PAR JOSEPH CONFAVREUX | 23 Mars 2014
Plusieurs livres interrogent le rituel du vote, pour le
démonter ou l’historiciser. Là où David Graeber et David Van Reybrouck
cherchent à penser une démocratie au-delà du vote, l’historien Olivier Christin
se consacre aux pratiques électives d’avant le suffrage universel.
Deux auteurs stimulants, le Flamand David Van Reybrouck, qui
avait signé Congo, une histoire, et l’Américain David Graeber, qui a
publié Dette, 5 000 ans d’histoire(voir nos articles ici et là)
s’intéressent, dans deux livres plus mineurs que leurs précédents, aux limites
des processus électoraux.
Le premier signe aux éditions Actes Sud un ouvrage au titre
choc, Contre les élections. Il part de son expérience belge et de
l’absence de gouvernement de ce pays pendant un an et demi, dont il estime
qu’elle est la manifestation du caractère primitif et obsolète des processus
électoraux, pour valoriser d’autres formes de représentation et de désignation
du pouvoir législatif, en particulier le tirage au sort. Avec sa plume toujours
alerte et sa puissance descriptive, David Van Reybrouck reprend surtout à son
compte des élaborations théoriques ou des pratiques expérimentées ici ou là.
Dans cette perspective, le tirage au sort prôné par David
Van Reybrouck prendrait du sens, même sans convoquer la mythologie athénienne,
souvent présentée comme un parangon disparu de la véritable démocratie, en
oubliant trop souvent que les femmes, les métèques et les esclaves étaient
exclus du système mis en place sous Périclès. Pour Van Reybrouck, le tirage au
sort permettrait en effet aux personnes appelées ainsi à représenter le peuple
de ne pas avoir besoin d’aller régulièrement à la pêche électorale, et tout ce
que cela suppose comme mesures démagogiques, alliances contre-nature ou
obstination mortifère de la prochaine échéance électorale…
Quant au second, qui se définit comme un anthropologue
anarchiste et a été l'une des figures du mouvement Occupy Wall Street
revendiquant une « démocratie réelle », il publie aux éditions
du Bord de l’eau, La Démocratie aux marges. Un plaidoyer pour les
pratiques de discussions et de consensus repérables dans des communautés aussi
variées que l’Islande du Moyen Âge, les bateaux pirates, les « institutions
fédérales iroquoises »d’avant la Constitution américaine ou les« communautés
des frontières » de Madagascar…
David Graeber conteste ainsi avec pertinence l’idée que
l’Occident aurait le monopole de la démocratie, comme celle que la république
libérale fondée sur la règle majoritaire aurait brisé les fonctionnements
aristocratiques ou oligarchiques des sociétés occidentales. Il est moins
convaincant lorsqu’il érige en modèles démocratiques alternatifs certaines
organisations comme les mondes pirates, où pouvaient certes exister des formes
de transversalité mais où le pouvoir était entièrement masculin et dont
« l’économie » était fondée sur une prédation qui ne visait pas que
les riches…
Ou bien lorsque son souci de la décision par consensus,
développée dans les pratiques altermondialistes du début du XXIe siècle ou
les milieux anarchistes ibériques au début du XXe siècle, l’amène à
évacuer la nécessaire organisation du dissensus et de la conflictualité qui
doit pourtant se trouver au cœur du régime et du projet démocratique, comme le
montrait récemment l’historien Patrick Boucheron à partir de l’exemple de la
Sienne médiévale (voir notre
entretien à ce sujet).
L’ouvrage de David Van Reybrouck fait référence aux travaux
de Bernard Manin, de Pierre Rosanvallon, de Loïc Blondiaux ou d’Yves Sintomer.
Et des personnes comme Francesca Poletta aux États-Unis ou, plus récemment,
Jérôme Baschet sur
l’expérience zapatiste, ont été plus précises que David Graeber sur
l’exigence de consensus dans les procédures de décision collective.
