"Au nom de la rentabilité à court terme, on sacrifie le développement social et environnemental à plus long terme. Les investisseurs étrangers ont quatre responsabilités vis-à-vis du développement : la première est financière, au sens du partage de la valeur économique et du paiement de l’impôt. La deuxième touche à la création d’emploi : quelles conditions réserve-t-on aux salariés et aux sous-traitants ? La troisième est sociétale et environnementale : quelle est l’utilité sociale réelle du bien ou du service produit ?"
Entretiens croisés – La tendance est à faire de l’aide
publique un levier pour favoriser l’investissement privé dans les pays en
développement. Et pour en assurer les « performances sociales et
environnementales ». Avec quels résultats ? Quelle conception de l’entreprise ?
Des questions qui méritent débat.
Henry de Cazotte – Le volume de l’aide au développement [1]
et les financements des institutions financières de développement demeurent
aujourd’hui très marginaux par rapport aux flux d’investissements privés, sauf
dans les pays très pauvres. Mais ces acteurs du développement servent de
facilitateurs pour catalyser les investissements privés sur des projets à fort
impact sur le développement, dans des secteurs et régions jugés souvent trop risqués
par les investisseurs traditionnels. C’est une mission classique du
développement, qui permet de soutenir la construction d’infrastructures, de
ports, d’usines de transformation alimentaire… Et d’appuyer les entreprises qui
participent au développement en créant de la valeur ajoutée, en créant de
l’emploi, en distribuant des salaires, en payant des impôts ou en assurant des
services essentiels pour les populations. Avec un principe : les projets privés
rentables ne sont pas subventionnés ou très rarement. Ils ne coûtent donc rien
au contribuable français. Le soutien de l’État passe par l’Agence française de
développement (AFD), pivot de l’aide française, mais aussi à travers les
institutions multilatérales.
La filiale de l’AFD dédiée au secteur privé, Proparco,
finance des investissements dans les pays du Sud, dans des domaines clés pour
le développement : infrastructures, agro-industrie, accès aux services
financiers… Outre les grands projets, le financement des petites et moyennes
entreprises représente une grande partie de son activité, le plus souvent à
travers des institutions financières locales. En effet, le développement d’une
infrastructure financière solide et sophistiquée en matière de services offerts
est une condition nécessaire pour favoriser la croissance durable du secteur
privé. Les institutions financières constituent aussi de puissants relais pour
diffuser auprès d’un grand nombre d’acteurs économiques des standards
environnementaux et sociaux élevés.
Sur tous les projets, nous évaluons au préalable les
résultats attendus en matière de développement économique et social, de respect
des droits humains, d’amélioration des conditions de travail, de mise à niveau
environnementale en nous appuyant sur les meilleurs standards internationaux.
Par la suite, nous évaluons si ces résultats ont été atteints et nous nous
assurons que les sociétés financées améliorent leurs performances
environnementales et sociales. Concrètement, une entreprise qui a recours à
l’AFD sait qu’elle est attendue sur ces aspects, voire qu’elle devra se mettre
aux normes (pour sa gestion des déchets, son efficacité énergétique…). En
parallèle, l’AFD mène aussi une activité de financement de très petites
entreprises et de renforcement des capacités. Elle apporte, par ailleurs, un
appui technique aux intermédiaires financiers locaux (banques de développement,
banques commerciales, sociétés de leasing et de crédit-bail, institutions de
micro-finance), pour monter en compétence dans l’analyse des critères sociaux
et environnementaux demandés aux petites entreprises locales.
Cécile Renouard – La gravité des enjeux actuels devrait
inviter les entreprises à repenser vraiment leur développement économique à la
lumière des enjeux écologiques et énergétiques. Or, au nom de la rentabilité à
court terme, on sacrifie le développement social et environnemental à plus long
terme. Les investisseurs étrangers ont quatre responsabilités vis-à-vis du
développement : la première est financière, au sens du partage de la valeur
économique et du paiement de l’impôt. La deuxième touche à la création d’emploi
: quelles conditions réserve-t-on aux salariés et aux sous-traitants ? La
troisième est sociétale et environnementale : quelle est l’utilité sociale réelle
du bien ou du service produit ? Quels sont les effets directs et indirects de
l’activité sur l’environnement humain et naturel ? La mesure actuelle des
externalités négatives est trop faible. C’est une des grandes faiblesses de la
théorie économique. Si Adam Smith, dans certains écrits, luttait contre
l’esclavage, il ne faisait pas le lien entre la croissance britannique et le
travail des esclaves dans les plantations de tabac en Amérique.
