« En fait, nous sommes déjà sortis de la zone euro »,
a admis M. Nicos Anastasiades, président de Chypre, un pays où les
billets n’ont plus la même valeur qu’en Grèce ou en Allemagne. L’explosion de
la monnaie unique aurait-elle commencé ? Contre le scénario du chaos,
l’idée d’une sortie de l’euro concertée et organisée fait son chemin.
Majeure : l’euro actuel procède d’une construction qui
a eu pour effet, et même pour intention, de donner toute satisfaction aux
marchés de capitaux et d’organiser leur emprise sur les politiques économiques
européennes (1).
Mineure : tout projet de transformation significative de l’euro est ipso
facto un projet de démantèlement du pouvoir des marchés financiers et
d’expulsion des investisseurs internationaux du champ de la construction des
politiques publiques. Ergo,conclusions : 1. Jamais les marchés ne
laisseront s’élaborer tranquillement, sous leurs yeux, un projet qui a pour
évidente finalité de leur retirer leur pouvoir disciplinaire ; 2. Sitôt
qu’un tel projet commencerait d’acquérir un tant soit peu de consistance politique
et de chances d’être mis en œuvre, il se heurterait à un déchaînement de
spéculation et à une crise de marché aiguë qui réduiraient à rien le temps
d’institutionnalisation d’une construction monétaire alternative, et dont la
seule issue, à chaud, serait le retour aux monnaies nationales.
La gauche-qui-continue-d’y-croire n’a donc le choix qu’entre
l’impuissance indéfinie… ou bien l’advenue de cela même qu’elle prétend vouloir
éviter (le retour aux monnaies nationales), sitôt que son projet de transformation
de l’euro commencerait à être pris au sérieux !
Encore faut-il s’entendre sur ce que veut dire ici « la
gauche » : certainement pas le Parti socialiste (PS), qui
n’entretient plus avec l’idée de gauche que des rapports d’inertie nominale, ni
la masse indifférenciée de l’européisme, qui, silencieuse ou béate pendant deux
décennies, vient de découvrir les tares de son objet chéri et réalise, effarée,
qu’il pourrait bien partir en morceaux.
Mais l’on ne rattrape pas en un instant une aussi longue
période de sommeil intellectuel bienheureux. Aussi le concours aux planches de
salut s’est-il ouvert avec la douceur d’un réveil en pleine nuit, dans un
mélange de légère panique et de totale impréparation.
En vérité, les pauvres idées auxquelles l’européisme raccroche
ses derniers espoirs ne sont plus que des mots creux : euro-obligations
(ou eurobonds) (lire « “Eurobonds” »),
« gouvernement économique »ou, encore mieux, « saut
démocratique » — façon François Hollande-Angela Merkel, on voit d’ici
l’hymne à la joie —, solutions de carton pour une pensée Potemkine qui,
n’ayant jamais rien voulu interroger, risque de ne jamais rien comprendre.
Peut-être, d’ailleurs, s’agit-il moins de comprendre que d’admettre. Admettre
enfin la singularité de la construction européenne comme gigantesque opération
de soustraction politique.
Mais que s’agissait-il de soustraire, au juste ? Ni
plus ni moins que la souveraineté populaire. La gauche de droite, comme par
hasard européiste forcenée, se reconnaît entre autres à ceci qu’elle a les
oreilles qui saignent quand elle entend le mot de souveraineté, immédiatement
disqualifié en « isme » : souverainisme. La chose étrange est
qu’il ne vient pas un instant à l’esprit de cette « gauche »-là que « souveraineté »,
d’abord comprise comme souveraineté du peuple, n’est que l’autre nom de la
démocratie même. Serait-ce que, disant « démocratie », ces gens-là
auraient tout autre chose en tête ?
