Paradis agricole, la Roumanie est de plus en plus convoitée
par les investisseurs étrangers, au risque de voir ses terres arables lui
échapper. Attirés par des terres grassement subventionnées par les aides
européennes et une main d’œuvre bon marché, de nombreux Européens, mais aussi
des Libanais ou des Qataris, s’y sont installés ces dernières années. Bruxelles
nie tout accaparement des terres : la venue des investisseurs étrangers ne
serait que la suite logique de l’intégration européenne. C’est bien pourtant une
nouvelle forme de spoliation qui s’est mise en place, avec la complicité, au
moins tacite, du gouvernement roumain.
Cet engouement risque de s’accélérer avec la libéralisation
du marché foncier, depuis le 1er janvier 2014. Toute personne physique de
l’Union européenne et de l’espace économique européen (incluant Islande,
Liechtenstein, Norvège) peut désormais acquérir directement des terres
agricoles en Roumanie. Il fallait jusqu’à présent être associé à un partenaire
local dans le cadre d’une société de droit roumain. Même si elle était prévue
depuis l’adhésion de la Roumanie à l’Union européenne en 2007, cette ouverture
inquiète aujourd’hui.
Le prix des terres multiplié par trois
Avocate à Paris et à Bucarest, Dana Gruia-Dufaud conseille
les Français qui investissent en Roumanie. Elle relativise le changement de
législation : « Les restrictions jusqu’au 31 décembre 2013 n’ont
pas empêché de s’installer ceux qui le voulaient ». Initialement, le
gouvernement roumain souhaitait demander aux citoyens étrangers de démontrer
une expérience dans l’agriculture et limiter les surfaces achetées à 100
hectares. Mais il a renoncé sous la pression des investisseurs.
L’intérêt pour la Roumanie a fait grimper le prix de
l’hectare depuis quelques années. Le prix des terres agricoles a augmenté de
près de 60 % entre 2012 et 2014, un hectare atteignant en moyenne 3 100
euros, selon une étude de la compagnie de services immobiliers DTZ Echinox.
Depuis 2007, le prix aurait été multiplié par trois, plaçant l’investissement
hors de portée pour la plupart des agriculteurs roumains.« On pensait
qu’en sept ans le pouvoir d’achat roumain aurait suffisamment monté pour
rivaliser avec celui des Occidentaux, mais le rattrapage a été
insuffisant », constate l’avocate.
« Un accaparement légalisé par Bruxelles »
A Cluj, une ville au centre de la Roumanie, l’ONG EcoRuralis [1] est
la seule à dénoncer l’accaparement des terres. Selon ses calculs, 700 000
à 800 000 hectares, soit 7 à 8 % des terres arables du pays
(l’équivalent de la surface de 12 000 fermes françaises environ), seraient
déjà aux mains d’investisseurs étrangers. Ceux venus de pays arabes, comme le
Qatar, l’Arabie Saoudite et le Liban, ont investi les plaines du sud. Les
Européens, Italiens (172 000 ha), Allemands (110 000 ha) et Hongrois (58 000
ha) en tête, ont pris d’assaut l’ouest du pays [2].
« J’ai étudié l’accaparement des terres en Asie et en
Afrique. Les investissements du nord vers le sud sont régulièrement dénoncés,
mais pas ceux au sein de l’Union européenne. C’est une sorte d’accaparement légalisé
par Bruxelles », déplore Attila Szocs d’EcoRuralis. L’ONG, qui défend les
intérêts des petits producteurs roumains, éprouve de vraies difficultés à se
faire entendre. « Nos discussions avec les autorités locales sont
limitées car le développement durable que nous promouvons est inconcevable pour
eux. Quelques maires nous écoutent, mais la plupart préfèrent les gros
investissements ».
Des investissements qui arrangent tout le monde
Autre obstacle de taille : l’incapacité des
agriculteurs locaux à se défendre. En Roumanie, la majorité des 4,7 millions de
paysans sont âgés, pauvres et sous-informés. Attila s’avouerait presque
vaincu. « Quand on essaie de sensibiliser les paysans dans les
villages, la plupart disent qu’ils vont vendre parce qu’ils sont vieux et que
leurs enfants ne veulent pas prendre la relève. On leur conseille de louer
plutôt que de vendre, mais souvent ils ont besoin d’argent en cash ». Des
dizaines d’intermédiaires sont apparus. Ils sillonnent les campagnes pour le
compte d’investisseurs qui cherchent des hectares de terres agricoles.
« Le plus tragique, c’est qu’il n’y a pas vraiment
d’opposition. Tout le monde est content de vendre au final », s’indigne
Judith Bouniol. Stagiaire à EcoRuralis en 2012, elle a réalisé la première
vraie étude sur l’accaparement des terres en Roumanie [3].
Elle a notamment enquêté sur le cas d’Agro-Chirnogi, une firme installée par
deux hommes d’affaires libanais, dans la commune de Chirnogi, au Sud-est du
pays. « Les habitants ont très peu d’informations, à part la
propagande des élus locaux, eux-mêmes intoxiqués par le discours des investisseurs ».
Accaparement et connexions politiques
L’exemple d’Agro Chirnogi est éloquent. La firme est
implantée depuis 2002 à Chirnogi. Cette commune de 7 000 habitants comptaient
encore 40 000 âmes en 2002. Ici, l’agriculture de subsistance disparait au fur
et à mesure du vieillissement de la population. Agro Chirnogi emploie entre 600
et 700 personnes, principalement des saisonniers originaires de la région, sur
11 300 hectares. Soit plus des deux tiers des terres de la commune !
