samedi 1 mars 2014

Crise du capitalisme : André Gorz avait tout compris


Cinq ans après la mort de ce grand penseur de l’écologie politique, il est temps de réaliser qu'il avait prévu les crises que nous traversons, et peut nous aider à en sortir.

Penser la sortie du capitalisme avec André Gorz

Il y a cinq ans, le lundi 24 septembre 2007, une dépêche de l’AFP annonçait en fin d’après-midi que le philosophe André Gorz s’était suicidé en compagnie de sa femme. La nouvelle était presque passée inaperçue, même si le suicide d’un couple «main dans la main» n’est pas chose banale. Ce qui l’était encore moins, c’est qu’André Gorz avait eu la délicatesse de laisser entrevoir cette issue à ses lecteurs un an auparavant. 

«Nous aimerions chacun ne pas avoir à survivre à la mort de l’autre», écrivait-il à l’automne 2006 dans «Lettre à D.» (éd. Galilée), cette longue et poignante lettre d’amour où Gorz disait toute sa reconnaissance à celle qui vivait à ses côtés depuis près de soixante ans. L’expression publique d’une telle gratitude d’un homme pour sa femme est suffisamment rare pour être une fois encore soulignée. On ne peut lire ce texte sans en être bouleversé. Il révélait aussi à cette occasion leur itinéraire et leur histoire peu ordinaires. Deux êtres déchirés et déracinés que les «blessures originaires» allaient conduire à s’unir jusque dans la mort. Sans elle, disait-il, il n’aurait pas pu assumer sa propre existence. Sans elle, le philosophe et le théoricien de la critique sociale qu’il fût n’aurait jamais produit son œuvre.
Or, il est fondamental de revenir sur l’œuvre d’André Gorz aujourd’hui. L’acuité de sa pensée, la perspicacité de ses analyses nous sont bien utiles alors que notre société est confrontée à une crise sans précédent. Celle-ci nous empêche d’entretenir un rapport clairvoyant avec notre futur. Les campagnes électorales du printemps ont été éloquentes à ce sujet. Nous semblons attendre misérablement de l’avenir qu’il nous restitue le passé. «Rendez-nous les frontières!»; «rendez-nous la monnaie!», semblait clamer l’opinion. «Rendez-nous le capitalisme industriel!» qui permettait, bon an mal an, que le «prolétariat», dans son rapport de force avec le capital, obtienne quelques avancées. «Rendez-nous la société salariale!» dans laquelle les classes moyennes finissaient par s’épanouir. Etc.

Pour Gorz, il faut oser rompre avec cette société qui meurt et qui ne renaîtra plus. L’enjeu n’est pas la sortie de la crise. Pour lui, ce qui se joue désormais est bien la sortie du capitalisme lui-même. La crise financière actuelle, la crise du travail et la crise écologique forment un tout: elles traduisent l’épuisement du système économique dominant. Il n’est pas possible de les séparer ni de les hiérarchiser. Le capital semble avoir approché au plus près son rêve: celui de faire de l’argent avec de l’argent. Mais la menace d’effondrement du système est telle désormais que tout semble possible, le pire comme le meilleur. Il y a potentiellement, pour André Gorz, une «sortie barbare» ou une «sortie civilisée» du capitalisme. Seuls nos choix collectifs décideront de la forme qu’elle prendra et du rythme auquel elle s’opérera.
«On a beau accuser la spéculation, les paradis fiscaux, l’opacité et le manque de contrôle de l’industrie financière, la menace de dépression, voire d’effondrement qui pèse sur l’économie mondiale, n’est pas due au manque de contrôle; elle est due à l’incapacité du capitalisme de se reproduire. Il ne se perpétue et ne fonctionne que sur des bases fictives de plus en plus précaires. Prétendre redistribuer par voie d’imposition les plus-values fictives des bulles (spéculatives) précipiterait cela même que la crise financière cherche à éviter: la dévalorisation de masses gigantesques d’actifs financiers et la faillite du système bancaire.» (Revue «EcoRev’», automne 2007).
Parues dans son ultime texte, plus d’un an avant la faillite de la banque Lehman Brothers, ces phrases prennent cependant un relief plus saisissant encore lorsqu’on les met en regard des propos tenus par Gorz dans un entretien du début des années 1980: 
«En ce qui concerne la crise économique mondiale, nous sommes au début d’un processus long qui durera encore des décennies. Le pire est encore devant nous, c’est-à-dire l’effondrement financier de grandes banques, et vraisemblablement aussi d’États. Ces effondrements, ou les moyens mis en œuvre pour les éviter, ne feront qu’approfondir la crise des sociétés et des valeurs encore dominantes» (*).

