Il faut avoir sérieusement forcé sur les boissons
fermentées, et se trouver victime de leur propension à faire paraître toutes
les routes sinueuses, pour voir, comme s’y emploie le commentariat
quasi-unanime, un tournant néolibéral dans les annonces récentes de
François Hollande [1].
Sans porter trop hauts les standards de la sobriété, la vérité appelle plutôt
une de ces formulations dont Jean-Pierre Raffarin nous avait enchantés en son
temps : la route est droite et la pente est forte — mais très descendante
(et les freins viennent de lâcher).
En effet, droit, c’est droit ! Et depuis l’origine.
Evidemment, pour s’en apercevoir, il aurait fallu prêter un peu plus attention
aux six premiers mois de la présidence Hollande, où tout a été posé pour cinq
ans, et les actes et la logique des actes.
Et voilà énoncée la logique des actes. Pauvre logique qui
transpire les stratégies du désespoir et de la renonciation. Car les tendances
longues de la trahison idéologique se mêlent ici aux calculs égarés de la
panique quand, ayant abandonné toute idée de réorienter les désastreuses
politiques européennes, ayant même fait le choix de les durcir un peu plus avec
le TSCG, et par conséquent privé de toute possibilité de relance, il ne reste
plus pour se sauver du naufrage complet que le radeau de la Méduse :
« l’entreprise » comme ultime providence, c’est-à-dire... le MEDEF
comme planche de salut. Formidable effort de la vie sauve et géniale trouvaille
au bord de l’engloutissement : « La seule chose qu’on n’a pas
essayé, c’est de faire confiance aux entreprises » [7].
Ah ! la riche idée : faire confiance aux entreprises... Faire
confiance au preneur d’otages en se jetant dans ses bras, persuadé sans doute
que l’amour appelle invinciblement l’amour — et désarme les demandes de rançon.
Contrairement à ce qu’exclamerait dans un unisson d’horloges
synchronisées la cohorte éditorialiste, scandalisée qu’on puisse parler de
« prise d’otages », il n’y a pas une once d’outrance dans le mot,
dont il faut même soutenir qu’il est analytiquement dosé au plus juste. Il est
vrai que l’altération perceptive qui fait voir les droites sous l’espèce de la
courbure est en accord avec cette autre distorsion qui conduit à voir des
« prises d’otages » partout — chez les cheminots, les postiers, les
éboueurs, et plus généralement tous ceux qui se défendent comme ils peuvent des
agressions répétées dont ils sont l’objet —, sauf où il y en a vraiment.
Il est vrai également que le capital a pour lui tous les privilèges de la
lettre volée d’Edgar Poe [8],
et que sa prise d’otages, évidente, énorme, est devenue invisible à force
d’évidence et d’énormité. Mais par un effet de cécité qui en dit long sur le
pouvoir des idées dominantes, pouvoir de fairevoir le monde à leur manière,
en imposant leur forme au réel, et en rendant invisible tout ce qui pourrait
les contredire, par cet effet de cécité, donc, la plus massive des prises
d’otages est devenue la moins remarquée, la plus entrée dans les mœurs.
Or, comme Marx l’avait remarqué, le capitalisme,
c’est-à-dire le salariat, est une prise d’otage de la vie même ! Dans une
économie monétaire à travail divisé, nulle autre possibilité de reproduire la
vie matérielle que d’en passer par l’argent du salaire... c’est-à-dire l’obéissance
à l’employeur. Et s’il n’y avait eu la conquête de haute lutte des institutions
de la protection sociale, on ne voit pas bien ce qui séparerait la logique
profonde de la mise au travail capitaliste d’un pur et simple « marche ou
crève ».