Par une sorte d’aveu involontaire, en tout cas, le refus de
la souveraineté est bel et bien le déni de la démocratie en Europe. « Repli
national » est alors le mot-épouvantail destiné à faire oublier cette
légère absence. On fait grand bruit d’un Front national à 25 %, mais sans
jamais vouloir se demander si ce niveau — en effet alarmant ! — n’aurait
pas quelque chose à voir, et même d’assez près, avec la destruction de la
souveraineté, non comme exaltation mystique de la nation, mais comme capacité
des peuples à maîtriser leur destin.
Que reste-t-il en effet de cette capacité dans une
construction qui a fait le choix délibéré de neutraliser par voie
constitutionnelle les politiques économiques — budgétaires et monétaire — en
les soumettant à des règles de conduite automatique inscrites dans des traités ?
Les défenseurs du « oui » au traité constitutionnel européen (TCE) de
2005 avaient feint de ne pas voir que l’argument central du « non »
résidait dans la partie III, certes acquise depuis Maastricht (1992), Amsterdam
(1997) et Nice (2001), mais répétant au travers de toutes ces confirmations le
scandale intrinsèque de la soustraction des politiques publiques au critère
central de la démocratie : l’exigence de remise en jeu et de réversibilité
permanentes.
Car il n’y a plus rien à remettre en jeu, ni même à
discuter, lorsqu’on a fait le choix de tout écrire une fois pour toutes dans
des traités inamovibles. Politique monétaire, maniement de l’instrument
budgétaire, niveau d’endettement public, formes du financement des
déficits : tous ces leviers fondamentaux ont été figés dans le marbre.
Comment pourrait-on discuter du niveau d’inflation désiré quand celui-ci a été
remis à une banque centrale indépendante et coupée de tout ? Comment
pourrait-on délibérer d’une politique budgétaire quand son solde structurel est
prédéterminé (« règle d’or ») et son solde courant plafonné ?
Comment décider d’une répudiation de dette lorsque les Etats ne peuvent plus se
financer que sur les marchés de capitaux ?
Faute d’apporter la moindre réponse à ces questions, ou
plutôt par l’approbation implicite qu’elles donnent à cet état de choses
constitutionnel, les indigentes trouvailles du concours Lépine européiste sont
vouées à systématiquement passer à côté du problème central.
On se demande ainsi quel sens pourrait avoir l’idée de « gouvernement
économique » de la zone euro, cette baudruche agitée depuis vingt ans
par le PS, quand, précisément, il n’y a plus rien à gouverner, toute la matière
gouvernable ayant été dérobée à une délibération gouvernante pour être enfermée
dans les traités.
Sous des dehors de grand bond en avant par la sophistication
financière, renouant d’ailleurs en cela avec la stratégie européenne de
l’engrenage « technique », les euro-obligations, pour leur part,
n’ont aucune des propriétés qu’imaginent leurs concepteurs. L’Allemagne, qui
jouit des taux d’intérêt les plus bas lorsqu’elle emprunte sur les marchés,
voit très bien ce qu’il lui en coûterait de faire signature commune avec les
pouilleux du Sud. En accepterait-elle le prix, au nom de
l’idéal-européen-à-faire-progresser, qu’elle ne manquerait pas de demander, en
contrepartie de son engagement à la mutualisation financière, un surplus draconiende
surveillance et d’ingérence dansles politiques économiques nationales —
exactement de la même manière qu’elle a contraint ces politiques, à travers les
traités et les pactes, au moment d’entrer dans la mutualisation monétaire.
La passion des œillères
C’est dire que, loin d’alléger si peu que ce soit les tares
politiques de la construction présente, les euro-obligations leur feraient
connaître au contraire un degré d’aggravation inédit. Qui peut imaginer un seul
instant que l’Allemagne consentirait à entrer dans le mécanisme de solidarité
financière d’une dette mutualisée, c’est-à-dire à être mécaniquement contrainte
de payer en cas de défaut d’une des composantes, sans exiger, par le truchement
d’une Commission renforcée, un droit de regard drastique et permanent,
additionné d’une procédure de mise sous tutelle au moindre écart de l’un des « partenaires » ?
