Entretien – La crise financière a plongé l’Europe dans le
marasme. Comment protéger l’économie (et l’argent public) des dérives de la
finance ? Comment s’assurer de l’utilité des banques pour la société ? Pour en
débattre, deux personnalités que tout oppose. Et pourtant…
Thierry Philipponnat – On ne mesure pas encore le coût
budgétaire final du sauvetage des banques, mais l’ampleur de l’engagement des
finances publiques peut être appréhendée à travers quelques chiffres : 4500
milliards d’euros d’engagements autorisés par les différents États membres de
l’Union européenne ; 1600 milliards d’euros de garanties effectivement émises ;
400 milliards d’euros de cash déboursés[1]. Quand on protège le créancier au
détriment du contribuable, le créancier devient paresseux. Il cesse de mesurer
les risques qu’il prend en faisant crédit. Et l’épargne n’est plus allouée aux
secteurs qui en ont besoin. Le cas de Dexia [qui a fait faillite en octobre
2011] est symptomatique. Les engagements de l’État belge sur cette banque
atteignent 15 % du Pib belge. Est-ce acceptable ?
« Quand on protège le créancier au détriment du
contribuable, le créancier devient paresseux. » T. Philipponnat
Pierre de Lauzun [2] – Si la crise est née aux États-Unis, elle a pesé, globalement, bien plus par ralentissement de l’activité économique mondiale que par sauvetage direct des banques. Mais les fondements de la croissance antérieure étaient-ils solides ? La création monétaire allait bon train. En Espagne et en Irlande, la crise a interrompu une bulle immobilière. Par ailleurs, certaines banques avaient pris des risques excessifs sur des actifs toxiques américains. D’autres opéraient des OPA [offres publiques d’achat] risquées. Habités par une foi naïve dans le marché, les régulateurs non plus n’ont pas fait leur travail. Dans leur réponse à la crise, les États ont fait une bonne affaire quand, à l’instar du gouvernement américain, ils prenaient des parts au capital de banques dont l’action s’était effondrée[3]. Dans d’autres cas, comme au Royaume-Uni ou en Irlande, l’État a pris à son compte des pertes privées (la France ne l’a pas fait). Or, s’il est légitime de garantir les dépôts des personnes privées, il est anormal de garantir le passif des banques (comme l’a fait l’Irlande). L’État n’a pas à supporter leurs pertes. L’Islande, elle, a adopté une attitude raisonnable étant donnée sa situation. Quand l’endettement atteint des proportions telles qu’il met l’avenir d’un pays en péril, le défaut de paiement est inévitable.
« Quand l’endettement met l’avenir d’un pays en péril, le
défaut de paiement est inévitable. » P. de Lauzun
Certaines banques sont parfois qualifiées de « too big to
fail »[4], ce qui les déresponsabiliserait. La directive proposée par M.
Barnier apporte-t-elle une réponse satisfaisante ?
T. Philipponnat – Le secteur bancaire européen pèse
aujourd’hui 45000 milliards d’euros, soit trois fois et demie le Pib de l’Union
européenne. Entre 2001 et 2011, la taille de ce secteur a augmenté de 80 %,
soit environ deux fois et demie plus vite que l’économie. D’où l’accroissement
de la taille des banques. Sur les 8000 banques actives en Europe, les prêts aux
entreprises non financières et aux particuliers pesaient 28 % des actifs en
2012. Sans présumer de l’utilité du reste, le premier service attendu des
banques se situe bien dans ces 28 %. Or c’est au reste que l’on doit
essentiellement la croissance des banques, en particulier à l’explosion du
marché de produits dérivés. Sur ce marché, seules 7 % des transactions[5] sont
réalisées entre une banque et une entreprise non financière, correspondant
ainsi à la couverture d’un besoin économique réel (la variation d’un taux de
change, d’un taux d’intérêt…). Or ce sont les 93 % qui gonflent… Les produits
dérivés connaissent une croissance cinq à dix fois supérieure à celle des
activités sous-jacentes (capitalisations, actions, obligations…). Ce mouvement
fragilise tout le système : un dérivé repose finalement sur la promesse
d’acheter ou de vendre un actif dans l’avenir, mais quand la densité des
échanges entre acteurs financiers est telle, la chute de l’un pose problème à
l’ensemble. Or ce marché est un oligopole des quinze banques « systémiques ».
