Cinq ans après la mort de ce grand penseur de l’écologie
politique, il est temps de réaliser qu'il avait prévu les crises que nous
traversons, et peut nous aider à en sortir.
Penser la sortie du capitalisme avec André Gorz
Il y a cinq ans, le lundi 24 septembre 2007, une
dépêche de l’AFP annonçait en fin d’après-midi que le philosophe André
Gorz s’était suicidé en compagnie de sa femme. La nouvelle était presque passée
inaperçue, même si le suicide d’un couple «main dans la main» n’est pas chose
banale. Ce qui l’était encore moins, c’est qu’André Gorz avait eu la
délicatesse de laisser entrevoir cette issue à ses lecteurs un an
auparavant.
«Nous aimerions chacun ne pas avoir à survivre à la mort de
l’autre», écrivait-il à l’automne 2006 dans «Lettre à D.» (éd. Galilée),
cette longue et poignante lettre d’amour où Gorz disait toute sa reconnaissance
à celle qui vivait à ses côtés depuis près de soixante ans. L’expression
publique d’une telle gratitude d’un homme pour sa femme est suffisamment rare
pour être une fois encore soulignée. On ne peut lire ce texte sans en être
bouleversé. Il révélait aussi à cette occasion leur itinéraire et leur histoire
peu ordinaires. Deux êtres déchirés et déracinés que les «blessures
originaires» allaient conduire à s’unir jusque dans la mort. Sans elle,
disait-il, il n’aurait pas pu assumer sa propre existence. Sans elle, le
philosophe et le théoricien de la critique sociale qu’il fût n’aurait jamais
produit son œuvre.
Pour Gorz, il faut oser rompre avec cette société qui meurt et
qui ne renaîtra plus. L’enjeu n’est pas la sortie de la crise. Pour lui, ce qui
se joue désormais est bien la sortie du capitalisme lui-même. La crise
financière actuelle, la crise du travail et la crise écologique forment un
tout: elles traduisent l’épuisement du système économique dominant. Il n’est
pas possible de les séparer ni de les hiérarchiser. Le capital semble avoir
approché au plus près son rêve: celui de faire de l’argent avec de l’argent.
Mais la menace d’effondrement du système est telle désormais que tout semble
possible, le pire comme le meilleur. Il y a potentiellement, pour André Gorz,
une «sortie barbare» ou une «sortie civilisée» du capitalisme. Seuls nos choix
collectifs décideront de la forme qu’elle prendra et du rythme auquel elle
s’opérera.
«On a beau accuser la spéculation, les paradis
fiscaux, l’opacité et le manque de contrôle de l’industrie
financière, la menace de dépression, voire d’effondrement qui pèse sur
l’économie mondiale, n’est pas due au manque de contrôle; elle est due à
l’incapacité du capitalisme de se reproduire. Il ne se perpétue et ne
fonctionne que sur des bases fictives de plus en plus précaires. Prétendre
redistribuer par voie d’imposition les plus-values fictives des bulles (spéculatives) précipiterait
cela même que la crise financière cherche à éviter: la dévalorisation de masses
gigantesques d’actifs financiers et la faillite du système
bancaire.» (Revue «EcoRev’», automne 2007).
Parues dans son ultime texte, plus d’un an avant la faillite
de la banque Lehman Brothers, ces phrases prennent cependant un relief plus
saisissant encore lorsqu’on les met en regard des propos tenus par Gorz dans un
entretien du début des années 1980:
«En ce qui concerne la crise économique mondiale, nous
sommes au début d’un processus long qui durera encore des décennies. Le pire
est encore devant nous, c’est-à-dire l’effondrement financier de grandes
banques, et vraisemblablement aussi d’États. Ces effondrements, ou les moyens
mis en œuvre pour les éviter, ne feront qu’approfondir la crise des sociétés et
des valeurs encore dominantes» (*).
Vous avez bien lu. Qui pouvait seulement imaginer de tels
scénarios il y a trente ans? «Cassandre!» s’écrieront certains. Pas
du tout. Ce registre n’aura jamais été celui d’André Gorz. Pour s’en
convaincre, quelques lignes supplémentaires de ce même
entretien suffiront: «Pour éviter tout malentendu : je ne
souhaite pas l’aggravation de la crise et l’effondrement financier pour
améliorer les chances d’une mutation de la société, au contraire: c’est parce
que les choses ne peuvent pas continuer comme ça et que nous allons vers de
rudes épreuves qu’il nous faut réfléchir sérieusement à des alternatives
radicales à ce qui existe.»
S’agissant de la crise écologique, qu’il avait anticipée dès
le début des années 1970, il aurait aussi pu trouver une certaine satisfaction
à voir confirmées ses prédictions. Mais l’écologie était, à ses yeux,
inséparable d’une perspective de transformation des rapports sociaux visant
l’abolition d’une organisation sociale qui poursuit la croissance pour la
croissance.
Au moment où il écrivait ces lignes, la critique d’André
Gorz semblait excessive; mais aujourd’hui, ne sommes-nous pas invités à y
porter plus d’attention?
La gauche peine en effet à redonner une boussole à une
société désorientée. L’exercice n’est pas facile et les obstacles semblent
défier l’imagination. La «sortie barbare»? Nous pouvons déjà nous en faire une
idée: elle prévaut dans certaines régions d’Afrique dominées par des chefs de
guerre, les massacres et les trafics d’êtres humains. Pour en connaître les
prolongements, il suffit, nous disait André Gorz, de revoir la série «Mad
Max», ce film australien de George Miller, dont le premier épisode paru en 1979
était, selon lui, un récit d’anticipation.