Le durcissement des contraintes de pilotage automatique et des formes de « troïkation »
généralisée — mise sous tutelle des Etats par la Commission, la Banque centrale
européenne (BCE) et le Fonds monétaire international — sont le seul résultat
escomptable des euro-obligations. Soit l’exact approfondissement de la crise
politique où l’Europe est déjà en train de sombrer…
Dans cette affaire, c’est l’Allemagne qui est au principe de
la dépossession généralisée de souveraineté, seule solution admissible à ses
yeux quand il s’agit de partager un destin économique et surtout monétaire avec
d’autres, dont elle juge qu’ils ne peuvent exercer leur souveraineté que pour
le pire. Alors, neutralisation générale ! Ne reste vivace que… la
souveraineté allemande, qui s’est transportée telle quelle dans les
institutions économiques et monétaires européennes.
Les cris d’épouvante qui accueillent toute mise en cause de
l’Allemagne se succèdent alors avec une telle stéréotypie qu’ils finissent par
en dire plus long sur ceux qui les émettent que sur l’objet dont il est
question. Comme dans les formes inverties de racisme qui croient se dénier
elles-mêmes en professant des amitiés trop bruyantes pour être honnêtes, il se
pourrait que les plus travaillés par la question allemande soient ceux qui
clament spontanément leur germanomanie comme refus de toute analyse.
A égale distance des pôles opposés de la philie et de la phobie,
où l’on est bien certain qu’aucune intelligence ne peut prospérer, il y a place
pour l’analyse objective des complexions structurelles, des héritages
historiques, et des rapports de compatibilité ou d’incompatibilité qui en
résultent quand il s’agit de faire vivre ensemble des pays différents à un
degré un peu poussé d’intégration. En l’occurrence, il faut vraiment avoir la
passion des œillères pour ne pas voir que l’Allemagne s’est fabriqué une
croyance autour de la monnaie, qui l’érige en enjeu si élevé que la moindre
concession en cette matière lui est simplement impossible. Si elle a accepté
d’entrer dans l’euro, ce n’était qu’à la condition sine qua non de pouvoir
dicter à la monnaie européenne son architecture institutionnelle, décalquée sur
la sienne propre.
Que l’Allemagne se soit perdue dans l’idée (fausse) que son
hyperinflation de 1923 a été l’antichambre du nazisme, quand la déflation de
1931 l’a été bien plus probablement, la chose n’a aucune importance : elle
y croit, et elle agit conformément à cette croyance. Nul ne peut lui reprocher
d’avoir l’histoire qu’elle a, ni d’adhérer aux récits qu’elle s’en est donnés.
Nul ne peut lui reprocher d’en avoir conçu une vision singulière de ce que doit
être un ordre monétaire, et de refuser d’entrer dans un ordre qui en
différerait. Mais l’on peut assurément reprocher à Berlin d’imposer ses idées
fixes à tous ! Et s’il est parfaitement légitime de laisser l’Allemagne
poursuivre ses obsessions monétaires, il est tout aussi légitime de ne pas
désirer les poursuivre avec elle. Particulièrement quand ces principes
monétaires ne conviennent pas aux structures économiques et sociales des autres
pays, et, en l’occurrence, en conduisent quelques-uns au désastre.