La directive envisagée va dans le bon sens. Mais l’explosion des dérivés sape
la crédibilité des mécanismes de résolution bancaire : qui peut sérieusement
penser que l’on résoudra rapidement la faillite d’une banque énorme, très
complexe et très interconnectée ? Pour autant, la directive proposée par M.
Barnier constitue déjà un progrès significatif : elle pose les bons objectifs,
il s’agit maintenant de s’en donner les moyens.
P. de Lauzun – Poser le problème en termes de taille des
banques n’est pas fécond. Votre préoccupation porte d’ailleurs sur leur
interconnexion plus que sur leur taille. Le degré de concurrence est élevé
entre les banques, qui sont nombreuses sur tous les marchés. Un secteur comme
le crédit immobilier, le plus important pour les clients, est
hyperconcurrentiel en France, au point que les marges sont trop faibles ! La
préoccupation légitime est de pouvoir résoudre les problèmes des banques sans
semer la panique ni avoir recours aux contribuables. En effet, le projet de
directive européenne sur la résolution des crises bancaires va dans le bon
sens. Le testament demandé aux banques (et à nul autre secteur), qui doit
décrire le mode d’emploi en cas de pertes importantes, devrait permettre de
trouver des solutions rapides, en faisant perdre leur mise aux actionnaires et
éventuellement en transformant des créanciers en actionnaires.
Mais on insiste trop sur l’idée de séparation des banques en
deux entités. S’il existait un problème de taille, il faudrait scinder en
beaucoup d’entités ! En outre, ni la petite taille ni la spécialisation
n’évitent les crises. Par exemple, la crise des « Savings and loans » (caisses
d’épargne) aux États-Unis, au début des années 1990, qui impliquait une
multitude de petits établissements n’intervenant pas sur les marchés
financiers, a coûté des centaines de milliards de dollars au contribuable.
L’autre erreur consiste à penser que les risques viennent nécessairement des
marchés. Or les crises ne prennent de l’ampleur qu’à cause du crédit et de
l’interconnexion systémique qu’il crée ! L’excès de confiance pousse à se
financer à crédit. Et ce sentiment collectif d’un risque faible, souvent
associé à l’État ou à l’immobilier, se traduit par un relâchement du contrôle
des risques.
Si, un établissement bancaire européen important faisait
faillite demain, le contribuable serait-il protégé ? L’Union bancaire
représente-t-elle une avancée suffisante ?
T. Philipponnat – L’accord européen de décembre 2013 sur la
résolution des défaillances bancaires n’est pas un bon accord, car il octroie,
contrairement à ce qu’avait proposé la Commission, des pouvoirs très importants
aux responsables politiques nationaux. Ces derniers trouveront toujours un
motif pour intervenir et sauver une banque, comme ils l’ont fait pour Dexia. Il
faut que les règles soient claires, précises, que les banques connaissent le
risque de faillite. Le contribuable sera certes un peu moins mal protégé, mais
si l’on ne touche pas à la structure ni à la taille des banques, il n’est pas
crédible d’envisager, dans un délai raisonnable, la résolution d’une faillite
qui concernerait l’un des dix géants bancaires européens.
P. de Lauzun – L’intervention de l’État en cas de faillite
n’est pas la bonne solution. Le mécanisme prévu par la directive (le
renflouement interne, par le traitement accéléré du passif) est une bonne idée,
mais l’organisation de l’autorité compétente reste trop complexe. Il aurait
mieux valu créer une autorité spécialisée par un traité ad hoc.
Avant de résoudre des faillites, il faut s’assurer qu’elles
n’adviennent pas ! Or plusieurs banques ont fait faillite après avoir passé
avec succès des stress tests. L’Organisation de coopération et de développement
économiques (OCDE) chiffre les besoins de recapitalisation des grandes banques
françaises à 150 milliards d’euros[6]. Comment garantir la solidité des banques
européennes ?
P. de Lauzun – Les chiffres que vous citez n’ont aucune base
scientifique. Il faut surtout que les banques soient inspectées en permanence
sur l’état de leur bilan et sur leurs façons de travailler. Les modèles
mathématiques utilisés doivent être inspectés à l’occasion de contrôles pointus,
car il n’existe en la matière aucune vérité scientifique. Mais pour éviter les
faillites, il faut aussi renforcer les fonds propres des banques – des efforts
ont été faits à ce sujet sous l’égide du comité de Bâle – et encore mieux
réguler les marchés. Certains – les observateurs que vous citez, bien que
publiés sous l’égide de l’OCDE, ne représentent pas sa position – doutent des
banques, dont ils estiment que les actifs ont perdu de la valeur. Mais ils ne
s’appuient pour cela sur aucune mesure fiable. Je ne vois, pour ma part, aucun
indice susceptible de remettre en cause la solidité des banques françaises.