Pour éviter un tel scénario, il nous faut élaborer une
vision d’un avenir qui soit désirable par le plus grand nombre. Ce patient
travail consiste avant tout à reconstruire ce que Gorz appelait «une
culture du quotidien», c’est-à-dire des relations sociales et un milieu
social qui favorisent le respect et l’entretien du bien commun. Car les
évolutions des dernières décennies font que nos concitoyens ne se sentent nulle
part chez eux.
Ils ne se sentent plus chez eux dans leur travail (quand ils
ont la chance d’en avoir un), de plus en plus synonyme de pression et de
menaces permanentes; ils ne sentent plus chez eux dans leur quartier, qui ne
correspond bien souvent ni à la localisation de leur emploi, ni à celle où
ils consomment et peuvent se distraire; ils ne se sentent plus chez eux dans
leur rapport aux institutions puisque celles-ci leur apparaissent comme des
machineries toujours plus complexes dont ils ne subissent que les contraintes
sans pouvoir en percevoir le sens. On pourrait d’ailleurs étendre cette litanie
à l’échelle de la planète toute entière, puisque même la terre leur semble de
moins en moins habitable!
Bref, comme le soulignent avec pertinence les réflexions
récentes de Patrick Viveret ou d’Alain Caillé sur le «convivialisme», l’issue
de la crise de société que nous subissons depuis des décennies doit être
cherchée dans à la fois moins de marché, moins d’Etat et plus d’échanges qui ne
sont commandés ni par l’argent, ni par l’administration mais fondés sur des
réseaux d’aide mutuelle et les initiatives de la société civile organisée.
Dans un texte de 2005, retrouvé dans ses archives
laissées à l’Imec (Institut Mémoires de l’édition
contemporaine), Gorz s’interrogeait sur le processus de vieillissement, celui des
personnes comme celui des sociétés. «Le vieillissement, écrivait-il, gagne
les sociétés de la même façon que les individus sociaux: par l’engluement dans
une pratico-inertie de plus en plus encombrante. Les recommencements, les
changements de cap, les refondations ‘‘radicales’’ sont interdites aux sociétés
vieillies par la complexité pesante de leur machinerie et la nature de leurs
connaissances. Elles ne sont plus capables de se penser par l’union de tous
leurs membres ni de se projeter vers un avenir commun à tous.»
Puis il ajoutait un peu plus loin: «Nous savons que le
moment est proche où le dernier quintal de combustible fossile sera consommé;
que notre mode de vie n’est ni généralisable ni durable; et qu’il faudra
inventer une civilisation planétaire radicalement nouvelle. Sciemment ou non,
nous sommes en rupture avec notre passé. Nous sommes moins vieux que quarante
ans plus tôt, et beaucoup plus jeunes par notre conviction qu’“un autre monde
est possible”»(*).
Déjà, en 1983, dans «Les Chemins du paradis» (éditions
Galilée), alors que la jeunesse avait largement contribué à porter la gauche au
pouvoir, André Gorz nous poussait à l’imagination: «Il est des époques où,
parce que l’ordre se disloque, ne laissant subsister que ses contraintes vidées
de sens, le réalisme ne consiste plus à vouloir gérer ce qui existe mais à
imaginer, anticiper, amorcer les transformations fondamentales dont la
possibilité est inscrite dans les mutations en cours.»
Certes, envisager une autre économie, d’autres rapports sociaux,
d’autres modes de production, et d’autres façons de vivre passe pour
«irréaliste», comme si la société de la marchandise, du salariat et de l’argent
était indépassable. «En réalité, disait-il, une foule d’indices
convergents suggère que ce dépassement est déjà amorcé.» Gorz ne disait
pas que ces transformations se produiraient. Il disait seulement que, pour la
première fois, nous pouvons vouloir qu’elles se réalisent. C’est la raison pour
laquelle il soutenait depuis longtemps les initiatives de l’économie solidaire.
C’est pourquoi aussi il suivait attentivement les actions des hackers et
le développement des «logiciels libres», capables, selon lui, de miner à la
base le capitalisme en menaçant les monopoles. Pour Gorz d’ailleurs, «la
lutte engagée entre les logiciels propriétaires et les logiciels libres a été
le coup d’envoi du conflit central de notre époque. Il s’étend et se
prolonge dans la lutte contre la marchandisation des richesses premières.»
Avant de nous quitter il y a cinq ans, en compagnie de
Dorine et à l’âge de quatre-vingt-quatre ans, André Gorz affirmait que la
sortie du capitalisme avait déjà commencé. Dans un même élan, il nous invitait
à engager sans tarder «la sortie civilisée du capitalisme». Ce qu’on pourrait
appeler «le scénario Gorz»…
Christophe Fourel et Olivier Corpet
Christophe Fourel est auteur (dir.) de «André Gorz, un
penseur pour le XXIème siècle» (La Découverte). Olivier Corpet est directeur de
l’Institut Mémoires de l’Edition Contemporaine (IMEC).
(*) Le texte de cet entretien est reproduit dans «André
Gorz, un penseur pour le XXIème siècle» (La Découverte).
A l’initiative de l’Imec et de la Revue du MAUSS, et avec le
soutien de Mediapart,
du Nouvel Observateur, d'Alternatives Economiques, de NonFiction.fr et de
Reporterre.net, un colloque
sur l’actualité de la pensée d’André Gorz se tient les 15 et 16 novembre
prochain à Montreuil (93) et le 17 novembre à l’Abbaye
d’Ardenne, à Caen (14). Renseignements et inscriptions: www.imec-archives.com; 02.31.29.37.37.
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