Vous avez bien lu. Qui pouvait seulement imaginer de tels scénarios il y a trente ans? «Cassandre!» s’écrieront certains. Pas du tout. Ce registre n’aura jamais été celui d’André Gorz. Pour s’en convaincre, quelques lignes supplémentaires de ce même entretien suffiront: «Pour éviter tout malentendu : je ne souhaite pas l’aggravation de la crise et l’effondrement financier pour améliorer les chances d’une mutation de la société, au contraire: c’est parce que les choses ne peuvent pas continuer comme ça et que nous allons vers de rudes épreuves qu’il nous faut réfléchir sérieusement à des alternatives radicales à ce qui existe.»
S’agissant de la crise écologique, qu’il avait anticipée dès le début des années 1970, il aurait aussi pu trouver une certaine satisfaction à voir confirmées ses prédictions. Mais l’écologie était, à ses yeux, inséparable d’une perspective de transformation des rapports sociaux visant l’abolition d’une organisation sociale qui poursuit la croissance pour la croissance.

Au moment où il écrivait ces lignes, la critique d’André Gorz semblait excessive; mais aujourd’hui, ne sommes-nous pas invités à y porter plus d’attention?

La gauche peine en effet à redonner une boussole à une société désorientée. L’exercice n’est pas facile et les obstacles semblent défier l’imagination. La «sortie barbare»? Nous pouvons déjà nous en faire une idée: elle prévaut dans certaines régions d’Afrique dominées par des chefs de guerre, les massacres et les trafics d’êtres humains. Pour en connaître les prolongements, il suffit, nous disait André Gorz, de revoir la série «Mad Max», ce film australien de George Miller, dont le premier épisode paru en 1979 était, selon lui, un récit d’anticipation.
Pour éviter un tel scénario, il nous faut élaborer une vision d’un avenir qui soit désirable par le plus grand nombre. Ce patient travail consiste avant tout à reconstruire ce que Gorz appelait «une culture du quotidien», c’est-à-dire des relations sociales et un milieu social qui favorisent le respect et l’entretien du bien commun. Car les évolutions des dernières décennies font que nos concitoyens ne se sentent nulle part chez eux.
Ils ne se sentent plus chez eux dans leur travail (quand ils ont la chance d’en avoir un), de plus en plus synonyme de pression et de menaces permanentes; ils ne sentent plus chez eux dans leur quartier, qui ne correspond bien souvent ni à la localisation de leur emploi, ni à celle où ils consomment et peuvent se distraire; ils ne se sentent plus chez eux dans leur rapport aux institutions puisque celles-ci leur apparaissent comme des machineries toujours plus complexes dont ils ne subissent que les contraintes sans pouvoir en percevoir le sens. On pourrait d’ailleurs étendre cette litanie à l’échelle de la planète toute entière, puisque même la terre leur semble de moins en moins habitable!
Bref, comme le soulignent avec pertinence les réflexions récentes de Patrick Viveret ou d’Alain Caillé sur le «convivialisme», l’issue de la crise de société que nous subissons depuis des décennies doit être cherchée dans à la fois moins de marché, moins d’Etat et plus d’échanges qui ne sont commandés ni par l’argent, ni par l’administration mais fondés sur des réseaux d’aide mutuelle et les initiatives de la société civile organisée.
Dans un texte de 2005, retrouvé dans ses archives laissées à l’Imec (Institut Mémoires de l’édition contemporaine), Gorz s’interrogeait sur le processus de vieillissement, celui des personnes comme celui des sociétés. «Le vieillissement, écrivait-il, gagne les sociétés de la même façon que les individus sociaux: par l’engluement dans une pratico-inertie de plus en plus encombrante. Les recommencements, les changements de cap, les refondations ‘‘radicales’’ sont interdites aux sociétés vieillies par la complexité pesante de leur machinerie et la nature de leurs connaissances. Elles ne sont plus capables de se penser par l’union de tous leurs membres ni de se projeter vers un avenir commun à tous.»
Puis il ajoutait un peu plus loin: «Nous savons que le moment est proche où le dernier quintal de combustible fossile sera consommé; que notre mode de vie n’est ni généralisable ni durable; et qu’il faudra inventer une civilisation planétaire radicalement nouvelle. Sciemment ou non, nous sommes en rupture avec notre passé. Nous sommes moins vieux que quarante ans plus tôt, et beaucoup plus jeunes par notre conviction qu’“un autre monde est possible”»(*).
Déjà, en 1983, dans «Les Chemins du paradis» (éditions Galilée), alors que la jeunesse avait largement contribué à porter la gauche au pouvoir, André Gorz nous poussait à l’imagination: «Il est des époques où, parce que l’ordre se disloque, ne laissant subsister que ses contraintes vidées de sens, le réalisme ne consiste plus à vouloir gérer ce qui existe mais à imaginer, anticiper, amorcer les transformations fondamentales dont la possibilité est inscrite dans les mutations en cours.»