T. Philipponnat – Il ne s’agit pas d’empêcher toute
faillite, mais d’éviter que la défaillance d’une banque fasse plonger toute
l’économie. On en revient aux problèmes d’interconnexion. La discussion sur la
valeur des actifs détenus par les banques atteint une complexité telle que même
les responsables hiérarchiques au sein des banques ne maîtrisent pas le sujet.
Il faut en finir avec des produits financiers dont on ne sait pas mesurer la
valeur, faute d’en comprendre la teneur ! Le niveau de fonds propres exigé
avant la crise était extrêmement faible : avec les règles de Bâle II, il
suffisait de détenir en fonds propres 2 % de la valeur des actifs pondérée par
le risque (soit moins de 1 % de la valeur des actifs). Certaines banques qui
étaient au-dessus ont fait faillite. Avec les nouvelles règles de Bâle III,
l’exigence en capital s’améliore (7 % de la valeur des actifs pondérée par le
risque), mais insuffisamment pour assurer, à elle seule, la stabilité du
système.
Comment être sûr de ce que les banques ont à leur bilan, dès
lors que les normes comptables ont évolué en 2008 pour autoriser les banques à
valoriser leurs actifs selon une valeur théorique (de modèle), alors qu’ils
l’étaient jusque-là à une valeur de marché ?
P. de Lauzun – Quand un produit est échangé sur un marché,
on en connaît directement la valeur et on n’a pas besoin de modèle. Mais les
produits toxiques de 2007-2008 ne faisaient pas l’objet d’un vrai marché[7].
D’où le recours à des modèles pour simuler une valeur de marché. Mais tout
modèle est approximatif et la valeur fournie n’est pas très fiable. Si un
produit est comptabilisé de la sorte, c’est qu’il n’est pas liquide ; il ne
devrait donc pas être considéré comme un produit de marché et il faudrait plus
de fonds propres en face. En 2014, la Banque centrale européenne [BCE] servira
de juge de paix de la solidité des banques : elle entreprend une sorte de
visite médicale générale, à l’issue de laquelle il deviendra clair si les fonds
propres des banques sont, ou non, suffisants en regard des actifs.
T. Philipponnat – Mais la question reste entière de savoir
qui renflouera les banques qui pourraient être jugées insuffisamment
capitalisées par la BCE. Par ailleurs, l’accord de décembre sur l’Union
bancaire va inciter les responsables politiques à soutenir avec les deniers
publics les banques de leur pays… L’un des objectifs est théoriquement de
casser le lien de dépendance entre États et banques. Si on laisse la décision
de renflouement aux mains des politiques nationaux, les banques auront tendance
à financer l’État dont elles dépendent pour s’assurer d’être couvertes en cas
de défaillance. Ce mécanisme est très pervers.
P. de Lauzun – La perversité ici tient d’abord au ratio qui
pondère le risque d’État à zéro : autrement dit, les banques prêtent aux États
sans aucune obligation de mettre du capital en face. Ainsi, une banque d’Europe
du Sud achètera les bons du Trésor émis par son État, avec un intérêt de 4 % ou
5 %, et encaissera une marge énorme sans apporter aucun capital. La théorie
financière expliquait, il y a vingt ou trente ans, que l’État représentait le
risque zéro… On voit bien que ce n’est pas le cas.
Le montant notionnel des produits dérivés atteint 700 000
milliards de dollars : onze fois le Pib planétaire… Les innovations financières
censées accroître la stabilité ne mettent-elles pas en péril la stabilité
financière ?
P. de Lauzun – Tordons le cou aux idées reçues : non, le
marché ne trouve pas seul son propre équilibre, et il ne s’organise pas
davantage tout seul. Cette idéologie s’est traduite par l’explosion de certains
produits dérivés, comme les CDS[8], sans qu’on organise le marché, sans en
connaître les acteurs et sans en mesurer les conséquences. Or, si j’achète un
CDS contre votre entreprise, j’ai intérêt à votre faillite ! Certes les CDS à
nu sont théoriquement interdits depuis fin 2012, mais uniquement sur les titres
de dette souveraine : la pratique continue sur les autres actifs… Elle serait à
proscrire. Le marché des CDS, extrêmement opaque, demande aussi à être
organisé.
