Personne n’a encore pris la mesure des économies voulues par
le gouvernement. Alors que la déflation menace dans toute l’Europe, cette politique
procyclique risque de causer de lourds dégâts, à l'image de ce qui s'est
produit en Espagne.
« Jamais un gouvernement n’a engagé de telles
réductions sur les dépenses publiques. » Le ministre des finances,
Pierre Moscovici, insistait à nouveau, dimanche soir au micro de France Inter,
sur la « courageuse » politique du gouvernement. Effectivement, le
choix est sans précédent. Depuis l’après-guerre, jamais un gouvernement en
France n’a lancé un tel programme d’austérité. Il ambitionne d’économiser 50
milliards d’euros en trois ans.
Personne n’a encore pris la mesure de l’effort demandé.
L’annonce reste pour l’instant dans l’abstraction des milliards. Qu’est-ce que
50 milliards dans le flot des dépenses publiques – État, collectivités
locales, sécurité sociale – qui dépassent les 1100 milliards ? Dans
le lot, pense-t-on, il y a bien sûr des économies à faire. Tout le monde pense
aux ronds points inutiles, aux documents demandés trois fois par des
administrations différentes, etc. L’ennui, c'est que tout cela n’est pas du
tout à la hauteur de l’enjeu.
Le mensonge
de Vincent Peillon sur le gel de l’avancement automatique des
fonctionnaires donne une première illustration de ce qui se prépare dans le
secret des cabinets. Ce sont des réductions gigantesques qui sont en cours
d’élaboration, avec des ruptures complètes dans les systèmes sociaux et
publics. Sans le dire, la France est en train de s’engager dans une politique
d’austérité comparable à ce qu’a mis en place le gouvernement espagnol en
2008-2009 : une politique de la Troïka sans la Troïka.
Depuis le début de la crise financière, les termes de cette
politique de la Troïka sont désormais familiers. Et la France a déjà beaucoup
fait pour s’y conformer. Réduction du nombre de fonctionnaires ? C’est en
cours depuis 2009 et, en dépit de ses promesses électorales, François Hollande
a poursuivi la mesure. Diminution des salaires de la fonction publique ?
Le point d’indice de la fonction publique est gelé depuis 2010, ce qui équivaut
de fait à une baisse de 5 % environ des salaires et des pensions.
Remise en cause des systèmes de retraites ? Une
nouvelle réforme a été lancée par le gouvernement Hollande : le système
français repoussant l'âge de la retraite et allongeant la durée de cotisation
est devenu un des plus durs d’Europe, bien que la démographie soit favorable.
Suppression des professions réglementées ? La réforme est en cours pour
les taxis et les pharmaciens. Réduction des soins de santé : le programme
est aussi engagé de longue date. Révision du code du travail : la refonte
a là aussi déjà commencé et se poursuit notamment avec la réforme de
l'inspection du travail.
Après trois années de silence, l’ancien premier ministre
espagnol, José Luis Zapatero, qui a été un des premiers à expérimenter ces
remèdes, est revenu dans un livre (lire
l'entretien à Info Libre ici) sur cette période que beaucoup
considèrent comme une trahison. « La question, se justifiait-il, est
de savoir comment nous affrontons la concurrence. La réponse facile, entre
guillemets, tient à l’innovation, à la technologie… Mais ils (la Chine, l’Inde,
le Brésil) sont en train de l’acheter. La droite et le courant majoritaire de
l’économie disent : "Ah, ça, on ne peut le faire qu’avec une
dévaluation salariale, un marché du travail presque libre pour l’entreprise,
sans salaire minimum, avec moins de droits dans les contrats, une négociation
collective inexistante, parce que c’est la seule façon d’être compétitif…"
C’est à ce discours que la social-démocratie doit savoir répondre »,
expliquait-il.
