PROPOS RECUEILLIS PAR BERTRAND ROTHÉ Mercredi 5 Mars 2014
L'économiste Gaël Giraud, auteur d'"Illusion
financière", dénonce la collusion entre banques et haute finance publique,
et propose un point de vue engagé sur la crise.
Vous n'êtes pas ce que l'on peut appeler un néolibéral. Vous
souhaitez une réforme de l'euro et un engagement de l'Europe en faveur d'un
protectionnisme écologique et social... Vous confirmez ?
Gaël Giraud : C'est exact. J'ajouterais la nécessaire réglementation des marchés financiers, que nous avons à peine entamée après 2008. Tout cela, à mes yeux, devant être mis au service du véritable projet de société que constitue la transition énergétique.
C'est cependant pour une autre raison que le ministère de l'Economie et des Finances ne vous aime pas. Pouvez-vous nous raconter vos démêlés avec cette institution ?
G.G. : A l'origine, il y a l'excellent engagement du candidat Hollande à séparer les banques de crédit des banques de marché afin de protéger les Français des turbulences des marchés financiers. Les banques, cependant, ont largement rédigé le projet de loi durant l'été 2012. Résultat : le préambule de la loi affirme séparer alors que le corps du texte ne sépare rien.
En pratique, la loi Moscovici-Berger [Karine Berger, rapporteuse du projet de loi, l'a défendu bec et ongles] «contraint» les banques à filialiser au plus 1,5 % de leurs activités de marché. Or, primo, filialiser ne suffit pas à protéger la maison mère : l'américain American International Group (AIG, le premier assureur au monde) a été mis en faillite, en septembre 2008, par une microfiliale parisienne. Secundo, l'essentiel des activités à risques (trading haute fréquence, trading pour compte propre, transactions avec les hedge funds) reste localisé dans la maison mère. Tertio, la loi bancaire française fusionne le fonds de garantie des dépôts des Français avec le fonds de sauvetage du système bancaire. Banques et fonds spéculatifs peuvent donc puiser dans le fonds de garantie des déposants pour se sauver en cas de crise. Les déposants français ne sont donc plus assurés.
A Dublin, le gouvernement, sous la pression de la troïka [Commission européenne, Banque centrale eurpéenne et Fonds monétaire international] a osé vider le fonds de financement des retraites des Irlandais pour payer les dettes de ses banques naufragées. Nous, nous légalisons à l'avance un hold-up analogue.
En décembre 2012, j'ai pris l'initiative d'écrire un rapport pour éclairer les parlementaires sur le projet de loi. Bercy a immédiatement produit une contre-note, puis m'a imposé des participants à une table ronde que j'organisais à la Sorbonne sur le sujet, avant de réclamer, en vain, la suppression d'une note de la fondation Terra Nova que j'avais écrite avec une collègue, Laurence Scialom (1). Un banquier, que je connaissais par ailleurs, a aussi cherché à faire pression sur moi pour me faire taire.
On peut imaginer que vos choix de vie soient difficiles à comprendre pour un banquier. Ils ont opté pour les millions, vous avez fait vœu de pauvreté !
G.G. : Ils craignaient surtout que le débat ne devienne public. Si les Français s'étaient intéressés au projet de loi Moscovici-Berger, il y a fort à parier qu'ils eussent massivement réclamé une authentique séparation. C'est en tout cas l'expérience que je fais toutes les fois que je donne une conférence grand public. Tout a donc été fait, y compris dans l'organisation du calendrier parlementaire, pour que la loi bancaire fût effacée du débat public. Elle a ainsi pu être votée en juillet dernier dans l'indifférence quasiment complète du grand public.
Faut-il comprendre qu'à vos yeux le pouvoir socialiste est plus ou moins à la solde des banques ?
G.G. : En partie, oui. Il est vrai que, sous Sarkozy, les banquiers venaient en visiteurs du soir expliquer à l'Elysée la politique de la France. A présent, le gouvernement simule la mise en œuvre de ses propres promesses.