La masse des dérivés est certes considérable, mais le
chiffre de 700 000 milliards ne veut rien dire : il ne mesure pas le risque qui
y est associé, et la valeur nette est beaucoup plus faible. Ceci dit, faute de
compensation sur les produits dérivés[9], il était impossible de savoir qui
détenait quelles positions et dans quelles proportions. Aujourd’hui, le
principe d’une chambre de compensation pour les produits dérivés est adopté,
assorti d’une pénalisation pour les transactions qui s’effectueraient hors du
circuit. La Fédération bancaire française plaide en ce sens depuis 2008. Il est
en outre souhaitable de réduire le marché des produits dérivés, à la fois par
la compensation et, éventuellement, en interdisant certains produits ou leur
usage.
T. Philipponnat – Le chiffre de 700 000 milliards a une
signification bien réelle : il reflète les actifs financiers sous-jacents et,
surtout, l’adhérence à ces produits : il dit combien les acteurs des marchés
financiers sont liés entre eux. En 1998, les marchés de produits dérivés
étaient sept à huit fois plus petits qu’aujourd’hui. On pouvait pourtant sans
difficulté couvrir son risque de change ! L’explosion de ce marché ne rend
aucun service à l’économie : ce sont simplement des jeux financiers, qui
servent à deux contreparties [deux acteurs économiques] qui espèrent gagner de
l’argent sur un décalage de cours, sur des paris. On pourrait, à défaut de
l’interdire, du moins cesser de soutenir ce développement. Est-ce un hasard si
ce marché est entre les mains des quinze plus grosses banques du monde, qui
jouissent toutes de la garantie de l’État en cas de faillite ? Chaque jour,
pour refinancer leur activité, les salles de marché des plus grandes banques
peuvent lever des dizaines de milliards d’euros à des taux très faibles, grâce
à la garantie publique. Et l’économie de financement ainsi obtenue représente
une part importante de leurs profits. Voilà une rente qui dope les marchés de
produits dérivés. Autrement dit, ces produits sont artificiellement bas, car
subventionnés, de facto, par la collectivité. Tant que l’on ne séparera pas la
banque de crédit – dont l’activité d’intérêt général justifie la garantie
publique – de l’activité de marché, le marché des dérivés continuera sa course
en avant. Et dans dix ans, les notionnels atteindront 2 000 000 milliards de
dollars, dont 99 % sans lien avec l’économie réelle…
« L’explosion des produits dérivés ne rend aucun service à
l’économie, car ils subventionnés, de facto, par la collectivité. » T.
Philipponnat
P. de Lauzun – L’idée que les banques seraient sauvées
automatiquement par les États ne correspond pas à la réalité. Voyez Lehman
Brothers, un établissement majeur qui a fait faillite ! Plusieurs facteurs ont
poussé à la prise de risques excessifs. En disséminant le risque par la
technique, on a cru l’avoir annihilé… Les rémunérations aussi ont joué un rôle
important. Le risque est intrinsèque aux métiers de la finance. Dès lors,
rémunérer sur les gains à court terme était un pousse-au-crime. Dorénavant, on
étale les bonus en fonction des gains réalisés sur plusieurs années… et,
certes, il faudrait aller plus loin. La mise en place progressive d’une chambre
de compensation pour les dérivés obligera les contreparties à mettre de
l’argent (on parle d’appels de marge). Il s’agit d’alourdir ces appels de marge
quand les transactions sont passées de gré à gré. Si la rentabilité des
transactions sur produits dérivés diminue, le marché sera réticent à les
gonfler artificiellement.
T. Philipponnat – La compensation est une mesure clé, mais,
à ce stade, les progrès n’existent que sur le papier. Et les appels de marge
sur les transactions de gré à gré restent notoirement sous-évalués : il y a
quelques années, le Fonds monétaire international évaluait à 2000 milliards de
dollars la mise nécessaire de la part des banques par rapport aux risques pris.