Le capital ne prend pas en otage que la vie des individus
séparément, mais également — en fait d’un seul et même tenant — leur vie
collective, celle-là même dont la politique est l’expression, et qui donne
normalement à la politique son objet. Mais voilà, l’objet de la politique est
dans les pattes d’un autre : le capital. Cette captation a pour principe
majeur que toute la reproduction matérielle, individuelle et collective, est
désormais entrée sous la logique de l’accumulation du capital : la
production des biens et des services qui reproduisent la vie matérielle n’est
plus effectuée que par des entités économiques déclarées capitalistes et bien
décidées à n’opérer que sous la logique de la marchandisation profitable. Et
pour principe mineur la capacité d’initiative dont jouit le capital : le
capital financier a l’initiative des avances monétaires qui financent les
initiatives de dépenses du capital industriel — dépenses d’investissement ou
dépenses de recrutement. Aussi les décisions globales du capital déterminent-elles
le niveau général de la conjoncture, c’est-à-dire les conditions dans
lesquelles les individus trouvent les moyens — salariaux — de leur
reproduction. C’est ce pouvoir de l’initiative, pouvoir d’impulsion du cycle de
la production, qui confère au capital une place stratégique dans la structure
sociale d’ensemble — la place du preneur d’otages, puisque tout le reste de la
société n’en finit pas d’être suspendu aux décrets du capital et à son bon
vouloir.
Sans doute l’intensité de la prise d’otages se trouve-t-elle
modulée par la configuration historique concrète du capitalisme au moment
considéré. Le rapport de force entre le capital et le travail, on pourrait même
dire entre le capital et tout le reste de la société, n’est pas le même lorsque
le commerce international, les investissements directs et les mouvements de
capitaux sont très régulés, et lorsqu’ils ne le sont pas. C’est d’ailleurs le
propre du néolibéralisme que d’avoir accru quasiment sans limite les
possibilités stratégiques du capital, en abattant systématiquement les
barrières qui jusqu’ici retenaient ses calculs.
Il fallait donc avoir l’humanisme chrétien, ou la bêtise
crasse, chevillée au corps pour s’imaginer que le capital pourrait, comme toute
puissance en marche, ne pas pousser son avantage jusqu’à sa dernière
extrémité, et pour croire qu’il trouverait de lui-même les voies de la
décence ou de l’autorégulation. Or cette « dernière extrémité », très
exactement appuyée à la capacité d’initiative qu’on vient de décrire, consiste
en ce que le capital est en mesure d’exiger de la société qu’il soit fait droit
à toutes ses demandes pour que l’initiative soit effectivement lancée. Faute de
quoi il pratiquera la grève de l’investissement — « grève »,
n’est-ce pas là le mot qui, dans la boîte à deux neurones de l’éditorialiste
quelconque, déclenche habituellement l’association avec « prise
d’otages » ?
Bien sûr pour qu’il y ait arc électrique dans cette
boîte-là, il faudrait que cette grève, d’un genre spécial, se donne à voir sous
des formes plus standard. Or ni piquet, ni banderole, ni brasero dans les
grèves du capital, mais plutôt une retenue silencieuse — de
l’investissement —, accompagnée d’un lamento bruyant, lamento de la
création empêchée, à base d’énergies qui voudraient tant être libérées (et qui
sont tant bridées), d’étouffement règlementaire et de strangulations fiscales,
ou plus subtilement d’attractivité du territoire (médiocre) et par conséquent
de fuite des talents, bref le discours du positif contrarié — pour ainsi dire
le discours des forces de la vie, que seule une perversité mortifère peut avoir
l’idée de retenir.
Evidemment le discours du positif a le gros bâton du négatif
sous la main. Car si la société n’exécute pas les quatre volontés du capital,
le capital a les moyens de le faire sentir à la société — et ceci du fait même
qu’il a capté la maîtrise entière de sa reproduction matérielle. Il faut alors
prendre un peu de recul pour mieux mesurer l’ampleur de la prise d’otages, et l’efficacité
du rançonnement, depuis la suppression de l’autorisation administrative de
licenciement au milieu des années 80 jusqu’aux dispositions scélérates de
l’ANI, en passant par la baisse de l’impôt sur les sociétés, la défiscalisation
des stock-options, les atteintes multiples au CDI, le travail du dimanche,
etc., liste interminable de butins de guerre, dont il faut comprendre qu’elle
est vouée à s’allonger indéfiniment tant qu’il ne se trouvera pas en face de la
puissance du capital une puissance de même échelle mais de sens opposé pour le
ramener autoritairement à la modération, car, la liste précédente l’atteste
suffisamment, le capital n’a aucun sens de l’abus.