Car certains Etats membres ont besoin de dévaluation ;
certains, de laisser se creuser les déficits ; certains, de répudier une
partie de leur dette ; d’autres, d’inflation. Et tous ont surtout besoin
que ces choses-là redeviennent des objets possibles de délibération
démocratique ! Mais les principes allemands, inscrits dans les traités,
l’interdisent…
Qu’il n’y ait pas lieu de placer ses espoirs dans le « saut
démocratique » proposé par M. Hollande et Mme Merkel est sans
doute un euphémisme. La réactivation d’un projet fédéraliste demeure de toute
façon un horizon des plus flous tant qu’on n’a pas dit en quoi il consisterait,
et qu’on ne s’est pas donné la peine d’en examiner les conditions de
possibilité. Il faudrait d’abord demander aux partisans de l’avancée
fédéraliste de nous figurer le miracle qui conduirait l’Allemagne à accepter
que réintègrent le cercle de la délibération démocratique toutes ces questions
qu’elle s’est méthodiquement efforcée d’en exclure ; puis leur demander
s’ils estiment qu’un fédéralisme toujours constitutionnellement interdit de
débattre de ces questions demeurerait à leurs yeux un « saut démocratique » (2).
Pour le plaisir de l’expérience de pensée, accordons-leur
cependant l’hypothèse d’une démocratie européenne fédérale tout armée, avec un
pouvoir législatif européen digne de ce nom, évidemment bicaméral, doté de la
plénitude de ses prérogatives, élu au suffrage universel, comme l’exécutif
européen (dont on ne sait d’ailleurs la forme qu’il pourrait prendre). La
question qu’on poserait à tous ceux qui rêvent ainsi de « changer
d’Europe pour surmonter la crise (3) » serait
alors la suivante : imaginent-ils l’Allemagne se plier à la loi de la
majorité européenne si d’aventure le Parlement souverain venait à décider la
reprise en main de la BCE, la possibilité du financement monétaire des Etats ou
bien le déplafonnement des déficits budgétaires ? Pour la généralité de
l’argument, on ajoutera que la réponse — évidemment négative — serait la même,
en l’occurrence on l’espère !, si cette même loi de la majorité européenne
venait imposer à la France la privatisation intégrale de la Sécurité sociale.
Au fait, que n’aurait-on entendu si la France avait imposé à l’Europe sa forme
à elle de Sécu, comme l’Allemagne a imposé son ordre monétaire, et si, comme
cette dernière, elle en avait fait un point d’ultimatum ?…
Il faudra donc que les ingénieurs du fédéralisme finissent
par apercevoir que les institutions formelles de la démocratie n’en épuisent
nullement le concept, et qu’il n’est pas de démocratie vivante, ni possible,
sans un arrière-plan de sentiments collectifs seul à même de faire consentir
les minoritaires à la loi de la majorité ; car, à la fin des fins, la
démocratie, c’est ça : la délibération plus la loi de la majorité. Mais
c’est bien là le genre de choses que les hauts fonctionnaires — ou les
économistes — dépourvus de toute culture politique, et qui forment pourtant
l’essentiel des personnels politiques nationaux et européens, sont incapables
de voir. Cette insuffisance intellectuelle nous vaut régulièrement de ces
monstres institutionnels ignorants du principe de souveraineté, le « saut
démocratique » s’annonçant déjà totalement inconscient des conditions de
possibilité passionnelles de la démocratie, et de la difficulté d’y satisfaire
dans un cadre plurinational.
Une fois rappelé que le retour aux monnaies nationales, lui,
les remplit toutes, et demeure techniquement praticable pour peu qu’il s’accompagne
de toutes les mesures latérales ad hoc (notamment de contrôle des
capitaux (4)),
on peut ne pas complètement abandonner l’idée de faire quelque chose en Europe.
Pas une monnaie unique, puisque celle-ci suppose une construction politique
authentique, pour l’heure hors de portée. Une monnaie commune, en revanche,
cela s’étudie ! D’autant plus que les bons arguments d’une forme
d’européanisation demeurent, sous réserve bien sûr que les inconvénients ne
l’emportent pas sur les avantages…
Or cette balance redevient enfin favorable si, en lieu et
place d’une monnaie unique, on pense à une monnaie commune, c’est-à-dire à un
euro doté de représentants nationaux : des euro-francs, des euro-pesetas,
etc. Ces dénominations nationales de l’euro ne sont pas directement
convertibles à l’extérieur (en dollars, en yuans, etc.), ni entre elles. Toutes
les convertibilités, externes et internes, passent par une nouvelle BCE, qui
fait office en quelque sorte de bureau de change(lire « Convertibilité,
mode d’emploi »), mais est privée de tout pouvoir de
politique monétaire. Celui-ci est rendu à des banques centrales nationales dont
il appartiendra aux gouvernements de juger s’ils entendent en reprendre les
rênes ou non.
