A force de se focaliser sur la pente de sa courbe, on en finirait presque par oublier que le chômage est non seulement un problème pour ceux qui le vivent, mais également pour l'ensemble de la société, fonctionnaires et entreprises compris.
Jamais, dans son histoire, la France n'avait connu un nombre
de chômeurs aussi élevé. Et ce chômage n'est pas une simple courbe, une
statistique abstraite. Il a de nombreux effets délétères sur la société et sur
la prospérité commune. Ces effets concernent en premier lieu les 3,3 millions
de personnes de la catégorie A, qui n'ont eu aucune aucune activité salariée le
mois précédent, donc aucun revenu salarié, et dont certains, notamment les plus
jeunes, n'ont pu bénéficier d'aucune allocation compensatoire. A ce chiffre il
faut ajouter les presque 2 millions de chômeurs qui ont pu bénéficier d'une
activité réduite, ou les presque 300 000 personnes qui sont dispensées de
recherche d'emploi pour cause de formation ou de stage. Pour toutes ces
personnes, le chômage représente à la fois une perte de revenus, une situation
professionnelle précaire qui leur interdit de se projeter dans l'avenir, et
conduit parfois à la désocialisation. Au delà de ces effets immédiats, le
chômage se traduit également par une perte future. L'absence d'emploi implique
moins de cotisations et donc une moindre pension de retraite plus tard, tandis
que la réinsertion professionnelle sera d'autant plus difficile que les
« trous » dans le CV seront vus avec suspicion par de futurs
employeurs.
Mais le chômage n'affecte pas que les chômeurs. Il touche
aussi l'ensemble des salariés de droit privé. Tout d'abord par la pression
qu'il exerce sur le « marché » du travail. Tout salarié exerçant dans
un métier exposé se voit en effet comme un chômeur potentiel. En période de
chômage de masse, aucune protection ne préserve efficacement du chômage. Le
diplôme n'est pas un rempart, il rend même le chômage encore plus injuste pour
celui qui le subit. L'expérience se transforme en délit d'âge, la jeunesse en inexpérience,
la surqualification en inadéquation de profil. Tous les arguments sont bons
pour choisir l'un plutôt que les cent autres qui se présentent à un poste. La
compétition entre chômeurs ressemble à un cruel jeu de chaises musicales où
vingt personnes tourneraient autour de dix chaises. Et chaque mois, à mesure
que le chômage augmente et que de nouvelles personnes se présentent, on enlève
une chaise ou l'on ajoute des joueurs. Dans ces conditions, il ne faut pas
seulement être rapide, il faut avoir de la chance et même, quelques fois,
savoir pousser les autres. Aussi, le chômage détruit-il les solidarités entre
travailleurs, affaiblit les syndicats et pousse les salariés en emploi à mettre
en sourdine leurs revendications. Par peur du chômage, ils oublient de réclamer
le paiement d'heures supplémentaires, de négocier une hausse de salaire qui
compenserait l'inflation, et acceptent une intensification du travail sans
broncher. Via les accords compétitivité-emploi1,
ils peuvent même à présent subir des diminutions de salaires horaire, pourvu
que l'accord soit majoritairement accepté par les salariés. En somme, le
chômage touche les salariés du secteur privé tout comme il touche les
chômeurs : il limite leurs revenus et leur pouvoir d'achat et il
insécurise l'emploi et les carrières.
DES FONCTIONNAIRES SURQUALIFIÉS ET SOUS-PAYÉS
Les fonctionnaires sont également touchés par le niveau du
chômage. D'abord parce que l'attrait de la fonction est intimement corrélé au
marché de l'emploi. Plus le niveau de chômage est élevé, plus les candidats
sont nombreux aux concours de la fonction publique, en particulier pour les
concours les plus accessibles2.