Intensifiée comme jamais par la configuration
institutionnelle du néolibéralisme, la capture — la prise d’otages —
constitutionnelle au capitalisme a porté le rançonnement de la société entière
à des degrés inouïs, mesurables par l’impudence déboutonnée de ses ultimatums.
Le capital ne négocie plus avec la société : il extorque. Pourquoi se
gênerait-il ? Sous le nom de « mondialisation », la situation
structurelle a été aménagée pour maximiser son pouvoir matériel et symbolique,
et il est dans la (tauto)logique des choses qu’une puissance à laquelle a été ôtée
toute limite ne connaisse plus de limite. C’est pourquoi le capital désormais
dicte ses demandes — on prétend que le pacte de responsabilité a été livré à
Hollande clé en mains par Gattaz qui s’en défend à peine —, à défaut de
quoi, il bloquera tout.
La compréhension de ce blocage demande alors de sortir de
l’abstraction macroscopique du « capital » pour se transporter dans
les psychés patronales ordinaires, et y observer in situ moins le
cynisme ouvert de l’institution MEDEF que le sentiment du « bon
droit » des patrons individuels, sentiment d’une évidente légitimité, ou
bien celui d’une véritable offense au moindre refus, et la réaction totalement
infantile du « si c’est comme ça... » qui s’en suit invariablement —
« si c’est comme ça, je m’en vais », « si c’est comme ça la
France n’aura plus mon talent », « si c’est comme ça, je paye mes
impôts ailleurs », « si c’est comme ça, mon énergie n’est plus du
tout libérée », « si c’est comme ça, je ne peux pas innover »,
« si c’est comme ça, je n’embaucherai pas ».
L’hypothèse infantile est décidément la bonne puisque la
perte des limites fait invariablement remonter la part de l’enfant-tyran. A
l’image de la psychologisation générale de la société, une des tendances les
plus profondes du néolibéralisme, le débat politique se trouve donc entraîné
dans une effarante régression où ne comptent plus que les conditions du confort
psychique de l’enfant-patron. Pierre Gattaz réclame qu’on lui évite toute
disposition« stressante ». Mais c’est sans doute Fleur Pellerin qui
va le plus loin dans la grammaire du dorlotement en reconnaissant bien
volontiers que « le milieu entrepreneurial a encore besoin de preuves
d’amour » [9].
Voilà donc où nous en sommes : pour obtenir des patrons qu’ils daignent
faire leur travail, la société doit leur témoigner de
« l’amour », et surtout veiller à leur éviter toute contrariété.
Stade ultime de la prise d’otages, où le preneur d’otages, en plus de la
rançon, réclame d’être aimé, l’extorsion matérielle cherchant à se prolonger
sous une forme délirante en extorsion affective.
Et c’est avec ce genre de complexion que la Droite Complexée
du président Hollande imagine passer un pacte de responsabilité !
idée folle conduisant inévitablement à se demander lequel des deux
« contractants » est le plus irresponsable, le capital-enfant qui ne
connaît plus aucun frein et violentera jusqu’au bout la société otage, ou le
gouvernement qui persiste, contre toute évidence, à en faire un partenaire
« responsable ». Il faut en tout cas avoir au choix la franche bêtise
ou, plus probablement, le cynisme retourneur de veste de M. Montebourg
pour oser dire que le pacte consiste en « une réconciliation de la
nation autour de l’entreprise », en contrepartie de laquelle il est
attendu que« l’entreprise secoure la nation » [10].