L'histoire de cette loi bancaire vient d'être racontée par trois journalistes (2), et elle n'est pas close : récemment, le commissaire européen Michel Barnier a proposé une directive de séparation bancaire qui, si elle reste insuffisante à mes yeux, est nettement plus sérieuse que la loi française. Or, le jour même, le gouverneur de la Banque de France, M. Christian Noyer, a publiquement déclaré cette proposition «irresponsable». Voilà un haut fonctionnaire qui préside l'instance de régulation du secteur bancaire français et qui se permet de déroger au devoir de réserve auquel ses responsabilités le soumettent, afin de défendre de manière outrancière le seul intérêt des banques.
Ce dérapage, parmi beaucoup d'autres, trahit la collusion entre la haute finance publique et la haute finance privée qui, aujourd'hui, paralyse notre société. Comment s'étonner, ensuite, si l'article 60 du projet de loi de finances 2014 prononce l'amnistie généralisée du secteur bancaire en interdisant aux collectivités locales, éventuellement ruinées, de porter plainte contre les banques qui leur ont vendu des actifs financiers pourris ?
Peut-on dire que le pouvoir des banques est plus important que celui du monde politique aujourd'hui ?
G.G. : Le bilan de BNP Paribas est supérieur au PIB français (en gros, 2 000 milliards d'euros). La course au gigantisme confère à ces banques un pouvoir de chantage considérable, car la France a d'autant moins les moyens d'absorber la faillite d'un tel monstre que le projet européen d'union bancaire, s'il voit le jour, ne permettra pas de sauver nos mégabanques en cas de détresse. Les banques tentent donc de neutraliser les initiatives régulatrices en faisant valoir que tout ce qui nuit à leurs intérêts immédiats les fragilise et que, si elles meurent, nous mourrons tous avec elles. Les règles prudentielles de Bâle III, par exemple, sont peu à peu rendues inoffensives par les amendements que les banques parviennent à arracher au comité de Bâle.
Autre exemple : en janvier 2012, quand il fut enfin question de restructurer la dette publique grecque, il y avait quatre négociateurs au chevet d'Athènes : Merkel, Sarkozy et deux patrons, Pébereau pour BNP Paribas et Ackermann pour Deutsche Bank. La raison immédiate de la présence de ces banquiers, discutant d'égal à égal avec des chefs d'Etat et de gouvernement du sort de la Grèce, est claire : les principaux détenteurs de dette publique grecque n'étaient autres que des banques françaises et allemandes. Et c'est essentiellement pour sauver nos banques que nous avons détruit la société grecque. Confier un tel pouvoir de négociation à des banquiers en dit long sur l'état de la démocratie en Europe : vous imaginez JP Morgan réglant les détails du traité de Versailles ?
Dans le cadre de votre travail et de vos combats, quel pouvoir vous donne votre statut de jésuite ?
G.G. : D'abord, je partage la même soupe avec mes compagnons le soir, quoi que je pense du secteur bancaire par ailleurs. Cela permet de penser librement. Ensuite, la vie de partage communautaire est une expérience essentielle des biens communs, au sens de l'économiste Elinor Ostrom : aujourd'hui, nos sociétés redécouvrent les biens communs via Vélib', Vélo'v, le covoiturage, l'économie de fonctionnalité, etc., et cet apprentissage me paraît décisif pour la transition énergétique. Il induit une transformation radicale de notre rapport à la propriété privée. Eh bien, la vie religieuse occidentale pratique tout cela depuis quinze siècles au moins !
Avez-vous des contacts fréquents avec les hommes politiques de gauche ?
G.G. : Je rencontre des politiques de gauche comme de droite. Ce qui me frappe, c'est l'absence de projet au sein de l'aile strauss-kahnienne du PS. Ce parti, aujourd'hui, n'ose même plus autoriser le moindre débat en son sein, de peur de fragiliser le gouvernement. Quant aux principales décisions prises par ce dernier en matière économique : signature du TSCG [traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance] ; maintien de l'austérité budgétaire alors que l'expérience européenne montre que cela augmente le ratio dette/PIB ; politique de l'offre qui ne réduira pas le chômage de masse, elles menacent toutes de nous plonger dans la déflation avec l'ensemble du sud de l'Europe.