Les deux ouvrages valent donc moins par ce qu’ils amènent de
véritablement inédit que par leur écriture vive et ce qu’ils manifestent d’un
sentiment de plus en plus partagé d’épuisement des démocraties représentatives
actuelles. Non seulement, elles n’ont pas réussi à convertir l’égalité
électorale conquise avec le suffrage universel en égalité réelle, bien au
contraire, comme l’ont montré notamment Thomas Piketty ou Pierre Rosanvallon.
Mais, en outre, le respect des formes démocratiques et des échéanciers
électoraux n’empêche par une distance croissante entre les représentés et les
représentants, qui sont de moins en moins représentatifs, sociologiquement, des
sociétés qu’ils sont chargés d’incarner. Aux États-Unis, la moitié des élus du
Congrès sont ainsi millionnaires…
D’où un embarras croissant vis-à-vis de processus électoraux
devenus des conditions nécessaires, mais non suffisantes, de la démocratie,
voire, selon certains, des obstacles à celle-ci, lorsqu’ils donnent l’onction
des urnes à des inégalités plus qu’ils ne les combattent. Un embarras qui peut
rapidement devenir un boomerang politique dévastateur.
Face à des élections qui recueillent des scores d’abstention
considérables tout en incarnant pourtant l’alpha et l’oméga de la politique des
démocraties libérales, Vladimir Poutine a, par exemple, beau jeu de brandir un
référendum jugé « illégal » par les Occidentaux, mais qui aurait
rassemblé 86 % de votants et près de 97 % d’opinions favorables pour
le rattachement de la Crimée à la Russie.
Bulletins,
ballottes et billets
Devant cette crise des suffrages, là où les deux David
concluent à l’élaboration nécessaire d’une démocratie au-delà, voire sans, le
vote, l’historien Olivier Christin s’intéresse, lui, au vote sans la
démocratie. Ce professeur d’histoire moderne publie en effet au Seuil un
ouvrage intitulé Vox populi. Une histoire du vote avant le suffrage
universel, qui explore les pratiques électives qui ont existé bien avant la
Révolution française, avant que le vote ne devienne synonyme de république et
de démocratie.
L’ouvrage s’oppose à « la confiscation libérale de
l’histoire du vote » et au « mélange d’anachronisme
tranquille et d’ethnocentrisme heureux », qui mènerait en ligne droite de
la démocratie athénienne à la démocratie occidentale, en exaltant nos
fonctionnements contemporains.
Olivier Christin propose plutôt « une archéologie
des pratiques électives en Occident, avant que ne s’installent au cours du
XVIIIe siècle à la fois les systèmes représentatifs modernes et la
conviction que la volonté collective n’est jamais si bien déterminée que par
l’agrégat des préférences individuelles à travers des opérations de vote libres
et équitables dans lesquelles toutes les voix se valent et peuvent être
additionnées ».
La force du livre est de quitter le domaine de la théorie
politique, à laquelle a souvent été cantonnée l’étude des généalogies de la
république et de la démocratie aux époques médiévale et moderne, pour pénétrer
des lieux concrets et improbables où se déroulèrent des votes et des
élections : « des couvents obscurs, des chapitres cathédraux
allemands, des universités provinciales, des villes et des villages, parfois
des bouts du monde où l’on demande à de simples paysans de se prononcer sur des
questions religieuses et politiques d’une rare complexité, des diètes et des
académies… »
En privilégiant l’examen des pratiques électives ordinaires
entre le Moyen Âge central et les révolutions de la fin du XVIIIe siècle,
Olivier Christin restitue un temps non démocratique, mais suggestif, « où
l’on pesait les voix plus qu’on les comptait car il était évident pour tous que
la voix d’un noble ou d’un archevêque ne valait pas celle d’un bourgeois ou
d’un abbé ; où le meilleur moyen d’être certain que le choix d’une
assemblée était le bon était de suivre les indications de l’Esprit saint ;
où l’on pensait que les plus modestes et les plus faibles étaient mieux
protégés des pressions et des cabales en donnant leur vote publiquement et à
haute voix que par bulletin secret ; où l’on reconnaissait au tirage au
sort de grands mérites dans la répartition des charges et des responsabilités
et au fond des qualités dont les élections étaient dépourvues ».
