Ce modelage artificiel des milieux naturels couvre désormais près du tiers de la surface terrestre, contre seulement 5 % en 1750.
« Nous avons déséquilibré le monde d’une façon telle que nous sommes aujourd’hui en droit de penser que le processus est pratiquement irréversible »
C’est aussi pour contourner les mouvements ouvriers dans les mines que les États-Unis ont ouvert l’ère du tout pétrole malgré son coût plus élevé.
« Nous nous méprenons à jouer à Dieu avec l’avenir de notre planète »
C’est aussi pour contourner les mouvements ouvriers dans les mines que les États-Unis ont ouvert l’ère du tout pétrole malgré son coût plus élevé.
« Nous nous méprenons à jouer à Dieu avec l’avenir de notre planète »
La civilisation industrielle a franchi une nouvelle étape.
Selon de nombreux scientifiques, elle s’est élevée au rang de force géologique
capable de décider de l’avenir de la Terre. Notre empreinte sur l’environnement
est telle que ses impacts se font déjà ressentir : hausse de la température
du globe, « sixième extinction » des espèces, acidification des
océans… Nous entrerions ainsi dans l’Anthropocène, « le nouvel âge des
humains ». Loin d’être inéluctables, ces impacts sont déterminés par des
choix politiques, économiques et idéologiques pris par une petite partie de
l’espèce humaine. Comment l’Humanité peut-elle reprendre collectivement la main
sur son destin ? Analyse.
« Nous ne sommes plus dans l’Holocène mais dans l’Anthropocène ! », lance le prix Nobel de chimie Paul Crutzen devant un parterre de scientifiques [1]. C’était il y a 14 ans. Depuis, de plus en plus de scientifiques commencent à penser que nous avons changé d’époque géologique. De quoi s’agit-il ? L’histoire de la Terre est subdivisée en époques géologiques de plusieurs milliers à quelques millions d’années [2], chacune marquée par un évènement biologique, climatique ou sismique dont le sol, puis les couches sédimentaires, garderont la trace indélébile. Le Jurassique supérieur a ainsi vu l’apparition des premiers oiseaux, quand, 70 millions d’années plus tard, la fin du Crétacé entérinait la disparition des dinosaures. Nous vivons actuellement dans l’Holocène, commencée il y a 11 500 ans avec l’émergence de l’agriculture et la sédentarisation de l’être humain.
Or, ces mêmes humains, nous, sont aujourd’hui devenus une
force géologique, influençant la faune, la flore ou le climat de la même
manière que pourraient le faire les courants telluriques faisant dériver les continents. « L’empreinte
humaine sur l’environnement est devenue si vaste et intense qu’elle rivalise
avec certaines des grandes forces de la Nature, en termes d’impacts sur le
système Terre », explique Paul Crutzen [3].
L’avènement de cette puissante empreinte marquerait donc la fin de l’Holocène
et le début de l’Anthropocène. Un nom issu du grec ancien anthropos, qui
signifie « être humain », et kainos pour « récent,
nouveau ». Un groupe de travail de l’Union internationale des sciences
géologiques prépare un rapport pour savoir si cette nouvelle époque géologique
doit être officialisée dans le tableau de l’échelle des temps géologiques. Il
sera rendu en 2016.
En quoi les êtres humains sont-ils devenus une force
géologique ?
Christophe Bonneuil, Jean-Baptiste Fressoz, L’Evénement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Editions du Seuil, 2013. |
Pour mieux évaluer l’empreinte humaine, des scientifiques
ont observé l’évolution de 24 paramètres du système Terre depuis 1750, de
l’accroissement de la population à celles des véhicules motorisés, en passant
par la déforestation, l’équipement en téléphones, l’utilisation d’engrais ou
les grandes inondations... [5].
Tous ces indicateurs s’emballent dès le 19e siècle, boostés par l’envolée de la
consommation énergétique. Hausse de la température du globe, appauvrissement de
la couche d’ozone, recul des glaciers, montée des mers, acidification des
océans constituent autant de changements planétaires provoqués sur des échelles
de temps très courtes par l’exploitation maximaliste de l’écosystème.
Quand l’Anthropocène a t-il débuté ?