Supposé qu’il passe parfois dans quelque esprit
gouvernemental l’ombre d’un doute, le capital, lui, ne se pose pas ce genre de
question. Tout à sa poursuite des coudées larges et de la suppression fiscale,
il demande, menace... et obtient. Bref il commande. De toutes ses
revendications, la plus constamment réaffirmée a pour objet les cotisations
sociales — les « charges » — et le voilà de nouveau satisfait. Mais
d’une satisfaction qui va s’usant — avec la force de l’habitude — et réclame
sans cesse des montants plus importants pour se soutenir. C’est pourquoi —
assez d’être timoré ! — Pierre Gattaz se propose toutes les audaces de
l’arrondi supérieur : 100 milliards de réduc’, c’est beau, c’est net,
pas compliqué à retenir, maintenant, donc, il nous faut 100 milliards.
Double effet caractéristique de l’addiction et de l’accoutumance, le capital
déclare qu’il ne peut plus vivre, et donc qu’on ne pourra pas compter sur lui,
s’il n’a pas sa dose. Le fait est que depuis presque trois décennies de
pratique intensive des baisses de cotisations sociales, sans compter les aides
variées à l’emploi et les allègements de toutes sortes — Gérard Filoche en
estime le total à 65 milliards d’euros [11],
soit 3 bons points de PIB tout de même —, le capital n’a même plus à
chercher la seringue : il a le cathéter branché à demeure.
Mais le vrai mystère dans toute cette affaire réside bien
dans le fait même de politiques entretenues depuis si longtemps alors que leur
inefficacité est si continûment avérée — elle, pour des raisons qui n’ont rien
de mystérieux : parce que le coût salarial complet n’est qu’une fraction
relativement modeste du coût total (25 %) [12]
et que même les 100 milliards de Gattaz n’aboutiraient qu’à une baisse du
coût de production de 3,5 % [13], une misère à la merci du moindre renchérissement de
matière première, pour ne rien dire d’un mouvement de change d’un compétiteur
extra-européen. A ce propos, et dans le registre du passeur de plats, signalons
le commentaire tout de bienveillance de Daniel Cohen pour qui il ne faut voir
dans le pacte de responsabilité « aucune conversion
idéologique » [14]
mais une simple « option pratique », le pacte consistant, « privé
de l’arme monétaire, (...) à gagner en compétitivité (...) par une
dévaluation fiscale ». Ceci, d’ailleurs, avant de suggérer « d’indexer
[les prestations] des systèmes sociaux sur la croissance », soit la
proposition même du MEDEF, et cette remarquable convergence du patronat, de la
Droite Complexée et de ses économistes de service ne peut en effet être mise au
compte d’aucune « conversion idéologique » — à l’évidence,
l’unanimité spontanée des raisonnables.
Mais que dire également de l’imitation de tous les pays
européens dans la course à la baisse du coût du travail, sinon qu’elle n’a pas
d’autre effet que l’attrition générale des standards sociaux sans le moindre
gain de compétitivité puisque celle-ci n’est jamais qu’un avantage différentiel, comme
tel annulé par son adoption généralisée. Ou encore de la théorie dite du wage-gap, soutenant
que le chômage est un effet de déséquilibre de l’offre et de la demande sur le
marché du travail dû à un excès du prix du travail, sinon qu’elle est fausse et
archi-fausse [15].
Mais aucune de ces évidences n’a la moindre prise, ni sur le
patronat évidemment — il ne faut pas trop demander —, ni sur le
commentariat qui jacasse la baisse des charges à l’unisson du MEDEF, ni surtout
sur le gouvernement socialiste à qui pourtant ces conneries coûtent les yeux de
la tête ! Le voilà alors le vrai pouvoir des idées dominantes : le
pouvoir de se maintenir envers et contre tout, contre toutes les
objections de l’analyse et contre toutes les infirmations du réel — et il n’en
a pas manqué depuis plus de vingt ans de baisses continues de tout et de stagnation
prolongée dans le chômage de masse. Le pouvoir des idées dominantes, c’est
ce privilège des épistémologies asymétriques, c’est-à-dire d’un rapport
totalement distordu à l’expérience : on poursuivra pendant des décennies,
et jusqu’au bout, la mise en œuvre du faux que l’on continuera, contre toute
évidence, de déclarer le vrai, là où on ne laisserait pas six mois à une
tentative authentiquement alternative.