C'est pourquoi une initiative comme la création du parti Nouvelle Donne, qui possède déjà une représentante à l'Assemblée nationale, me semble extrêmement prometteuse. Il est vital que le débat en économie politique puisse renaître en Europe et que nous réapprenions à «penser en dehors de la boîte». En Espagne, l'incapacité des «indignados» à formuler une alternative articulée à l'entreprise de démolition de l'Etat-providence au profit des banques mise en œuvre par M. Rajoy a fini par épuiser le mouvement. Je suis convaincu que la transition énergétique est la voie de sortie par le haut de la trappe déflationniste dans laquelle l'austérité budgétaire et les excédents de dettes privées (et non pas publiques) enferment le continent. Ce dont nous avons besoin, c'est de créativité sociale et politique afin d'entamer ensemble cette transition.
Comment réagit votre hiérarchie jésuite à vos prises de position ?
G.G. : Mes supérieurs considèrent que participer au débat public fait partie de mon travail de directeur de recherche au CNRS. Le va-et-vient entre la recherche et l'arène publique est fécond, aussi bien pour le monde académique que pour la démocratie.
J'ai des doutes. Il y a tout de même beaucoup de conservateurs dans l'Eglise...
G.G. : Notre Eglise possède une bureaucratie qui, comme toutes les bureaucraties (l'Empire chinois, Bercy, les majors du CAC 40...) peut être tentée de faire passer sa perpétuation dans l'être avant sa propre mission évangélique. Ce «conservatisme» ne doit pas surprendre, au moins depuis Max Weber. Le pape François entame une réforme du Vatican en direction d'une plus grande transparence et collégialité et, quand j'observe le ballet des rapports entre services ministériels ou les guerres que se livrent les baronnies à l'intérieur des grandes multinationales, je me demande où sont les vrais conservateurs.
Quels sont les autres sujets qui vous occupent ?
G.G. : Il y en a deux au moins. J'ai fait partie, l'an dernier, du comité des experts pour le débat national sur la transition écologique. Ce comité a fait un travail formidable : quatre grandes familles de scénarios de transition pour la France ont été évaluées et proposées au gouvernement. Des solutions de financement innovantes ont été suggérées, qui n'accroissent pas la dette publique française. Il faut, bien sûr, continuer le travail pour apprécier la faisabilité de ces scénarios et de ces solutions de financement. Il appartient au gouvernement de s'emparer de ces feuilles de route, d'orchestrer un véritable débat démocratique sur les choix de société qu'elles impliquent et d'impulser la transition. Un peu de volontarisme saint-simonien serait sûrement nécessaire. Il faut surtout nous débarrasser de ce conte de fées selon lequel les marchés financiers dérégulés sont efficaces et relèveront le défi climat-énergie à notre place. La loi de programmation sur la transition, prévue pour l'été prochain, et le congrès de Paris 2015 pourraient être des étapes décisives dans ce sens.
Et le second ?
G.G. : C'est le traité de libre-échange en cours de négociation entre l'Union européenne et les Etats-Unis. En dehors de quelques journaux, cette négociation n'intéresse guère les journalistes. Or, ce traité peut devenir une véritable bombe : l'une de ses clauses pourrait autoriser les entreprises multinationales à poursuivre un Etat si celui-ci fait passer une loi qui nuit aux intérêts de l'entreprise. Par exemple, une entreprise qui aurait investi en France et qui s'estimerait pénalisée par la revalorisation du Smic pourrait obliger l'Etat français à lui verser des milliards de dédommagement. Ce serait une sorte de révocation du traité de Westphalie (1648) qui régit l'Etat-nation occidental. Il est urgent que ce sujet émerge dans le débat public français : les négociations sont loin d'avoir abouti ; tout est encore possible.
Comment expliquez-vous que le FN ne se soit pas encore emparé du sujet ?
G.G. : Le FN ne fait que piller les thèses de certains penseurs hétérodoxes : Jacques Sapir, Frédéric Lordon, François Ruffin... Comme ces derniers ne se sont pas encore exprimés sur ce nouveau sujet, le FN ne peut donc pas encore siphonner cette idée, mais ne vous faites aucun souci : il le fera peut-être dès après la lecture de cet entretien !
Propos recueillis par B.R.