Plusieurs hypothèses sont débattues. William Ruddiman,
paléoclimatologue américain, propose de situer le début de l’Anthropocène il y
a 5 000 à 8 000 ans. Les humains pourraient avoir émis suffisamment de gaz à
effet de serre – par la déforestation, les rizières et l’élevage – pour
modifier la trajectoire climatique de la Terre. D’autres scientifiques mettent
en avant la nouveauté de l’ère nucléaire, pétrochimique et électronique pour
faire débuter l’Anthropocène après la seconde guerre mondiale.
La thèse la plus acceptée fait commencer l’Anthropocène à la
fin du 18e siècle. Paul Crutzen avance précisément l’année 1784, date du brevet
de James Watt sur la machine à vapeur, et symbole du commencement de la
révolution industrielle. « Si l’on rapporte l’histoire de notre
planète (4,5 milliards d’années) à une journée de 24h, la révolution
industrielle se situe dans les deux derniers millièmes de seconde », illustre David
Brower, le fondateur de l’organisation écologiste les Amis de la Terre. Deux
millièmes de seconde dans une journée planétaire qui ouvrent une nouvelle
condition humaine ! Par comparaison, le règne des dinosaures aura duré
environ trois quarts d’heure.
L’Anthropocène aboutira-t-il à une « sixième
extinction » ?
« Nous avons déséquilibré le monde d’une façon telle
que nous sommes aujourd’hui en droit de penser que le processus est
pratiquement irréversible », explique à Mediapart le
glaciologue Claude Lorius, qui a popularisé la notion d’Anthropocène en
France [6].
Aucun retour à la « normale » n’est prévisible. Les
scientifiques ont d’ailleurs détecté plusieurs points de basculement au-delà
desquels les êtres humains entrent dans des zones d’incertitude. Trois
paramètres – cycle de l’azote, émissions de gaz à effet de serre, extinction de
la biodiversité – auraient déjà dépassé ce seuil, avec un risque de basculement
brutal vers des états non maitrisables [7].
C’est dans l’atmosphère que s’observe ce premier
« basculement ». La concentration du dioxyde de carbone est passée de
280 parties par million (ppm) à la veille de la révolution industrielle à 400
ppm en 2013, un niveau inégalé depuis 3 millions d’années (voir notre dossier sur
le réchauffement climatique). Outre la modification de la
composition chimique de l’atmosphère, le rythme de disparition des espèces est
100 à 1000 fois plus élevé que la normale géologique. Au point que les
biologistes parlent désormais de la « sixième extinction » – la
cinquième étant celle qui a emporté les dinosaures il y a soixante-cinq
millions d’années...
Sommes-nous tous coupables ?
Les êtres humains ont donc désormais acquis la capacité de
transformer l’ensemble du système Terre. Pour le meilleur et, surtout, pour le
pire... Mais tous les êtres humains sont-ils uniformément responsables ?
Le risque d’associer le rôle de nos sociétés à une nouvelle période géologique
serait de penser que l’ « espèce humaine » est,
globalement, responsable. Dans ce cas, peu importe que les banques
états-uniennes, chinoises et britanniques soient championnes en matière
d’investissements ultra polluants (voir ici).
Inutile de savoir qu’un Américain moyen consomme 32 fois plus de ressources et
d’énergie qu’un Kenyan moyen. Ou que 90 entreprises sont responsables de deux
tiers des émissions mondiales de gaz à effet de serre (voir là).
Et que moins de 1 % de la population possède à elle seule
40 % des richesses mondiales. Pointer l’espèce humaine dans sa
globalité dilue les responsabilités. Ce qui ne doit pas être le cas si l’on
veut encore réagir. La question de la responsabilité historique des États
industrialisés sera ainsi au cœur des discussions de la conférence climat à
Paris en 2015.
La version scientifique de l’Anthropocène induit aussi
l’idée que l’espèce humaine aurait détruit la nature... par
inadvertance. « Une fable ! », rétorquent les historiens
français Jean-Baptiste Fressoz et Christophe
Bonneuil, auteurs de L’Evénement Anthropocène [8]. Leur ouvrage revisite l’histoire de
l’énergie sous l’angle des choix politiques, militaires et idéologiques. Les
usages domestiques du solaire étaient par exemple très développés aux
États-Unis au début du 20e siècle, avant qu’une coalition de promoteurs
immobiliers menée par General Electric n’entrave le développement des
chauffe-eau solaires au profit du chauffage électrique. C’est aussi pour
contourner les mouvements ouvriers dans les mines que les États-Unis ont ouvert
l’ère du tout pétrole malgré son coût plus élevé.