Car il faut s’efforcer d’imaginer un programme de rupture
avec le néolibéralisme et surtout se figurer ce que serait la réaction du
commentariat aux turbulences qui suivraient nécessairement d’une refonte de
l’ordre institutionnel du capitalisme (encore ne parle-t-on même pas ici de sortie
du capitalisme...) : glapissements et hauts cris, rappels à l’ordre de la
« raison économique », avertissements que ça ne marche pas et que ça
ne marchera jamais, injonction à faire une démonstration immédiate
d’efficacité, quand le néolibéralisme ne cesse, lui, de nous appeler à la
sagesse du long terme (où « s’obtiennent vraiment ses effets »), et
de nous renvoyer à la patience, patience des efforts de compétitivité qui
« finiront par payer », patience de l’Europe qui sera bientôt
sociale, enfin plus tard... — il faudra, donc, se souvenir de cette asymétrie
des exigences temporelles, qui somme les uns au court terme et accorde aux
autres le long, le très long terme, pour ne pas oublier, si jamais vient un
jour le moment de la transformation sociale, de préciser que nous demanderons
nous aussi vingt ans et pas une journée de moins.
Mais le pire dans toute cette affaire c’est peut-être
l’irrémédiable inanité de la stratégie Hollande et de ses conseillers, esprits
entièrement colonisés par la vue MEDEF du monde et qui n’ont d’autre point de
départ de toutes leurs réflexions que la prémisse, l’énoncé princeps
du néolibéralisme, il est vrai répété partout, entré dans toutes les têtes
sur le mode de l’évidence au-delà de toute question : « ce sont les
entreprises qui créent l’emploi ». Cet énoncé, le point névralgique du
néolibéralisme, c’est la chose dont la destruction nous fait faire un premier
pas vers la sortie de la prise d’otages du capital.
En tout cas, derrière « les entreprises ne créent pas
d’emploi » il ne faut certainement pas voir un énoncé à caractère
empirique — que les vingt dernières années confirmeraient pourtant haut la main
en tant que tel... Il s’agit d’un énoncé conceptuel dont la lecture correcte
n’est d’ailleurs pas « les entreprises ne créent pas d’emploi »
mais « les entreprises ne créent pasl’emploi ». Les entreprises n’ont
aucun moyen de créer par elles-mêmes les emplois qu’elles
offrent : ces emplois ne résultent que de l’observation du mouvement de
leurs commandes dont, évidemment, elles ne sauraient décider elles-mêmes,
puisqu’elles leur viennent du dehors — du dehors, c’est-à-dire du
bon-vouloir dépensier de leurs clients, ménages ou autres entreprises.
Dans un éclair de vérité fulgurant autant qu’inintentionnel,
c’est Jean-François Roubaud, président de la CGPME et Saint Jean Bouche d’or,
qui a vendu la mèche, à un moment, il est vrai, voué à être puissamment
révélateur : le moment de la discussion des « contreparties ».
Comme on sait à l’instant T moins epsilon qui précède la conclusion du
« pacte », le patronat jure sur la tête du marché qu’il s’en suivra
des créations d’emplois par centaines de mille et, comme de juste, à
l’instant T plus epsilon on n’est tout d’un coup plus sûr de rien, il
faudra voir de près, ne nous emballons pas, en tout cas il faut nous faire
confiance.
Et voilà ce gros nigaud de Roubaud qui déballe tout sans
malice ni crier gare :« encore faut-il que les carnets de commandes
se remplissent... » [16] répond-il en toute candeur à la
question de savoir si « les entreprises sont prêtes à embaucher en
échange » [17].