À l’époque, « bulletins, billets, ballottes, mains
levées, acclamations, paroles à haute voix ou noms glissés à l’oreille des
scrutateurs ou des secrétaires restent donc, sauf exceptions, des modes
concurrents et parfois concomitants de la décision collective légitime jusqu’au
début du XVIIIe siècle tout au moins », écrit l’historien.
Olivier Christin ne cherche pas à dresser des parallèles
entre hier et maintenant, mais son travail éclaire la complexité des processus
électifs et tout ce qui peut se nouer comme adhésion ou conflictualité autour
du vote, dans sa matérialité comme dans ses principes. On découvre ainsi avec
lui que « les évolutions de la période moderne sont loin de se
résumer au triomphe progressif du bulletin sur le vote à haute voix »,
comme on assiste à « l’impulsion nouvelle que donne l’introduction
des ballottes et des billets aux préoccupations de comptabilisation exacte des
suffrages, par exemple lors de l’opération essentielle qui vise à comparer le
nombre de votants et le nombre de bulletins ». Une impulsion qui « transforme,
à l’évidence, la façon de penser ce que sont une majorité ou une instance
représentative ». On comprend alors – question très actuelle – à quel
point les dispositifs de vote portent en eux une vision politique de la
représentation dont ils sont à la fois l’émanation et l’incarnation.
Certaines des grandes questions soulevées par ce terrain
historique ancien sont passionnantes en elles-mêmes, sans résonner avec nos
élections contemporaines, en particulier la question, en ce temps décisive, de
la conciliation entre le choix des hommes et la volonté de Dieu. Une des « solutions »
pour ajuster « une définition religieuse des pouvoirs civils et
l’exigence d’un gouvernement d’hommes pieux à la réalité institutionnelle de
l’élection et de son cortège de compromis, de compromissions, de contestations,
voire de tumultes », consiste en un jeu sur le double sens du mot latin eligere qui
signifie à la fois désigner, choisir, trier ou arracher.
« Le vrai magistrat chrétien est ainsi arraché à sa
condition ordinaire par son élection, désigné, trié, mis à part ; il est
doublement élu, par les hommes, bien sûr, mais surtout par Dieu lui-même qui
l’appelle et le distingue », explique Olivier Christin.
Les limites de la règle majoritaire
Même lorsque certaines pratiques étudiées par l’historien
peuvent faire écho à nos dispositifs contemporains, il est toutefois impossible
d’enjamber la coupure du XVIIIesiècle. Pour Olivier Christin, il suffit de « comparer
quelques-unes des images des diètes, des états-généraux, des Tagzatzungen
suisses ou des assemblées générales du clergé de France avec les assemblées de
la Révolution et du XIXe siècle et surtout de mettre en regard la
disposition des lieux dans les deux cas pour comprendre d’emblée l’ampleur de
ce qui sépare les institutions représentatives démocratiques des corps d’Ancien
Régime ».
En effet, que ce soit sous la forme du cercle ou de
l’hémicycle, il s’agit alors de mettre les« représentants en situation
d’égalité », au contraire des dispositifs d’Ancien Régime. Pour
l’historien, contrairement à ce que raconte encore une certaine
historiographie, l’architecture réelle et intellectuelle des diètes ou
corporations électives de la société médiévale et moderne ne préfigure donc pas
nos assemblées contemporaines. Car ces« institutions d’Ancien Régime se
soucient au fond assez peu de refléter exactement les positions et les
préférences des citoyens et des électeurs, de leur offrir une juste répartition
des charges ».