Face à l’impuissance des politiques, le règne de la
techno-science ?
Face à cette tâche prométhéenne, que l’on peut difficilement
appréhender à l’échelle d’une vie, et encore moins à l’échelle d’un mandat
politique, comment considérer que l’action collective sert encore à quelque
chose ? « L’Anthropocène et sa temporalité grandiose
anesthésient le politique », redoutent les deux historiens. L’Anthropocène
marquera-t-il non seulement l’élévation des humains au rang de force
géologique, mais aussi l’avènement de leur impuissance [9] ?
Dans ces conditions, experts et savants vont-ils devoir prendre les commandes
d’une planète déréglée ? « Une tâche redoutable attend les
scientifiques et ingénieurs qui auront à guider la société vers une gestion
environnementale soutenable à l’ère de l’Anthropocène », prédit le prix
Nobel de chimie Paul Crutzen.
Plusieurs dispositifs de manipulation du climat à grande
échelle, répondant au nom de « géo-ingénierie », sont déjà financés
et expérimentés (voir notre
enquête). Dans ce scénario, exit les
expérimentations « par en-bas » de sobriété volontaire et
de transformation écologique et sociale. Retour à la case
« techno-science », au complexe militaro-industriel, et à leur culte
de l’opacité. « Nous nous méprenons à jouer à Dieu avec l’avenir de
notre planète », alerte l’économiste australien Clive Hamilton [10]. « Pour
les vrais Prométhéens, réguler le climat d’aujourd’hui ne suffit pas.
L’objectif est de prendre le contrôle de l’histoire géologique
elle-même. »
Les mouvements démocratiques peuvent-ils reprendre la
main ?
Les critiques des dégâts du « progrès » sont
anciennes. Et n’ont pas attendu l’actuelle prise de conscience sur l’ampleur du
réchauffement climatique. Les cahiers de doléances de 1789 témoignent de
plaintes innombrables contre les activités industrielles accusées de causer la
déforestation et d’augmenter le prix du bois [11].
A cette époque sont déjà débattues les conséquences climatiques de la
déforestation. La mécanisation de la production fait aussi l’objet d’un large
mouvement de contestation et de bris de machines en Europe à la fin du 18e
siècle.« Les résistances ne portent jamais contre "la" technique
en général mais contre "une" technique en particulier et contre sa
capacité à écraser les autres », rappellent les deux historiens français.
Toutes ces luttes ont été tenues à la marge en leur temps par les élites
industrielles et supposées progressistes, avant d’être oubliées. Les nouvelles
formes d’engagement contre les décisions politiques et économiques de
quelques-uns subiront-elles le même sort ?
Le rêve de l’abondance matérielle s’évanouit. Des scénarios
de pénurie se dessinent. Comment refonder l’idéal démocratique dans ce
contexte ? Des citoyens et chercheurs imaginent et discutent les contours
de la « résilience » : la capacité d’un système à s’adapter à
des évènements extérieurs et à des changements imposés. C’est l’une des notions
clés du réseau des villes en transition. Initié en Grande-Bretagne, ce réseau
explore les voies permettant de libérer les villes et leurs habitants de la
dépendance pétrolière (comme à Boulder
aux Etats-Unis). « L’enjeu est de traverser la mutation de
nos sociétés en préservant leur cohésion sociale, leur capital écologique et
leur stabilité », explique l’un des initiateurs, Rob Hopkins [12].
En France, les initiatives en matière de sobriété
énergétique foisonnent, à l’instar du Mené, petit territoire breton où la
transition écologique est en voie d’achèvement (à découvrir
ici). Dans les Alpes-Maritimes, des hackers
et agriculteurs s’allient pour l’autonomie énergétique. La
lutte pour une véritable transformation
écologique et sociale s’ancre à Notre-Dame-des-Landes. Des
chercheurs se penchent sur d’autres scénarios d’utilisation des terres
agricoles tels Afterres 2050,
ou de transition énergétique comme Negawatt.
Parmi les différentes voies ouvertes, l’une propose de sacrifier une partie du
monde – et de ses habitants – pour prolonger le rêve de l’abondance, une autre
invite à vivre l’Anthropocène avec lucidité et humilité.