C’est pas faux Roubaud ! Or si les entreprises « produisaient »
elles-mêmes leurs propres carnets de commandes, la chose se saurait depuis un
moment et le jeu du capitalisme serait d’une déconcertante simplicité. Mais
non : les entreprises enregistrent des flux de commandes sur lesquels
elles n’ont que des possibilités d’induction marginale (et à l’échelle agrégée
de la macroéconomie aucune possibilité du tout [18]) puisque ces commandes
ne dépendent que de la capacité de dépense de leurs clients, laquelle capacité
ne dépend elle-même que de leurs carnets de commande à eux [19],
et ainsi de suite jusqu’à se perdre dans la grande interdépendance qui fait le
charme du circuit économique.
A quelques variations près, réglées par la concurrence
inter-firmes, la formation des carnets de commandes, dont Roubaud nous rappelle
— pertinemment — qu’elle décide de tout, ne dépend donc pas des entreprises
individuellement,mais du processus macroéconomique général. En situation de
passivité face à cette formation de commandes, qu’elles ne font qu’enregistrer, les
entreprises ne créent donc aucun emploi, mais ne font que convertir
en emplois les demandes de biens et services qui leurs sont adressées. Là
où l’idéologie patronale nous invite à voir un acte démiurgique devant tout à
la puissance souveraine (et bénéfique) de l’entrepreneur, il y a donc lieu de
voir, à moins grand spectacle, la mécanique totalement hétéronome de l’offre
répondant simplement à la demande externe.
On dira cependant que les entreprises se différencient, que
certaines réduisent mieux leurs prix que d’autres, innovent plus que d’autres,
etc. Ce qui est vrai. Mais n’a in fine d’effet que sur la répartition
entre elles toutes de la demande globale... laquelle demeure irrémédiablement
bornée par le revenu disponible macroéconomique. Ne peut-on pas aller chercher
au dehors un surplus de demande au-delà de la limite du revenu interne ?
Oui, on le peut. Mais le cœur de l’argument n’en est pas altéré pour
autant : les entreprises enregistrent, à l’export comme à domicile, des
demandes que, par construction, elles ne peuvent pas, individuellement, contribuer
à former, et elles se borneront (éventuellement) à convertir ces commandes en
emplois. En d’autres termes, les emplois ne sont que le reflet de demandes
passivement perçues. Aucun geste « créateur » du type de celui que
revendique l’idéologie patronale là-dedans. Les entrepreneurs et les
entreprises ne créent rien (en tout cas en matière d’emploi) — ce qui ne veut
pas dire qu’elles ne font rien : elles se font concurrence pour capter
comme elles peuvent des flux de revenu-demande, et font leur boulot avec ça.
Tout ceci signifie alors que nous n’avons pas à déférer à
toutes leurs extravagantes demandes au motif qu’elles détiendraient le secret
de la « création des emplois ». Elles ne détiennent rien du tout. Mais
si l’emploi n’est pas créé par les entreprises, par qui l’est-il donc, et à qui
devraient aller nos soins ? La réponse est que le « sujet » de
la création des emplois n’est pas à chercher parmi les hommes, en vérité le
« sujet » est un non-sujet, ou pour mieux dire la création des
emplois est l’effet d’un processus sans sujet, un processus dont le
nom le mieux connu est la conjoncture économique — terrible déception
de ceux qui attendaient l’entrée en scène d’un héros... La conjoncture
économique est en effet ce mécanisme social d’ensemble par quoi se forment
simultanément revenus, dépenses globales et production. Elle est un effet de
composition, la synthèse inintentionnelle et inassignable des myriades de
décisions individuelles, celles des ménages qui vont consommer plutôt
qu’épargner, celles des entreprises qui lanceront ou non des
investissements — et, drame pour la pensée libérale-héroïsante, il faut avoir
la sagesse intellectuelle de s’intéresser à un processus impersonnel.
Mais s’y intéresser, on le peut, et très concrètement
même ! Car la conjoncture est un processus qui, dans une certaine mesure
se laisse piloter. C’est précisément l’objet de cette action qu’on appelle la
politique macroéconomique. Mais, de cela, le gouvernement « socialiste »
a manifestement abdiqué toute velléité : ligoté par les contraintes
européennes qui ont si bien neutralisé toute possibilité de politique
économique active, et ayant renoncé par avance à tout effort de retrouver
quelque marge de manœuvre en cette matière, il ne lui est plus resté qu’à
dévaler avec tout le monde la pente de l’idéologie libérale-entrepreneuriale
pour former le puissant raisonnement que « si ce sont les entreprises qui
créent les emplois, alors il faut être très gentil avec les entreprises ».