Or, si davantage de candidats se présentent à un concours, leur chance de
succès individuelle devient plus faible. Aussi, il faut parfois bien plus que
les compétences exigées formellement pour réussir un concours. Tel poste
accessible aux simples bacheliers pourra être obtenu par le titulaire d'un
master. Cette situation conduit à une surqualification massive des
fonctionnaires recrutés qui, s'ils obtiennent la sécurité de l'emploi, doivent
souvent accepter un sacrifice substantiel en matière de carrière ou de revenus.
Leur stratégie consiste alors à tenter de passer les concours internes pour
s'élever dans la hiérarchie de la fonction publique. Mais les mêmes causes
produisant les mêmes effets, la multiplication des candidatures aux concours
internes conduit à la même surqualification et aux mêmes frustrations.
Parallèlement, l'afflux de bons candidats aux concours incite les gouvernements
à faire peser sur les fonctionnaires en poste l'essentiel des économies qu'ils
décident. Pourquoi améliorer l'attrait des carrières dans la fonction publique
si tant de candidats se présentent ? Une nouvelle fois, le chômage conduit
ici encore à la frustration professionnelle et la stagnation des traitements.
LA SÉCURITÉ SOCIALE EN DÉFICIT
Le niveau du chômage pèse également sur les retraités, les
familles et les malades, sur tous ceux dont les revenus et le niveau de vie
dépendent de la sécurité sociale. En effet, moins d'emploi signifie
mécaniquement moins de recettes pour les caisses de la sécurité sociale et donc
l'apparition ou l'approfondissement des déficits. Ainsi, ces baisses de
recettes conduisent presque mécaniquement les gouvernements à lancer des plans
d'économie qui se traduisent immanquablement par des baisses du niveau des
pensions ou des allocations, ou par des déremboursements. Les retraités
apparaissent ici comme très vulnérables car ils n'ont aucun moyen d'agir sur
leur niveau de revenu, lequel dépend presque exclusivement de leurs carrière et
de leurs choix passés. Les familles ne peuvent elles non plus réviser leurs
choix quant à leur nombre d'enfants. Quant aux malades, l'idée selon laquelle
ceux-ci abuseraient « volontairement » du système est grotesque
lorsqu'on sait que beaucoup renoncent déjà à se soigner en raison d'une prise
en charge trop faible de la sécurité sociale.
TOUTES LES ENTREPRISES NE PROFITENT PAS DU CHÔMAGE
Et qu'en est-il des chefs d'entreprises ? A première
vue, on pourrait croire qu'ils sont peu concernés par le niveau du chômage. En
énonçant le principe de « l'armée industrielle de réserve », Marx
estimait même que plus le chômage était élevé, plus cela profitait aux propriétaires
du capital. En effet, du point de vue de l'employeur individuel, un chômage
élevé facilite les recrutements, permet de se placer en position favorable lors
des négociations salariales et atténue les revendications sociales. Dans la
relation salarié / employeur, les inconvénients des premiers représentent donc
les avantages des seconds. On aurait tort cependant d'arrêter le raisonnement à
ce point. Car au niveau collectif, ces avantages qui existent au niveau
individuel disparaissent. En effet, il n'est pas sûr que la baisse généralisée
des revenus de la population, engendrée par la baisse des salaires et des
dépenses publiques constitue un atout pour les chefs d'entreprises. Si les
revenus et les transferts sociaux baissent, il en est de même des dépenses de
consommation. Si l'insécurité professionnelle augmente, les ménages risquent de
davantage épargner par précaution. Le résultat est que ce que les ménages
perdent en revenus et en sécurité, les entreprises le perdent en recettes. Or,
si les recettes baissent, les profits ont toute les chances de diminuer, et
avec eux les revenus des actionnaires et des propriétaires du capital. Pour
éviter une telle situation, beaucoup d'entreprises sont contraintes d'écouler
leur production en baissant leurs prix. Or, si elles sont nombreuses à adopter
une stratégie similaire, la baisse généralisée des prix n'aboutit pas à
augmenter globalement les dépenses des ménages (qui sont de toute façon
contraintes par leurs revenus) mais conduit immanquablement à la baisse des
marges et des profits distribués.