La convertibilité externe, réservée à l’euro, s’effectue
classiquement sur les marchés de change internationaux, donc à taux fluctuants,
mais via la BCE, qui est le seul intervenant pour le compte des agents (publics
et privés) européens. En revanche, la convertibilité interne, celle des
représentants nationaux de l’euro entre eux, s’effectue au seul guichet de la
BCE, et à des parités fixes, politiquement décidées.
Récupération de la souveraineté monétaire
Nous voilà donc débarrassés des marchés de change
intra-européens, qui étaient le foyer de crises monétaires récurrentes à
l’époque du système monétaire européen (5),
et protégés des marchés de change extra-européens par l’intermédiaire du nouvel
euro. C’est cette double propriété qui fait la force de la monnaie commune.
Le fantasme de la convergence « automatique » des
économies européennes maintenant dissipé, nous savons que certaines économies
ont besoin de dévaluer — à plus forte raison dans la crise présente ! Or
le dispositif de convertibilité interne de la monnaie commune a l’immense vertu
de rendre à nouveau possibles ces dévaluations, mais dans le calme.
L’expérience des années 1980 et 1990 a suffisamment montré l’impossibilité
d’ajustements de change ordonnés sous le déchaînement de marchés financiers
entièrement libéralisés. Le calme interne d’une zone monétaire européenne
débarrassée du fléau de ses marchés de change rend alors les dévaluations à des
processus entièrement politiques, où il revient à la négociation interétatique
de s’accorder sur une nouvelle grille de parités.
Et pas seulement les dévaluations ! Car l’ensemble
pourrait être configuré à la manière de l’International Clearing Union proposée
par John Maynard Keynes en 1944, qui, outre la possibilité de dévaluer offerte
aux pays à forts déséquilibres extérieurs, prévoyait également de forcer à la
réévaluation les pays à forts excédents. Dans un tel système, qui contraindrait
à des réévaluations graduées au travers d’une série de seuils d’excédents (par
exemple à 4 % du produit intérieur brut, puis 6 %), l’Allemagne
aurait dû depuis longtemps accepter une appréciation de son euro-mark, et par
là soutenir la demande dans la zone euro, donc participer à la réduction de ses
déséquilibres internes. Ainsi des règles d’ajustement de change viennent-elles
suppléer dans la négociation le mauvais vouloir prévisible des pays
excédentaires…
Le catéchisme néolibéral hurle « inefficacité » et
« inflation » dès qu’il entend le mot « dévaluation ». Pour
ce qui est de l’inefficacité, disons que l’esprit de conséquence n’est pas tout
à fait son fort. Car la dévaluation, c’est ce qu’il ne cesse de préconiser
lui-même ! A ceci près qu’il plaide pour la dévaluation interne, par les
salaires — et le chômage, qui fait pression sur les salaires ! —, en
lieu et place de la dévaluation externe, celle du taux de change. L’ajustement
structurel plutôt que l’ajustement de parité des monnaies… S’ils venaient à
sortir de l’euro pour refaire cavalier seul, les Allemands s’en apercevraient
rapidement, qui verraient une décennie de restriction salariale annulée en deux
journées de réévaluation du néo-deutschemark…
Quant à l’inflation, qui demanderait de préférer le premier
ajustement au second, c’est un ectoplasme dans une période qui est bien plutôt
menacée par la déflation (la baisse du niveau général des prix), au moins aussi
dangereuse, et qui appellerait en fait une reflation contrôlée, ne serait-ce
que pour alléger le poids réel de la dette.