(1) «Pour une réforme bancaire plus ambitieuse : vous avez dit Liikanen ? Chiche !», fondation Terra Nova. www.tnova.fr
(2) Mon amie, c'est la finance !, d'Adrien de Tricornot, Mathias Thépot, Franck Dedieu, Bayard, 2014.
Gaël Giraud : C'est exact. J'ajouterais la nécessaire réglementation des marchés financiers, que nous avons à peine entamée après 2008. Tout cela, à mes yeux, devant être mis au service du véritable projet de société que constitue la transition énergétique.
C'est cependant pour une autre raison que le ministère de l'Economie et des Finances ne vous aime pas. Pouvez-vous nous raconter vos démêlés avec cette institution ?
G.G. : A l'origine, il y a l'excellent engagement du candidat Hollande à séparer les banques de crédit des banques de marché afin de protéger les Français des turbulences des marchés financiers. Les banques, cependant, ont largement rédigé le projet de loi durant l'été 2012. Résultat : le préambule de la loi affirme séparer alors que le corps du texte ne sépare rien.
En pratique, la loi Moscovici-Berger [Karine Berger, rapporteuse du projet de loi, l'a défendu bec et ongles] «contraint» les banques à filialiser au plus 1,5 % de leurs activités de marché. Or, primo, filialiser ne suffit pas à protéger la maison mère : l'américain American International Group (AIG, le premier assureur au monde) a été mis en faillite, en septembre 2008, par une microfiliale parisienne. Secundo, l'essentiel des activités à risques (trading haute fréquence, trading pour compte propre, transactions avec les hedge funds) reste localisé dans la maison mère. Tertio, la loi bancaire française fusionne le fonds de garantie des dépôts des Français avec le fonds de sauvetage du système bancaire. Banques et fonds spéculatifs peuvent donc puiser dans le fonds de garantie des déposants pour se sauver en cas de crise. Les déposants français ne sont donc plus assurés.
A Dublin, le gouvernement, sous la pression de la troïka [Commission européenne, Banque centrale eurpéenne et Fonds monétaire international] a osé vider le fonds de financement des retraites des Irlandais pour payer les dettes de ses banques naufragées. Nous, nous légalisons à l'avance un hold-up analogue.
En décembre 2012, j'ai pris l'initiative d'écrire un rapport pour éclairer les parlementaires sur le projet de loi. Bercy a immédiatement produit une contre-note, puis m'a imposé des participants à une table ronde que j'organisais à la Sorbonne sur le sujet, avant de réclamer, en vain, la suppression d'une note de la fondation Terra Nova que j'avais écrite avec une collègue, Laurence Scialom (1). Un banquier, que je connaissais par ailleurs, a aussi cherché à faire pression sur moi pour me faire taire.
On peut imaginer que vos choix de vie soient difficiles à comprendre pour un banquier. Ils ont opté pour les millions, vous avez fait vœu de pauvreté !
G.G. : Ils craignaient surtout que le débat ne devienne public. Si les Français s'étaient intéressés au projet de loi Moscovici-Berger, il y a fort à parier qu'ils eussent massivement réclamé une authentique séparation. C'est en tout cas l'expérience que je fais toutes les fois que je donne une conférence grand public. Tout a donc été fait, y compris dans l'organisation du calendrier parlementaire, pour que la loi bancaire fût effacée du débat public. Elle a ainsi pu être votée en juillet dernier dans l'indifférence quasiment complète du grand public.
Faut-il comprendre qu'à vos yeux le pouvoir socialiste est plus ou moins à la solde des banques ?
G.G. : En partie, oui. Il est vrai que, sous Sarkozy, les banquiers venaient en visiteurs du soir expliquer à l'Elysée la politique de la France. A présent, le gouvernement simule la mise en œuvre de ses propres promesses.
L'histoire de cette loi bancaire vient d'être racontée par trois journalistes (2), et elle n'est pas close : récemment, le commissaire européen Michel Barnier a proposé une directive de séparation bancaire qui, si elle reste insuffisante à mes yeux, est nettement plus sérieuse que la loi française. Or, le jour même, le gouverneur de la Banque de France, M. Christian Noyer, a publiquement déclaré cette proposition «irresponsable». Voilà un haut fonctionnaire qui préside l'instance de régulation du secteur bancaire français et qui se permet de déroger au devoir de réserve auquel ses responsabilités le soumettent, afin de défendre de manière outrancière le seul intérêt des banques.