José Luis Zapatero avait au moins comme justification d’être
soumis à une pression intense des marchés financiers et des responsables
européens, au moment où il a pris ces décisions. De plus, il y avait un côté
expérimentation en temps réel. Dans la panique, personne ne savait vraiment que
faire. François Hollande n’a pas cette excuse. Il n’y a pas de pression des
marchés, pas de risque d’explosion de la zone euro dans l’heure. Négligeant la
mise en garde de l’ancien premier ministre espagnol, François Hollande n’a pas
cherché une réponse sociale-démocrate. Il s’est contenté d’épouser sans grande
difficulté le discours du monde des affaires.
Dans les conciliabules organisés à Bercy, il se prépare
ainsi une politique d’austérité sans précédent. Des programmes entiers de
développement, d’investissement, de soutien à l’économie voire de sécurité vont
être visés. Même si le gouvernement dit refuser une politique arbitraire du
chiffre et lui préférer une réflexion approfondie dans ses choix et ses
missions, l’exemple de
la RGPP à nouveau remise sur le métier dit l’inverse :
l’État se prépare à supprimer budgets et effectifs, selon la règle du chiffre.
Les manœuvres autour du gel de l’avancement automatique dans
l’éducation nationale indiquent exactement la même chose. Pourquoi le
gouvernement cible-t-il d’abord l’éducation nationale ? Parce que ce sont
les plus gros bataillons de la fonction publique, qui représentent le plus gros
poste budgétaire pour l’État, après les charges financières liées à la dette.
Le mea culpa du FMI ou de l'OCDE
Pour justifier la mise en œuvre d’une politique si éloignée
des promesses de la présidentielle, François Hollande et le ministre des
finances Pierre Moscovici mettent en avant la nécessité de reprendre en main
les comptes publics, de ne pas perdre en crédibilité face aux financiers.
L’urgence absolue est aussi de redonner une compétitivité à la France.
Derrière le pacte de responsabilité défendu par François
Hollande, se cache un revirement idéologique qui laisse sans voix. Après avoir
défendu pendant des décennies non seulement une politique de la demande, mais
aussi le rôle d’impulsion et de soutien de l’État dans l’économie, le
gouvernement se rallie à la vision la plus libérale, qui considère que toute
dépense publique est par nature improductive. Cette conversion inattendue
l’amène à accepter des transferts massifs vers le privé, censé être le seul à
même de savoir ce qui est bon pour l’économie.
Ce ralliement est d’autant plus étonnant que les politiques
d'austérité imposées par l'Europe ont de moins en moins de défenseurs. Les
expériences passées de la Grèce, de l’Espagne ou du Portugal ont échaudé nombre
d’économistes et de politiques. L’Europe du Sud, soumise au régime de la
Troïka, a connu la plus grande destruction de richesses économiques en temps de
paix. Confrontées à un effondrement spectaculaire et qu’elles n’avaient pas
prévu des économies de l’Europe du Sud, les institutions internationales se
sont senties dans l’obligation de procéder à une révision critique de leurs
théories.
Les économistes du FMI ou de l’OCDE ont découvert, par
exemple, que les dépenses publiques n’étaient pas forcément improductives, que
les salaires versés aux fonctionnaires servaient à entretenir la consommation
et la demande, que l’État pouvait soutenir par ses dépenses la production et
l’investissement. Une vraie surprise !
Dans un
rapport très critique publié à l’automne 2012, l’économiste en chef
du FMI, Olivier Blanchard, insistait sur l’erreur conceptuelle que les États
européens avaient commise dans leurs prévisions – prévisions accréditées
par le FMI, malgré tout. Les gouvernements assuraient que pour un euro
d’économie dans les dépenses publiques, la contraction économique n’était que
de 50 centimes. Or, cela ne s’était pas passé comme prévu.