L’entreprise cultive des céréales – blé, maïs, colza, orge, tournesol, luzerne
– destinées à l’export vers les pays du Moyen Orient (Liban, Syrie, Egypte).
Les deux actionnaires libanais de la maison mère, El khalil
Jihad et Youness Laoun, sont proches de membres du gouvernement et des
autorités locales. Agro Chirnogi a notamment financé la campagne électorale
d’Adrian Năstase, Premier ministre de 2000 à 2004, condamné depuis à 4 ans de
prison ferme pour corruption, et celle de Vasile Checiu, ancien maire de
Chirnogi. Ils sont accusés d’être au cœur d’une affaire d’évasion fiscale, de
contrebande et de blanchiment d’argent, par la Direction d’investigation des
infractions de criminalité organisée et de terrorisme (DIICOT). Les habitants
de Chirnogi subissent des nuisances quotidiennes : bruit des silos,
poussières de maïs qui rendent l’air irrespirable et machines agricoles qui
circulent dans la commune. Sans compter l’impact sur les écosystèmes de
l’utilisation d’engrais minéraux, de pesticides et de fongicides par Agro
Chirnogi.
L’attitude ambiguë des pouvoirs publics
Raluca Dan, 27 ans, militante au sein de l’association
Re-generation, cherche à sensibiliser l’opinion publique. Son groupe
d’activistes organise régulièrement tractages et manifestations à Bucarest. « Les
gens comprennent doucement qu’ils ont le droit de se défendre. Mais les paysans
se disent : "si le maire dit que c’est bien, pourquoi j’essaierais de
changer les choses ?" ».
Les investisseurs étrangers se concentrent sur la production
de céréales (blé, maïs, orge, colza, tournesol), exportées dans l’Union
européenne. Et sur la production animale, de volaille et de porc, pour les
marchés locaux, comme l’Américain Smithfield, qui avait été mis en cause
dans un scandale sanitaire au Mexique et plusieurs fois
condamnés aux États-Unis. Les investisseurs fournissent du travail aux
populations locales dans des conditions relativement décentes pour la Roumanie.
Mais avec un salaire minimum de 180 euros et salaire moyen 400 euros, les
investisseurs sont aussi attirés par cette main d’œuvre roumaine à bas coût.
Cet accaparement a plutôt pour effet de freiner un exode
rural massif déjà en cours, faute de trouver du travail dans les campagnes. Ce
qui explique aussi l’attitude ambiguë du gouvernement. Régulièrement, les
autorités expriment leur inquiétude dans la presse, sur le thème « il
ne faut pas vendre le pays ». « Un message populiste »,
juge Attila Szocs d’Eco-Ruralis. Le service de presse du ministre de
l’Agriculture Daniel Constantin assure que « le gouvernement roumain
se soucie en permanence de développer les investissements dans l’agriculture,
car celle-ci fournit des emplois dans le milieu rural, et ce quels que soient
les investisseurs ».
Une agriculture à deux vitesses
« Le gouvernement est en train de laisser les paysans
mourir », tranche Raluca Dan. C’est là l’autre paradoxe de la Roumanie. Le
pays compte à la fois les plus petites et les plus grandes exploitations
d’Europe. L’agriculture de subsistance sur un ou deux hectares cohabite avec
des complexes agro-industriels gigantesques, pouvant aller jusqu’à 50 000
hectares [4].
Entre les deux, le choix du gouvernement est clair. Dans son programme de
gouvernement 2013-2016, le Premier ministre Victor Ponta indique que
l’agriculture roumaine doit « augmenter sa compétitivité afin de
faire face à la concurrence sur les marchés européens et internationaux » et
prendre « des mesures qui conduiront à la fusion des terres et à la
réduction du nombre de fermes et d’exploitations ». Aujourd’hui, la
Roumanie compte près de quatre millions de fermes (contre 500 000 en
France), d’une surface moyenne de 3,5 hectares (54 ha en France) [5].
Cette dualité dans l’agriculture se traduit concrètement par
une répartition très inégalitaire des aides européennes. La moitié des
subventions de la Politique agricole commune (PAC) destinées à la Roumanie
profitent à 1 % des agriculteurs du pays, exploitant des fermes de plus de
500 hectares ! Une distorsion que le commissaire européen à l’Agriculture,
le Roumain Dacian Ciolos, a essayé d’atténuer dans la nouvelle PAC 2014-2020
avec un plafonnement des aides. Sans succès.
Les subventions à l’hectare rendent le pays encore plus
intéressant pour les investisseurs étrangers. Un terrain loué 100 euros
l’hectare à un propriétaire roumain rapporte 160 euros d’aides à l’exploitant,
avant même qu’il ait commencé à produire. La nouvelle Politique agricole
commune prévoit désormais une compensation pour inciter les propriétaires de
fermes et de terres agricoles non exploitées à vendre ou à louer.
Objectif : exploiter la terre intensivement et adosser la croissance du
pays à celle de l’agriculture, un secteur qui pèse 8 à 10 % dans le PIB
roumain. Mais tous les éléments sont en place pour que l’accaparement des
terres roumaines au profit d’investisseurs étrangers s’aggrave lourdement dans
les prochaines années.
Marianne Rigaux
Notes
[1] Eco-Ruralis est membre de la coordination européenne Via Campesina et du mouvementArc2020 qui prône une PAC verte et
sociale.
[2] Source : ministère roumain de l’Agriculture,
2012.
[4] La transition entre agriculture traditionnelle et
agriculture industrielle a été étudiée par
Elisabeth Crupi, Lauranne Debatty, Thomas Deschamps et Jean-Baptiste Lemaire.
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