Cependant, n’y a-t-il pas une contradiction à dire que le
capital a toute initiative et qu’il prend — activement — la société en otage,
quand, par ailleurs, on soutient que les entreprises sont réduites à
enregistrer — passivement — des demandes qu’elles n’ont aucun pouvoir de
former, et qu’elles n’ont dès lors nulle capacité de « créer
l’emploi ». Il n’y a là en fait rien de contradictoire mais l’effet d’une
asymétrie d’échelle, et une discontinuité classique quand on passe du
microéconomique au macroéconomique. Les entreprises séparément n’ont
aucune prise sur rien. C’est la composition de toutes leurs décisions qui fait
tout. Mais cette composition est la plupart du temps inintentionnelle et sans
cohérence spéciale — on en constate juste le résultat —, puisque c’est
précisément le propre d’une économie de marché, c’est-à-dire d’une économie
décentralisée que les agents y prennent leurs décisions par devers eux et sans
coordination avec les autres. Aussi chacun d’eux est-il renvoyé à son isolement
et à sa condition passive.
La situation change lorsque se présente un coordinateur. Le
« capital » prend peut-être son sens le plus haut lorsqu’il apparaît
ainsi sous l’espèce de la collectivité coordonnée des détenteurs de
moyens de production. Certes le capital existe hors de cet état coordonné, et
l’on peut bien maintenir qu’il est souverain — et preneur d’otages. Mais c’est
un souverain désarticulé — un pur effet de composition acéphale. Et il n’est
qu’un preneur d’otages de fait. Disons plus précisément : la société
se retrouve otage du processus impersonnel en quoi consiste la synthèse des
décisions des propriétaires individuels. Le souverain preneur d’otages ne prend
alors vraiment sa forme consistante qu’au moment où le capital accède au stade
du pour-soi en se posant, sous l’égide d’un coordinateur explicite (typiquement
le MEDEF), comme une unité d’action consciente. C’est par passage du
microéconomique au macroéconomique, c’est-à-dire de l’entreprise au capital, qu’apparaît
véritablement la lutte de classes à l’échelle de la société entière,
soit : un groupe constitué et unifié contre le reste.
On dira que ce capital coordonné se tire une balle dans le
pied lorsqu’il s’engage dans son chantage caractéristique de la grève de
l’investissement puisque, à gémir que rien n’est possible, il conduit en effet
tous ses membres à gémir de concert, et de concert aussi à retenir leurs
avances (leurs projets)... c’est-à-direin fine à torpiller pour de bon la
conjoncture dont pourtant ils vivent tous. Se seraient-ils coordonnés sur la
position inverse qu’ils ne se seraient pas moins donné raison, mais cette fois
en soutenant une conjoncture brillante... telle qu’ils auraient tous contribué
à la former. Mais d’une part, le capital, dont Marx rappelait qu’il est
incapable de dépasser « ses intérêts grossiers et malpropres », est
le plus souvent hors d’état d’accéder à ce degré de rationalité. Et d’autre
part, c’est l’horizon même de ces intérêts grossiers et malpropres qui lui
désigne les bénéfices immédiats du chantage à l’investissement, contre lequel
il espère bien ramasser autant d’avantages en nature (exonérations de toutes
sortes, réglementaires et fiscales) que possible — et c’est une rationalité qui
en vaut une autre : non pas la rationalité de l’entrepreneur mais celle de
l’extorsion. Et si, par une asymétrie caractéristique, le capital refuse, au
nom d’un argument idéologique, la coordination positive de l’investissement
(« que le libre marché fasse son œuvre ! »), il est en revanche
très capable de la coordination négative du chantage et de l’ultimatum.