Pour autant, selon Olivier Christin, la reconnaissance de
cette coupure, issue des révolutions française et américaine, ne doit pas
conduire à avaliser le grand récit linéaire et sans tache d’une démocratie
représentative bâtissant au fur et à mesure sa légitimité sur le vote
majoritaire, en rejetant dans les ténèbres des formes électives qui cherchaient
davantage à faire l’unanimité, caractéristique de sociétés plus soucieuses« de
préserver leur unité et d’écarter les risques de conflits, de schismes et de
sécession et non de donner aux individus une pleine reconnaissance de leurs
droits politiques ».
En effet, s’il est exact que « la règle
majoritaire et le bulletin de vote accélèrent le rythme de la vie
politique », pour l’historien, « tout indique que ce temps-là
est clos ». Selon lui, « nous ne pouvons plus raconter
l’histoire de la décision politique de manière aussi linéaire et sur le mode
d’un élargissement continuel de la participation des individus à la chose
publique, par exemple à travers l’extension du droit de vote à de nouvelles
catégories de citoyens (les pauvres, puis les femmes, puis les étrangers
communautaires dans certaines circonstances), ni tenir le triomphe de la règle
majoritaire pour un acquis irréversible ou un socle de la démocratie que
personne ne songe sérieusement à contester puisqu’en mettant toutes les voix à
égalité cette règle semblait être une des conditions de l’individualisme
démocratique. »
De plus en plus de voix s’élèvent en effet aujourd’hui pour
combattre la « tyrannie majoritaire » et préserver les
droits de la minorité, d’autant qu’il existe des espaces où la règle
majoritaire serait à la fois inutile et dangereuse pour, par exemple « déterminer
les programmes de télévision ou les menus de cantine scolaire par des votes à
la majorité : les évènements sportifs et les nuggets de poulet
chasseraient sans doute les soirées théâtrales et les légumes verts ».
Pour Olivier Christin, nous vivons donc un moment de
transformation profond, si« profond qu’il nous oblige en fait à nous
défier du confort intellectuel des associations trop faciles et un peu
paresseuses que l’on pouvait établir entre règle majoritaire, scrutin secret et
pacification des conflits politiques ». Mais aussi à se méfier des « biais
d’une approche exclusivement technique des pratiques et des règles électorales,
décrites comme des solutions ou des outils dont on pourrait comparer les
mérites et les défauts à travers les âges sans tenir compte des sociétés dans
lesquelles elles fonctionnent et qu’elles contribuent à façonner ».
Cette réalité, issue d’une enquête sur des mondes éloignés
dans l’histoire, a des conséquences pour un présent qui voudrait répondre à la
crise démocratique incarnée par la perte de sens croissante des processus
électoraux. « La longue progression de la décision majoritaire et du
vote secret, écrit Olivier Christin, a bien produit des effets
spécifiques d’autonomisation d’une sphère de la politique, de formation d’une
classe d’agents dont c’est la profession que d’y agir, d’accélération de la
construction de la volonté collective, mais aussi d’atomisation des citoyens et
de désengagement, de défiance à l’égard de la classe politique et de
désillusion, qui ne sont ni incompréhensibles, ni évitables. »
Et l’historien de conclure : « débattre des
correctifs ou des changements qu’il faut éventuellement apporter aux modes de
détermination de la volonté collective, de désignation de la représentation
nationale ou de distribution des tâches associées à celles-ci ne peut donc pas
se résumer à un débat technique », ni rester le monopole de ceux qui, « participant
déjà à l’exercice du pouvoir ou à la fabrication des outils de légitimation de
celui-ci, entendent rester maîtres de la fixation des règles du jeu en proposant
ici l’introduction d’une part de proportionnelle ou la création d’un droit
d’initiative populaire sous une forme ou une autre, là l’introduction de
l’obligation de la parité, sexuelle par exemple, pour corriger le biais du vote
majoritaire uninominal, ou encore le retour du tirage au sort… »
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