Encore convient-il ici de nuancer. Toutes les entreprises ne
sont pas affectées de la même façon par la baisse du pouvoir d'achat des
ménages. Les entreprises exportatrices peuvent la compenser par les marchés
extérieurs (dans la mesure où la demande des autres pays s'accroît). De même,
une baisse de la demande ne se traduit pas de la même façon selon le secteur
d'activité. Ainsi, plus les coûts fixes de production sont élevés (dépenses
d'investissement, brevets, charges financières...) plus une faible baisse de la
demande va se traduire par des pertes importantes3.
A l'inverse, les entreprises plus flexibles, avec moins de charges fixes,
peuvent adapter plus facilement leurs coûts de production à la demande. De
même, les entreprises dont les niveaux de revenu sont moins dépendants de la
conjoncture peuvent trouver un intérêt à la baisse des prix (qui diminue leurs
coûts de production), alors que pour celles dont les recettes sont plus
incertaines, une baisse des prix se traduit par une diminution plus que
proportionnelle de leurs recettes. Enfin, pour les entreprises créancières, la
baisse des prix est une aubaine puisqu'elle augmente les taux d'intérêt réels4.
A l'inverse, pour les entreprises endettées, les charges financières fixes
s'alourdissent proportionnellement à la baisse de leurs revenus.
En somme, le niveau du chômage est largement défavorable aux
ménages, mais peut être profitable pour certaines entreprises créancières, pour
celles dont l'activité est majoritairement tournée vers l'étranger (certaines
grandes entreprises), pour celles qui sont intenses en main d’œuvre et qui
investissent peu (les services, la distribution), pour celles qui ne prennent
pas de risque et dont les revenus futurs sont peu sensibles à la conjoncture.
En deux mots, le chômage avantage principalement les secteurs économiques dont
l'activité est tournée vers la rente et désavantage tout le reste de la
société, y compris les entreprises qui sont les plus innovantes et qui
investissent le plus.
David CAYLA
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Notes
Notes
1 Les
accords compétitivité-emplois sont prévus par la loi dite de
« sécurisation de l'emploi » du 16 juin 2013.
2 En
vérité, même les concours les moins accessibles, comme les concours pour les
postes de chercheurs ou d'enseignants-chercheurs voient les candidatures se
multiplier. Il n'est pas rare que plus d'une centaine de candidats ayant obtenu
un doctorat se présentent à un poste de maître de conférences. Cette
concurrence décourageante conduit de très nombreux candidats très compétents à
se détourner préventivement de ces concours.
3 Un
exemple simple illustre ce phénomène. Lorsque une entreprise a investit
lourdement dans une production, plus le volume de ses ventes est élevé, plus
elle peut répartir cette charge sur une grande échelle de production. De ce
fait, toute diminution de ses ventes se traduit par une perte sèche, plus que
proportionnelle à la baisse de ses recettes. Une entreprise qui a investit
1000, par exemple, et dont le coût de production unitaire s'élève à 1 doit
vendre un minimum de 1000 unités à 2 euros pour couvrir ses frais de
production. Dans cet exemple, pour réaliser un profit équivalent à 9% des fonds
investis, elle doit impérativement vendre 1200 unités. Si ses ventes baissent
de 17 %, tout son profit disparaît.
4 Les
taux d'intérêt réels représentent l'écart entre le taux d'intérêt nominal et le
taux d'inflation. En effet, le taux d'inflation mesure la perte de la valeur de
la monnaie. Pour un créancier, cela signifie une perte de pouvoir d'achat sur
la valeur de son remboursement. Ainsi, un créancier ne gagne rien à prêter à
5 % d'intérêt si le taux d'inflation attendu est également de 5 %.
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