Ce dérapage, parmi beaucoup d'autres, trahit la collusion entre la haute finance publique et la haute finance privée qui, aujourd'hui, paralyse notre société. Comment s'étonner, ensuite, si l'article 60 du projet de loi de finances 2014 prononce l'amnistie généralisée du secteur bancaire en interdisant aux collectivités locales, éventuellement ruinées, de porter plainte contre les banques qui leur ont vendu des actifs financiers pourris ?
Peut-on dire que le pouvoir des banques est plus important que celui du monde politique aujourd'hui ?
G.G. : Le bilan de BNP Paribas est supérieur au PIB français (en gros, 2 000 milliards d'euros). La course au gigantisme confère à ces banques un pouvoir de chantage considérable, car la France a d'autant moins les moyens d'absorber la faillite d'un tel monstre que le projet européen d'union bancaire, s'il voit le jour, ne permettra pas de sauver nos mégabanques en cas de détresse. Les banques tentent donc de neutraliser les initiatives régulatrices en faisant valoir que tout ce qui nuit à leurs intérêts immédiats les fragilise et que, si elles meurent, nous mourrons tous avec elles. Les règles prudentielles de Bâle III, par exemple, sont peu à peu rendues inoffensives par les amendements que les banques parviennent à arracher au comité de Bâle.
Autre exemple : en janvier 2012, quand il fut enfin question de restructurer la dette publique grecque, il y avait quatre négociateurs au chevet d'Athènes : Merkel, Sarkozy et deux patrons, Pébereau pour BNP Paribas et Ackermann pour Deutsche Bank. La raison immédiate de la présence de ces banquiers, discutant d'égal à égal avec des chefs d'Etat et de gouvernement du sort de la Grèce, est claire : les principaux détenteurs de dette publique grecque n'étaient autres que des banques françaises et allemandes. Et c'est essentiellement pour sauver nos banques que nous avons détruit la société grecque. Confier un tel pouvoir de négociation à des banquiers en dit long sur l'état de la démocratie en Europe : vous imaginez JP Morgan réglant les détails du traité de Versailles ?
Dans le cadre de votre travail et de vos combats, quel pouvoir vous donne votre statut de jésuite ?
G.G. : D'abord, je partage la même soupe avec mes compagnons le soir, quoi que je pense du secteur bancaire par ailleurs. Cela permet de penser librement. Ensuite, la vie de partage communautaire est une expérience essentielle des biens communs, au sens de l'économiste Elinor Ostrom : aujourd'hui, nos sociétés redécouvrent les biens communs via Vélib', Vélo'v, le covoiturage, l'économie de fonctionnalité, etc., et cet apprentissage me paraît décisif pour la transition énergétique. Il induit une transformation radicale de notre rapport à la propriété privée. Eh bien, la vie religieuse occidentale pratique tout cela depuis quinze siècles au moins !
Avez-vous des contacts fréquents avec les hommes politiques de gauche ?
G.G. : Je rencontre des politiques de gauche comme de droite. Ce qui me frappe, c'est l'absence de projet au sein de l'aile strauss-kahnienne du PS. Ce parti, aujourd'hui, n'ose même plus autoriser le moindre débat en son sein, de peur de fragiliser le gouvernement. Quant aux principales décisions prises par ce dernier en matière économique : signature du TSCG [traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance] ; maintien de l'austérité budgétaire alors que l'expérience européenne montre que cela augmente le ratio dette/PIB ; politique de l'offre qui ne réduira pas le chômage de masse, elles menacent toutes de nous plonger dans la déflation avec l'ensemble du sud de l'Europe.