« De récents développements suggèrent que les
multiplicateurs budgétaires à court terme peuvent être plus grands que prévu au
moment de la planification budgétaire. Des recherches, dont il a été fait état
dans les derniers rapports du FMI, montraient que les multiplicateurs
budgétaires sont plus proches de 1 dans un monde où de nombreux pays s’ajustent
en même temps. Des analyses suggèrent ici que les multiplicateurs sont
désormais plus grands que 1 », écrivait le rapport. Les études du FMI
évaluent aujourd’hui les coefficients multiplicateurs entre 0,9 et 1,7. En
clair, pour un euro de dépense publique économisé, les contrecoups sur
l’économie peuvent être de 90 centimes à 1,7 euro.
La commission européenne conteste cette analyse du
FMI : elle juge que les effets contreproductifs de l’austérité sont
surestimés et s’en tient à sa règle passée : la politique d’ajustement et
de dévaluation interne finit par porter ses fruits. À l’appui de cette
thèse, elle met en avant les supposés succès espagnols. Après cinq années de
récession, dit-elle, la reprise se manifeste en Espagne.
Et quelle reprise ! L’activité économique a crû de
0,1 % au troisième trimestre, après une chute de près de 13 % en cinq
ans. Les crédits aux entreprises sont en baisse de 19 % à la fin de
l’année, la production baisse, la consommation aussi. Le chômage atteint un taux
de 26 %, et de 53 % pour les jeunes. Si l’Espagne enregistre un
premier excédent commercial depuis 1971, c’est surtout en raison de la chute
des importations. L’endettement de l’État qui était de 57 % du PIB en 2007
est passé à 93 % fin 2013, et devrait dépasser la barre des 100 %
cette année.
C’est à cette thèse européenne sur les mérites de la
dévaluation interne que souscrit le gouvernement. Comment exclure que les
mêmes causes ne produiront pas les mêmes effets qu’en Espagne ? La
question est soigneusement éludée par le gouvernement. Déjà, les premiers
effets de l’augmentation des prélèvements fiscaux et des mesures d’économies
décidées au cours des derniers dix-huit mois s’inscrivent dans les comptes de
la Nation. L’économie est à la limite de la récession La production
industrielle a baissé à nouveau de 0,3 % en décembre. Depuis le début de
la crise, elle a chuté de 16 %, pour revenir au niveau des années 2006.
Tout demeure bloqué depuis la crise financière. Six ans ont
passé et l’économie française fait du surplace. La consommation stagne. Les
investissements sont à leur plus bas niveaux depuis la crise de 1993, les
industriels repoussant tout projet faute de débouchés et de crédit. Le chômage,
par contre, s’envole. Décréter 50 milliards d’économies supplémentaires dans ce
contexte, c’est l’assurance d’un effondrement ou au moins d’une chute prolongée
dans la récession de l’économie française.
Les yeux rivés sur l’exemple allemand, François Hollande est
convaincu qu’il faut en passer par les adaptations menées en Allemagne dans les
années 2004-2008 pour relancer la compétitivité en France. C’est oublier,
au-delà des contraintes imposées par la monnaie unique bien plus défavorable à
la France qu’à l’Allemagne, et de la spécialisation très différente de
l’industrie allemande, que les plans
Hartz d’adaptation et d’ajustements parfois drastiques des
salaires ont été menés à une période où tous les autres pays européens étaient
en croissance. La rigueur allemande, même si elle a été payée à un prix élevé
par une partie des salariés allemands, a pu être menée sans trop de heurts
grâce à la demande et à la consommation du reste de l’Europe.
La situation est aujourd’hui radicalement différente. La
France se lance dans une austérité accrue au moment où l’Europe entière est
menacée par la déflation. Même s’il n’est jamais prononcé, le mot est dans tous
les esprits. Il a même échappé par inadvertance à Arnaud Montebourg, ministre
du redressement productif. Loin de mener une politique contracyclique pour
lutter contre ce danger considéré comme un des plus graves par les économistes,
le gouvernement décide de conduire une politique procyclique, au risque
d’aggraver encore la chute de l’économie française, mais aussi de toute
l’Europe.
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