Mais cet effet d’allégement réel ne serait-il pas dominé par
le renchérissement de notre dette externe du fait de la dévaluation même ?
Dévaluer de 10 % contre le dollar, c’est, mécaniquement, alourdir de 10 %
notre dette libellée en dollars. A ceci près que, comme l’a montré Jacques
Sapir (6),
85 % de la dette française a été émise sous contrat de droit français et
serait relibellée en euro-francs, par conséquent sans aucun effet à la suite
d’une dévaluation.
L’enjeu d’une monnaie commune, en tout cas, va bien au-delà
de la simple restauration des possibilités de la dévaluation, dont on peut à la
fois dire qu’elle est, spécialement dans la période actuelle, un degré de
liberté vital, mais certainement pas la solution universelle. Sortir de l’euro
présent est bien moins une affaire de macroéconomie — c’en est une, assurément !
— que de conformation à l’impératif catégorique de la démocratie qui s’appelle
« souveraineté populaire ».
Si les conditions de possibilité passionnelles de cette
souveraineté populaire à l’échelle supranationale sont encore lointaines, alors
le réalisme commande d’en rabattre sur l’« ambition européenne » ;
ce qui ne signifie pas l’abandonner en tout. Elle devrait par exemple être
poursuivie aussi vigoureusement que possible dans toutes les matières autres
qu’économiques — ceci dit contre les imputations de « repli national ».
Quant à l’ambition proprement économique, il s’agit aussi de savoir avec qui on
la poursuit. Certainement pas à vingt-huit ou à dix-sept, grands nombres qu’on
croirait faits exprès pour garantir le pire ! Ce sont les rapports
objectifs de compatibilité qui décident, supposant une homogénéité minimale des
formes de vie — les mêmes idées, ou des idées proches, en matière de modèle
social, de préoccupation environnementale, etc. —, et un préaccord sur les
grands principes de politique économique. Ces cohérences-là ne sont
probablement, pour commencer, à la portée que d’un petit nombre d’Etats. Et il
n’est pas faux qu’elles puissent parfois s’apprécier sur la base d’indicateurs
de convergence… mais pas ceux du traité de Maastricht.
S’il s’agit par exemple de constituer un grand marché comme
entité sous-jacente à la monnaie commune, on ne saurait y faire entrer que des
économies ayant des modèles socioproductifs semblables et, corrélativement, des
structures de coûts voisines. Ne seraient par conséquent admis dans cette
nouvelle Europe économique et monétaire que des pays dont le salaire moyen ou
minimum n’est pas inférieur à 75 % — ou quelque autre seuil à déterminer —
de la moyenne des salaires moyens ou minimums des autres Etats membres. Et
cette totale refonte de la construction européenne serait l’occasion d’en finir
à la fois avec le délire de l’orthodoxie monétaire, financière, de l’ajustement
structurel généralisé, et avec les malfaisances de la concurrence « non
distordue », celle-là même qui s’accommode si bien de toutes les
distorsions structurelles, sociales et environnementales, et qui se propose en
réalité de les faire jouer avec la violence maximale.
C’est ici qu’on en revient au syllogisme de départ :
l’idée de passer de l’euro actuel à un euro refait et progressiste est un songe
creux. Par construction, s’il est progressiste, les marchés financiers, qui ont
tout pouvoir actuellement, ne le laisseront pas advenir. L’alternative est donc
la suivante : ou bien l’enlisement définitif dans un euro libéral
marginalement modifié par des trouvailles de seconde zone comme le « gouvernement
économique » ou les euro-obligations, emplâtres qui ne modifient en rien
la logique profonde de la « soustraction démocratique » ; ou
bien le choc frontal avec la finance, qui l’emportera à coup sûr… et par là
même perdra tout, puisque sa « victoire » détruira l’euro et créera
précisément les conditions d’une reconstruction d’où les marchés, cette fois,
seront exclus !