C'est pourquoi une initiative comme la création du parti Nouvelle Donne, qui possède déjà une représentante à l'Assemblée nationale, me semble extrêmement prometteuse. Il est vital que le débat en économie politique puisse renaître en Europe et que nous réapprenions à «penser en dehors de la boîte». En Espagne, l'incapacité des «indignados» à formuler une alternative articulée à l'entreprise de démolition de l'Etat-providence au profit des banques mise en œuvre par M. Rajoy a fini par épuiser le mouvement. Je suis convaincu que la transition énergétique est la voie de sortie par le haut de la trappe déflationniste dans laquelle l'austérité budgétaire et les excédents de dettes privées (et non pas publiques) enferment le continent. Ce dont nous avons besoin, c'est de créativité sociale et politique afin d'entamer ensemble cette transition.
Comment réagit votre hiérarchie jésuite à vos prises de position ?
G.G. : Mes supérieurs considèrent que participer au débat public fait partie de mon travail de directeur de recherche au CNRS. Le va-et-vient entre la recherche et l'arène publique est fécond, aussi bien pour le monde académique que pour la démocratie.
J'ai des doutes. Il y a tout de même beaucoup de conservateurs dans l'Eglise...
G.G. : Notre Eglise possède une bureaucratie qui, comme toutes les bureaucraties (l'Empire chinois, Bercy, les majors du CAC 40...) peut être tentée de faire passer sa perpétuation dans l'être avant sa propre mission évangélique. Ce «conservatisme» ne doit pas surprendre, au moins depuis Max Weber. Le pape François entame une réforme du Vatican en direction d'une plus grande transparence et collégialité et, quand j'observe le ballet des rapports entre services ministériels ou les guerres que se livrent les baronnies à l'intérieur des grandes multinationales, je me demande où sont les vrais conservateurs.
Quels sont les autres sujets qui vous occupent ?
G.G. : Il y en a deux au moins. J'ai fait partie, l'an dernier, du comité des experts pour le débat national sur la transition écologique. Ce comité a fait un travail formidable : quatre grandes familles de scénarios de transition pour la France ont été évaluées et proposées au gouvernement. Des solutions de financement innovantes ont été suggérées, qui n'accroissent pas la dette publique française. Il faut, bien sûr, continuer le travail pour apprécier la faisabilité de ces scénarios et de ces solutions de financement. Il appartient au gouvernement de s'emparer de ces feuilles de route, d'orchestrer un véritable débat démocratique sur les choix de société qu'elles impliquent et d'impulser la transition. Un peu de volontarisme saint-simonien serait sûrement nécessaire. Il faut surtout nous débarrasser de ce conte de fées selon lequel les marchés financiers dérégulés sont efficaces et relèveront le défi climat-énergie à notre place. La loi de programmation sur la transition, prévue pour l'été prochain, et le congrès de Paris 2015 pourraient être des étapes décisives dans ce sens.
Et le second ?
G.G. : C'est le traité de libre-échange en cours de négociation entre l'Union européenne et les Etats-Unis. En dehors de quelques journaux, cette négociation n'intéresse guère les journalistes. Or, ce traité peut devenir une véritable bombe : l'une de ses clauses pourrait autoriser les entreprises multinationales à poursuivre un Etat si celui-ci fait passer une loi qui nuit aux intérêts de l'entreprise. Par exemple, une entreprise qui aurait investi en France et qui s'estimerait pénalisée par la revalorisation du Smic pourrait obliger l'Etat français à lui verser des milliards de dédommagement. Ce serait une sorte de révocation du traité de Westphalie (1648) qui régit l'Etat-nation occidental. Il est urgent que ce sujet émerge dans le débat public français : les négociations sont loin d'avoir abouti ; tout est encore possible.
Comment expliquez-vous que le FN ne se soit pas encore emparé du sujet ?
G.G. : Le FN ne fait que piller les thèses de certains penseurs hétérodoxes : Jacques Sapir, Frédéric Lordon, François Ruffin... Comme ces derniers ne se sont pas encore exprimés sur ce nouveau sujet, le FN ne peut donc pas encore siphonner cette idée, mais ne vous faites aucun souci : il le fera peut-être dès après la lecture de cet entretien !
Propos recueillis par B.R.
(1) «Pour une réforme bancaire plus ambitieuse : vous avez dit Liikanen ? Chiche !», fondation Terra Nova. www.tnova.fr
(2) Mon amie, c'est la finance !, d'Adrien de Tricornot, Mathias Thépot, Franck Dedieu, Bayard, 2014.
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