Pour Martin Wolf, célèbre éditorialiste du Financial Times,
il est temps de changer radicalement de modèle économique pour faire face à
l’émergence d’une nouvelle économie dominée par l’accélération de
l’automatisation du travail et les inégalités qu’elle entraîne.
Le problème est que la généralisation des technologies de
l’information entraîne une inégalité croissante des revenus. Or la technologie
pourrait, à terme, occuper une place bien plus importante.
Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee, auteurs de The
Second Machine Age (paru en janvier aux Etats-Unis), affirment qu’elle
favorisera la prospérité de tous mais qu’elle modifiera la répartition des
opportunités, d’une part, entre travailleurs et, d’autre part, entre
travailleurs et détenteurs de capitaux.
Selon un récent article des chercheurs Carl Frey et Michael
Osborne de l’université britannique d’Oxford, l’automatisation pourrait mettre
en péril 47% des emplois américains. Au cours des
prochaines décennies, « la plupart des ouvriers du secteur du transport et de
la logistique, une grande partie des employés de bureau et des personnels
administratifs en bas de l’échelle, mais aussi les ouvriers du secteur de la
production risquent d’être remplacés par du capital informatique ».
Inégalités exacerbées
En outre, « dans un avenir proche, l’informatisation va
surtout détruire des emplois peu qualifiés et faiblement rémunérés. En
revanche, les emplois hautement qualifiés et à forte rémunération seront les
moins susceptibles d’être remplacés par du capital informatique ». Ce qui
exacerbera encore les inégalités.
Jeffrey Sachs (université Columbia, New York) et Laurence
Kotlikoff (université de Boston, Massachusetts) affirment même que la
hausse de la productivité pourrait dégrader la situation des futures
générations. Le remplacement des ouvriers par des robots pourrait réorienter
les revenus des premiers vers les propriétaires des robots, dont la plupart
seront à la retraite et épargneront moins que les jeunes.
Cela diminuera l’investissement dans le capital humain, car
les jeunes n’auront plus les moyens de le financer, mais aussi dans les
machines, en raison de la diminution de l’épargne dans ce type d’économie.
Les robots pourraient rendre la distribution des revenus
bien plus inégalitaire qu’elle ne l’est déjà.
L’argument selon lequel une hausse de la productivité
potentielle dégraderait durablement la situation de tous est astucieux. Mais
d’autres possibilités me paraissent plus plausibles : les licenciements
d’employés pourraient provoquer un choc d’ajustement de grande ampleur ; les
salaires des personnels non qualifiés pourraient chuter bien en dessous du
minimum socialement acceptable ; conjugués à d’autres technologies, les robots
pourraient rendre la distribution des revenus bien plus inégalitaire qu’elle ne
l’est déjà.
Redistribuer revenus et
richesses
Alors, que faire ? Mieux former ? La formation n’est pas une
baguette magique, ne serait-ce que parce que nous ignorons quelles aptitudes
seront requises dans trente ans. En outre, même si la demande de services de
savoir créatifs, entreprenants et de haut niveau devait croître dans les
proportions nécessaires, ce qui est déjà hautement improbable, penser que nous
deviendrons tous des « happy few » (« d’heureux privilégiés ») relève du pur
fantasme.
En revanche, nous devons reconsidérer notre conception des
loisirs. Longtemps les plus riches ont vécu une vie oisive aux dépens des
masses laborieuses. L’émergence des machines intelligentes permettra à un nombre
infiniment plus grand de gens de mener une telle existence sans pour autant
exploiter autrui.
Le puritanisme triomphant d’aujourd’hui est révulsé à la
perspective d’une telle inactivité. Eh bien, dans ce cas, laissons les gens
s’amuser «activement» ! Sinon, dans quel but aurions-nous réalisé
l’accroissement considérable de la prospérité générale ?
Surtout, il faudra redistribuer revenus et richesses. Cela
pourrait prendre la forme d’un revenu de base versé à tout adulte, auquel
s’ajouterait un financement de périodes de formation à tout âge de la vie. Les
fonds pourraient provenir de taxes sur les pratiques nocives (la pollution…) ou
sur les locations (dont celles des terrains et, surtout, de la propriété
intellectuelle).
Les droits de propriété sont une création sociale. Le fait
que seule une minorité infime soit en mesure de profiter massivement des
nouvelles technologies doit être remis en cause. L’État devrait ainsi recevoir
automatiquement une part des revenus de la propriété intellectuelle qu’il protège.
Enfin, au cas où les suppressions d’emplois non qualifiés
s’accéléreraient, il faudra faire en sorte que la demande croisse
proportionnellement à la hausse potentielle de l’offre. Si nous réussissons,
beaucoup d’inquiétudes liées à la pénurie d’emplois disparaîtraient. Il est
vrai qu’au vu de notre incapacité à y parvenir depuis 2007, cette possibilité
est incertaine. Mais nous pourrions faire mieux.
L’émergence des machines intelligentes doit nous permettre
de vivre une meilleure existence. Cela dépendra de la façon dont les profits
seront distribués. Il peut en résulter une infime minorité de gros profiteurs
et une multitude de perdants. Mais l’avènement d’un tel techno-féodalisme n’est
pas fatal. Ce n’est jamais la technologie qui dicte les résultats, ce sont les
institutions politiques et économiques. Si celles dont nous disposons ne
donnent pas les résultats souhaités, nous devons en changer
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