On peut donc soutenir sans la moindre contradiction et la
thèse de la prise d’otages (globale, celle du capital) et celle de la
vaine prétention des entreprisesà « créer l’emploi ». Les
entreprises, séparément, ne créent rien. Mais il est vrai que, liguées en
capital coordonné, elles décident de tout. Reconnaissons qu’à la profondeur où
l’ânerie des « entrepreneurs qui créent l’emploi » est désormais
enkystée, mesurable à la vitesse-éclair à laquelle elle vient à la bouche de
l’éditorialiste quelconque, le travail d’éradication va demander du temps.
Raison de plus pour l’entamer tout de suite. La politique se portera mieux,
c’est-à-dire un peu plus rationnellement, quand ses discours commenceront
d’être à peu près purgés de toutes les contrevérités manifestes, et
manifestement attachées à un point de vue très particulier sur l’économie, et
quand les schèmes de pensée automatique que ces contrevérités commandent auront
été désactivés. Les entreprises ne créent pas l’emploi : elles
« opèrent » l’emploi déterminé par la conjoncture. Si l’on veut de
l’emploi, c’est à la conjoncture qu’il faut s’intéresser, pas aux entreprises.
Mais faire entrer ça dans une tête
« socialiste »... Il est vrai que parmi le programme chargé des
conversions symboliques à opérer, il y a à défaire l’habitude irréfléchie qui
consiste à donner le parti socialiste pour la gauche, et à donner (très
inconsidérément) de la gauche au parti socialiste. Alors que, rappelons-le, et
il met d’ailleurs assez d’effort comme ça pour qu’on n’en doute plus et qu’on
puisse l’en « créditer », le parti socialiste : c’est la
droite ! La Droite Complexée. A propos de laquelle, du train où vont les
choses, il va bientôt falloir se demander ce qu’il lui reste exactement de
complexes.
Notes
[1] Proposé en janvier par M. Hollande, le « pacte de
responsabilité » offre aux entreprises un allégement de cotisations
sociales de 30 milliards d’euros... dans l’espoir que celles-ci voudront
bien, en contrepartie, créer des emplois...
[2] France 2, 7 janvier 2013.
[3] BFM-RMC, 6 janvier 2014.
[4] Les Echos, 4-5 mai 2013.
[5] Les Echos, 23 mai 2013.
[6] Les Echos, 23 mai 2013.
[7] Matthias Fekl, député proche de Pierre Moscovici, cité in
Lénaïg Bredoux et Stéphane Alliès, « L’accord sur
l’emploi fracture la gauche », Mediapart, 28 avril 2013.
[8] Dans la nouvelle d’Edgar Allan Poe La Lettre volée (1844),
tous les protagonistes recherchent fébrilement un billet d’une importance
décisive qu’ils supposent caché, mais qui est en fait posé en évidence sur un
bureau.
[9] Cité in Julien Ponthus, « Hollande, VRP
de la “start-up République” à San Francisco », Reuters,
12 février 2014.
[10] Arnaud Montebourg, « La Matinale », France Inter,
18 février 2014.
[11] « Le président
de la CNAF dément la Présidence de la République », blog de
Gérard Filoche, 27 janvier 2014.
[12] Christian Chavagneux, « Pourquoi le
pacte de responsabilité n’améliorera pas les marges des entreprises et ne
créera pas d’emplois », blog Alternatives Economiques, 6 janvier
2014.
[13] Id.
[14] Daniel Cohen, « La baisse des
charges est davantage une option pratique qu’une conversion idéologique »,
entretien avec Franck Dedieu, L’Expansion, 18 février 2014.
[15] Pour un démontage en règle de cette thèse, voir le petit
livre de Laurent Cordonnier, Pas de pitié pour les gueux, éditions
Raisons d’agir, 2000.
[16] Les Echos, 3 janvier 2014.
[17] Id., la question lui est posée par Derek
Perrotte.
[18] En tout cas hors de toute coordination.
[19] Commande de travail pour les ménages-salariés, commande de
biens et services pour les entreprises-clientes.
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