Et pas
non plus en termes de préservation de l’emploi ou de traitement décent des
salariés. En France, les salariés de Fralib en ont fait les frais. Le groupe a
décidé en 2010 de fermer leur usine, au motif qu’elle n’était plus assez
compétitive. En réalité, selon les experts mandatés par les élus locaux,
l’activité serait parfaitement viable si le groupe ne l’avait pas siphonnée
financièrement pour en transférer les revenus en Suisse, et redistribuer
ensuite aux actionnaires des milliards d’euros de dividendes [5].
Le groupe Unilever s’est retrouvé plusieurs sous le feu des
critiques pour ses pratiques fiscales – en 2011, plus du quart de ses filiales
étaient localisées dans des paradis fiscaux [6], et Paul Polman,
« durabilité » ou pas, n’a pas hésité à menacer le gouvernement
britannique de quitter le
pays s’il ne baissait pas les taux d’imposition.
Les anciens salariés de Fralib souhaiteraient poursuivre
leur activité de production de thé et de tisanes sous la forme d’une
coopérative, avec des produits locaux, en reprenant la marque Éléphant. Mais ce
n’est visiblement pas la conception du développement durable d’Unilever, qui
refuse de leur céder la marque, dont ils ont contribué à faire la réputation.
C’est pourquoi Unilever est l’une des trois multinationales
ciblées [7]par
la campagne
« Requins » lancée cette année par Attac.
L’association appelle, en soutien aux Fralib, à boycotter les marques détenues
par Unilever (Lipton, Sun, Omo, Maille, Amora, Cif, Knorr...) pour
« libérer l’éléphant ».
Le 15 mars aura lieu une première journée d’action dans
toute la France, avec 40 actions
dans tout le pays. À Marseille,
les Fralib participeront aux événements et proposeront notamment une
dégustation de thés « Éléphant ».
Olivier Petitjean
[2] En matière financière, il se prévaut par exemple
d’avoir privilégié des relations sur le long terme avec les investisseurs
institutionnels, plutôt que de courtiser les spéculateurs, et il a réduit le
rythme des publications financières d’Unilever. Résultat, la part des hedge
funds dans l’actionnariat d’Unilever aurait chuté de 15 à 5% en quelques
années. Voir cet entretien de Polman avec le Guardian.
[4] La firme (qui est tout de même créditée d’avoir obligé
les géants du secteur Wilmar et Sime Darby à commencer à changer de pratiques)
annonce qu’elle s’approvisionnera à 100% auprès de producteurs d’huile de palme
certifiés RSPO d’ici la fin de l’année. Le système RSPO est très critiqué pour
ses insuffisances par les ONG environnementalistes.
[7] Avec BNP Paribas, pour ses activités dans les paradis
fiscaux, et la Société générale, pour sa participation au développement du
charbon en Australie.
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