Certes, envisager une autre économie, d’autres rapports sociaux, d’autres modes de production, et d’autres façons de vivre passe pour «irréaliste», comme si la société de la marchandise, du salariat et de l’argent était indépassable. «En réalité, disait-il, une foule d’indices convergents suggère que ce dépassement est déjà amorcé.» Gorz ne disait pas que ces transformations se produiraient. Il disait seulement que, pour la première fois, nous pouvons vouloir qu’elles se réalisent. C’est la raison pour laquelle il soutenait depuis longtemps les initiatives de l’économie solidaire. C’est pourquoi aussi il suivait attentivement les actions des hackers et le développement des «logiciels libres», capables, selon lui, de miner à la base le capitalisme en menaçant les monopoles. Pour Gorz d’ailleurs, «la lutte engagée entre les logiciels propriétaires et les logiciels libres a été le coup d’envoi du conflit central de notre époque. Il s’étend et se prolonge dans la lutte contre la marchandisation des richesses premières.» 
Avant de nous quitter il y a cinq ans, en compagnie de Dorine et à l’âge de quatre-vingt-quatre ans, André Gorz affirmait que la sortie du capitalisme avait déjà commencé. Dans un même élan, il nous invitait à engager sans tarder «la sortie civilisée du capitalisme». Ce qu’on pourrait appeler «le scénario Gorz»…
Christophe Fourel et Olivier Corpet
Christophe Fourel est auteur (dir.) de «André Gorz, un penseur pour le XXIème siècle» (La Découverte). Olivier Corpet est directeur de l’Institut Mémoires de l’Edition Contemporaine (IMEC). 
(*) Le texte de cet entretien est reproduit dans «André Gorz, un penseur pour le XXIème siècle» (La Découverte).
A l’initiative de l’Imec et de la Revue du MAUSS, et avec le soutien de Mediapart, du Nouvel Observateur, d'Alternatives Economiques, de NonFiction.fr et de Reporterre.net, un colloque sur l’actualité de la pensée d’André Gorz se tient les 15 et 16 novembre prochain à Montreuil (93) et le 17 novembre à l’Abbaye d’Ardenne, à Caen (14). Renseignements et inscriptions: www.imec-archives.com; 02.31.29.37.37.


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