Autre innovation financière, le trading à haute fréquence
(HFT) représente 40 % des transactions, passées par des machines à la
microseconde…
P. de Lauzun – Le rôle de la bourse est de donner une
indication de prix et une possibilité de transaction équitable. Mais le prix
d’une action doit dépendre des impulsions du monde réel : or le prix d’une
entreprise ne peut pas changer toutes les microsecondes ! L’image que le HFT
renvoie de l’intégrité des marchés est déplorable. Au total, il me semble que
ses inconvénients dépassent largement ses avantages (s’il en a). Mais cet avis
n’est pas partagé par toute la profession. L’autre erreur, liée à la
fragmentation du marché, est d’avoir mis en concurrence les plateformes de
marché, poussant à une course au laxisme réglementaire. Moins lisibles, les
marchés sont devenus plus aisément manipulables. Or il manque à la directive de
régulation des marchés (Mifid II) – comme à nos responsables politiques – une
vision claire de ce que doit être un marché. Au lieu de fournir un code de la
route efficace, elle apporte à chaque problème une réponse de compromis. Le
tout forme un méli-mélo peu crédible.
« Il me semble que les inconvénients du trading à haute
fréquence dépassent largement ses avantages (s’il en a). » P. de Lauzun
T. Philipponnat – Les partisans du HFT affirment qu’il n’a
pas de clients. N’est-ce pas le rôle de la finance de servir des clients ? On
invoque par ailleurs le besoin de liquidité[10]. Le teneur de marché doit
effectivement apporter de la liquidité, mais cela suppose de la lenteur : il
faut être là pour acheter ou vendre quand c’est nécessaire. Le trading à haute
fréquence, au contraire, consiste à courir plus vite que le client, qui traite
finalement à un mauvais prix. Exaspérés de se faire doubler par des petits
malins dotés d’ordinateurs surpuissants, de grands gestionnaires de fonds (400
à 800 milliards d’euros) quittent les places boursières. Au point, que selon
les statistiques de l’Union européenne, 30 à 45 % des transactions sont passées
de gré à gré, et 5 à 10 % sur les dark pools[11]. En faussant le marché, le HFT
vide finalement les bourses de leur substance.
On peut s’étonner que le HFT continue à prospérer s’il a
tant d’adversaires. Mais une forme de capture intellectuelle s’opère, de façon
très subtile, au Royaume-Uni et aux Pays-Bas notamment, qui continue à faire
passer toute entrave à la libre négociation sur le marché comme rétrograde.
L’idée que ce qui est profitable pour la finance l’est nécessairement pour la
société conserve de nombreux partisans. Avec le HFT, le voleur a une voiture
plus rapide que celle de la police. Pour que le superviseur puisse faire son
travail, il lui faudrait des moyens considérables, en informatique notamment.
Il ne les aura pas. Faut-il continuer à tolérer ce véhicule ? Quant à la
directive Mifid II, elle renvoie tellement de décisions au régulateur,
l’Autorité européenne des marchés financiers au premier chef, qu’il est trop
tôt pour en mesurer la portée.
Nombre de nos concitoyens s’inquiètent de l’emprise des
banques sur les institutions européennes. Peut-on parler d’un rapport de force
entre le monde de la finance et le monde politique ? Comment évolue-t-il ?
P. de Lauzun – « La » finance recouvre des réalités bien
différentes. Les États ont évidemment besoin d’elle pour se financer. Mais son
influence sur le législateur est très exagérée. Si, aux États-Unis avant 2007,
une partie des acteurs de la finance ont exercé un poids considérable sur la
décision publique, depuis 2008, beaucoup de décisions très lourdes ont été
prises contre leurs intérêts. Au fond, le monde de la finance et le monde
politique sont extrêmement distincts, ils se connaissent mal et ont souvent du
mal à dialoguer.
T. Philipponnat – En Europe, les réglementations financières
se décident dans une large mesure au niveau de l’Union. De nombreuses
propositions émanent de la Commission, sortent souvent améliorées du Parlement
européen, avant de passer au Conseil, en vertu de la codécision. Or les États
membres, en particulier le Royaume-Uni, mais aussi l’Allemagne, la France ou
les Pays-Bas, s’y font fort de défaire ce qu’a fait le Parlement, pour défendre
leurs champions nationaux. L’influence qu’exerce l’industrie financière se
révèle finalement plus forte au plan national et s’exerce souvent via les États
au niveau européen. Si, depuis sa création en juin 2011[12], Finance Watch a
pris une place dans le débat public, c’est parce qu’il répondait à un besoin
démocratique. Nous avons été sollicités par les autorités européennes, les
parlementaires européens, les parlements nationaux afin de nourrir un débat
contradictoire.