Le passage à l’Anthropocène nous rendra-t-il plus
responsable ?
Si le dérèglement climatique apparaît comme un phénomène
abstrait et mondial, que dire de l’Anthropocène ? Jusqu’à maintenant, ce
concept demeure confiné dans la communauté de chercheurs. Il est devenu un
point de ralliement entre géologues, écologues, spécialistes du climat,
historiens et philosophes pour penser cet âge dans lequel l’humanité est
devenue une force géologique majeure.
Malgré sa technicité, l’Anthropocène bouleverse les
représentations du monde et se veut d’une brûlante actualité. A l’aune de cette
nouvelle ère, même le mot « crise » est marqué d’un optimisme
trompeur car il renvoie à une période dont l’issue est
imminente. « Vivre dans l’Anthropocène, c’est donc se libérer
d’institutions répressives, de dominations et d’imaginaires aliénants, ce peut
être une expérience extraordinairement émancipatrice », espèrent
Jean-Baptiste Fressoz et Christophe Bonneuil, qui appellent
à « reprendre politiquement la main sur les institutions, les élites
sociales, les systèmes symboliques et matériels puissants qui nous ont fait
basculer. L’Anthropocène condamne à la responsabilisation. »
Notes
[1] Colloque du Programme international
Géosphère-Biosphère à Cuernava (Mexique)
[2] Plusieurs époques composent une période géologique, le
quaternaire actuellement, qui elles-mêmes composent une ère de plusieurs
dizaines de millions d’années.
[3] W. Steffen, J. Grinevald, P.J. Crutzen et J.R.
McNeill, « The Anthropocene : Conceptual and historical
pesrpectives », Philosophical Transactions of the Royal Society A,
vol 369, n° 1938, 2011, 842-867
[4] Les 45 000 barrages de plus de 15 mètres de haut
retiennent 15 % du flux hydrologique des rivières du globe. Source :
Christer Nilsson et Al, « Fragmentation and flow regulation of the world’s
large river systems », Science, vol. 308, 15 avril 2005, pages
405-406.
[5] Les 24 paramètres sont les suivants : population,
PIB réel total, investissement direct étranger, construction de barrages sur
les rivières, consommation d’eau, consommation d’engrais, population urbaine,
consommation de papier, restaurants Mc Donalds, véhicules motorisés,
téléphones, tourisme international, concentration atmosphérique de CO2/N2O/CH4,
appauvrissement de la couche d’ozone, température moyenne de surface de
l’hémisphère Nord, grandes inondations, écosystèmes océaniques, infrastructures
des zones côtières, biogéochimie des zones côtières, perte de forêts et forêts
tropicales, surface de terres exploitées, biodiversité mondiale. Source :
données issues de igpb.net, W. Steffen (dir.), Global Change and the Earth
System : A planet under pressure, New York, Springer, 2005, p 132-133.
[6] Claude Lorius, Laurent Carpentier, Voyage dans
l’Anthropocène, cette nouvelle ère dont nous sommes les héros, Actes Sud,
janvier 2011.
[7] Selon l’équipe scientifique du Resilience Centre à
Stockholm. Source : Anthony D ; Barnosky et al., « Approaching a
state shift in Earth’s Biosphere », Nature, vol. 486, 7 juin 2012,
52-58.
[9] L’idée d’ « impuissante
puissance » est due à Michel Lepesant, lors des Rendez-vous de
l’Anthropocène, co-organisés par l’EHESS et l’Institut Momentum au
printemps 2013.
[10] Clive Hamilton, Les Apprentis sorciers du
climat : raisons et déraisons de la géo-ingénierie, coll.
Anthropocène, Ed. Seuil,
2013.
[11] Arlette Brosselin, Andrée Corvol et François
Vion-Delphin, « Les doléances contre l’industrie », in Denis Woronoff
(dir.), Forges et forêts. Recherches sur la consommation
proto-industrielle de bois, Paris, EHESS, 1990, 11-28.
[12] Rob Hopkins, The transition handbook : from
oil dependancy to local resilience. Green Books, 2008.
L'entrée dans l'anthropocène, c'est donc surtout l'entrée dans l'ère où il va falloir à apprendre à penser, agir et gouverner en pensant systématiquement aux conséquences (pour reprendre la réflexion d'un article récent : http://vertigo.revues.org/9468 ).
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