Il est bien certain cependant que ce retour forcé aux
monnaies nationales, sonnant comme un échec, aura des effets politiquement
dépressifs qui pèseront un moment sur tout projet de relance européenne. C’est
pourquoi, toutes choses égales par ailleurs, la probabilité d’une telle relance
à terme dépend crucialement de la manière dont on sort de l’euro. Mettre de
l’énergie politique européenne en réserve pour traverser la période des
monnaies nationales suppose donc de prendre le parti de « tomber sur la
monnaie commune », c’est-à-dire de provoquer la déflagration des marchés
en annonçant ce projet-là, en le posant fermement comme l’horizon d’une volonté
politique d’un certain nombre de pays européens, plutôt que de ne donner à cet
affrontement que le débouché sans suite des monnaies nationales. Si donc on
n’échappe pas au retour aux monnaies nationales, la manière d’y revenir
détermine la possibilité d’en repartir !
En tout cas, sauf la grande anesthésie définitive dans
l’euro antisocial, on y reviendra. C’est là la sanction d’une construction
incapable d’évoluer pour s’être privée elle-même de tout degré de liberté. Les
constructions ultrarigides n’ont le choix que de résister tant qu’elles n’ont
pas à faire face à des chocs externes trop puissants, ou bien de rompre ;
mais pas celui de s’ajuster.
S’en prendre au cœur de la construction
L’européisme protestera que son Europe aimée ne cesse au
contraire de faire des progrès. Fonds européen de stabilité financière (FESF),
mécanisme européen de stabilité (MES), rachat de dette souveraine par la
BCE (7),
union bancaire : autant d’avancées sans doute un peu douloureusement
acquises, mais bien réelles ! Malheureusement, et sans surprise, aucune ne
s’en prend au cœur même de la construction, ce noyau dur dont émanent tous les
effets dépressionnaires et antidémocratiques : exposition des politiques
économiques aux marchés financiers, banque centrale indépendante, obsession
anti-inflationniste, ajustement automatique des déficits, refus d’envisager
leur financement monétaire. Aussi les « avancées » demeurent-elles
périphériques, rustines destinées à accommoder comme elles peuvent les plus
désastreuses conséquences que le « cœur », granitique et sanctuarisé,
ne cesse de produire. Ravaudant les effets sans jamais vouloir s’en prendre aux
causes, l’Europe, donc, persévère. Incapable de la moindre révision de fond, et
inconsciente du fait que la rupture est le seul destin qu’elle se donne.
Frédéric Lordon
Economiste, auteur de La Crise de trop. Reconstruction
d’un monde failli, Fayard, Paris, 2009.
Notes :
(1)
Lire François Denord et Antoine Schwartz, « Dès les
années 1950, un parfum d’oligarchie », Le Monde
diplomatique, juin 2009.
(4)
Par exemple en contingentant, voire en interdisant, certaines opérations financières.
(5)
Le système monétaire européen (SME, 1979-1993) était un système de changes
fixes, mais accompagnés d’une bande de fluctuation de plus ou moins 2,25 %
autour des taux-pivots. C’est la difficulté de maintenir ces taux-pivots en
présence de la liberté de mouvements de capitaux qui a conduit le SME à des
crises à répétition.
(6)
Jacques Sapir, « Quand la
mauvaise foi remplace l’économie : le PCF et le mythe de “l’autre euro” »,
RussEurope, 16 juin 2013, russeurope.hypotheses.org
(7)
Le FESF et le MES sont les deux fonds d’assistance aux pays endettés.
L’Outright Monetary Transactions (OMT) est un programme de la BCE de rachat de
titres souverains.
Lire aussi le courrier des lecteurs,
dans l’édition de septembre 2013.
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