« L’influence de l’industrie financière se révèle finalement
plus forte au plan national. » T. Philipponnat
Devant la pression des marchés, plusieurs gouvernements élus
ont été poussés à la démission, en Grèce et en Italie notamment. Quelle valeur
le secteur bancaire accorde-t-il à la démocratie ?
P. de Lauzun – Ne confondons pas les marchés financiers avec
des acteurs doués de volonté : ils sont le lieu de rencontre d’une multitude de
décisions individuelles. Il est complètement fantasmagorique de penser qu’un
état-major caché ait voulu renverser le gouvernement grec. Mais il peut arriver
qu’un gouvernement prenne des mesures qui, à tort ou à raison, suscitent des
réactions adverses d’un nombre significatif d’acteurs sur les marchés. Le
marché n’a pas de ligne ni de stratégie : c’est un équilibre entre des acteurs
qui font des opérations en fonction de certaines anticipations. Il ne s’agit
pas, pour autant, de faire les quatre volontés des investisseurs. Ainsi,
l’abandon de créances privées de la Grèce, douloureux pour les créanciers
concernés, fut une mesure salutaire.
« Il est complètement fantasmagorique de penser qu’un
état-major caché ait voulu renverser le gouvernement grec. » P. de Lauzun
T. Philipponnat – Trois axes doivent présider à l’action de
l’Europe, si elle veut reprendre le contrôle des marchés financiers. Leur
redonner un sens : un marché sert à réunir des entreprises avec des épargnants
qui veulent investir, ce qui suppose un cadre sain, transparent. En bout de
chaîne, les opérations financières impliquent toujours des personnes. Il s’agit
de leur redonner confiance. Malgré quelques progrès, on reste loin du compte :
quelles résistances ne rencontre-t-on pas pour une mesure aussi élémentaire que
d’informer les gens sur les produits financiers qu’ils achètent ! Enfin, il
faut en finir avec ces banques qui, par la garantie étatique que leur confère
leur taille (« too big to fail »), sont incitées à prendre des risques non
productifs qui mettent en péril l’ensemble du système.
Propos recueillis par Jean Merckaert.
[1] Les contribuables américains ont dépensé 180 milliards
de dollars pour le renflouement de l’assureur AIG, à cause des risques
considérables pris sur le marché des CDS par une petite filiale française [les
notes et les passages entre crochets sont de la rédaction].
[2] Pierre de Lauzun s’exprime ici à titre personnel.
[3] Bien que viables, ces banques détenaient des actifs qui
ne s’échangeaient plus sur les marchés.
[4] Trop grandes pour qu’on puisse les laisser faire faillite
sans mettre en péril l’ensemble du système.
[5] Selon la Banque des règlements internationaux.
[6] Cf. le député français Jean Launay lors du débat sur la
loi bancaire, en juin 2013, cité par Adrien de Tricornot, Mathias Thépot et
Franck Dedieu, Mon amie c’est la finance. Comment François Hollande a plié
devant les banquiers, Bayard, 2014.
[7] Ils faisaient l’objet d’un marché primaire, sur lequel
on place ses obligations, mais non d’un marché secondaire, sur lequel on
revend.
[8] Credit Default Swaps : contrats d’assurance financiers
sur le risque de défaut. Les CDS à nu permettent de se couvrir contre un risque
qu’on ne détient pas.
[9] Élimination des transactions mutuelles pour ne garder
que le solde.
[10] Pour une analyse critique du concept de liquidité, lire
Gaël Giraud, « La vitesse, nouveau fléau financier ? », Revue Projet,
n°336-337, oct.-déc. 2013, pp. 172-181.
[11] Système boursier qui permet de contourner les
réglementations tout en restant anonyme, autorisé depuis 2007 en Europe par la
directive européenne sur les marchés d’instruments financiers (Wikipédia).
[12] Cf. Pascal Canfin (entretien), « Vers un contre-pouvoir
aux banques ? », Projet, n°319, décembre 2010, pp. 70-76.
Pourquoi ne nous parle-t-on pas ,dans ces brillants exposés ,de ce qu'est le sahdow banking ? Pourquoi n'en parle -t-on pas ? Qui y a -t-il de tabou dans tout ça ? Ou alors ça n'existe pas ? C'est pourtant bel et bien un système bancaire obscur et pervers non ? Alors?
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