Le principe moral du « double effet » (saint Thomas d’Aquin)
permet de réfléchir à cette responsabilité sociétale. Pour une entreprise, il
consiste, avant le démarrage d’une activité, à en cartographier les bienfaits
et méfaits potentiels. Si les méfaits sont disproportionnés, il faut prendre
les moyens de les limiter. Simple dans son énoncé, ce principe est plus
complexe dans sa mise en œuvre. Et les critères des investissements socialement
responsables sont insuffisants. Dans le cas des pétroliers au Nigeria, les
externalités concernent toutes les sphères de l’activité humaine, sans compter
l’environnement naturel. Quels types d’actions entreprendre ? Avec quels
acteurs ? Il est illusoire de penser que l’entreprise peut, seule, compenser
l’ensemble des externalités négatives, d’où le rôle important des États et de la
société civile. Il s’agit de préciser l’idée de « ne pas nuire ». La
contribution de l’entreprise au développement économique local relève aussi de
sa responsabilité sociétale : comment met-elle des compétences au service des
populations ? Il faut éviter autant que possible la philanthropie : elle peut
avoir des effets néfastes, notamment quand l’entreprise développe des projets
dans des domaines éloignés de ses champs de compétence, avec des risques
d’instrumentalisation, de luttes locales de pouvoir, etc.
La quatrième responsabilité est d’ordre politique. Comment
l’entreprise contribue-t-elle à la gestion et à la préservation des biens
communs mondiaux ? Cela interroge également sa gouvernance, ses grilles de
rémunération… La notion de « gouvernement partagé de l’entreprise » montre que
les décisions peuvent aussi venir des salariés. Il faudrait renforcer le
pouvoir des dirigeants, notamment ceux des filiales, dont le rôle se cantonne
trop souvent à de la représentation. Leur marge de manœuvre est très réduite.
Sinon, pourquoi ce qu’ils nous disent hors micro serait-il si différent de la
parole officielle de leurs entreprises ?
L’enfer serait-il pavé de bonnes intentions ?
H. de Cazotte – Je serais moins réservé. Le foisonnement
d’initiatives portées par les entreprises pour un développement inclusif, les
démarches « BOP » (bottom of the pyramid), les fonds d’investissement
responsables, etc., témoignent d’une vision de long terme : les entreprises ont
besoin de travailler dans un pays où elles peuvent développer leur activité, où
les gens sont formés, où l’environnement est porteur à long terme, car une
entreprise ne peut prospérer dans la violence et la misère. Quant à la
philanthropie (« do good », disent les Anglo-Saxons), elle devient une industrie
(Fondation Gates). Ces initiatives ont peut-être des effets pervers, mais les
enjeux sont tels que chacun doit jouer son rôle dans ce développement
mondialisé. Soyons pragmatiques ! Il faut nouer une alliance entre efforts
publics et privés autour du développement, afin que localement les gens en
tirent des bénéfices (en termes d’agriculture, de santé, d’éducation, d’accès à
l’eau potable…) et que l’entreprise y trouve son compte en termes d’utilité :
si elle ne fabrique des lunettes que pour les 10 % les plus riches, quel sera
son impact ? Combien d’écoliers en bénéficieront ?
C. Renouard – Heureusement que le secteur privé s’interroge
sur la façon dont il contribue au développement ! Dans les pays du Sud, des
entreprises acceptent de vendre moins cher en se disant qu’elles vendront
davantage. Les objectifs peuvent être sincères, mais la pratique poser
question. Au Bangladesh, Grameen Danone[2] souhaitait initialement développer
plusieurs dizaines d’usines pour produire des yaourts enrichis en micronutriments
à destination des plus pauvres. Or la deuxième usine peine à voir le jour. Pour
que ces yaourts représentent un réel apport nutritionnel, il faudrait en manger
très régulièrement… Mais le yaourt est-il bien le produit dont ont besoin ces
populations ? S’interroger sur l’utilité réelle de l’activité économique pour
les intérêts à long terme des populations oblige à une réflexion avec d’autres,
les pouvoirs publics notamment. Il faut repenser, aussi, la communication des
entreprises. Dans le cas du projet de recyclage conçu par Danone au Mexique,
l’idée de boire de l’eau, symbole de pureté, dans une bouteille recyclée ne va
pas de soi ! L’entreprise seule ne peut contribuer à améliorer les conditions
de vie de telle ou telle population pauvre. De ce point de vue, les
investissements dans la durée d’entreprises comme Danone en matière
d’innovation sociale et de « co-création » de valeur sont très précieux.
H. de Cazotte – Il est nécessaire que les entreprises
travaillent avec la société civile, la municipalité, les leaders locaux, les
entreprises locales… Beaucoup de cadres juridiques nouveaux apparaissent : on
ne peut plus opposer monde public et monde privé, monde du capitalisme
international et entreprises locales, car les enjeux globaux sont devenus trop importants
et ne peuvent être compartimentés… Le secrétaire général de l’Onu demande au
secteur privé mondial de l’aider à résoudre les problèmes (notamment pour la
lutte contre le changement climatique) et de contribuer au développement
durable universel ; des entreprises s’allient à des ONG, à des collectivités…
Ce travail collectif ouvre une autre dynamique. Par exemple, pour aller vers un
monde plus sobre, où l’on consomme moins par unité, il faut beaucoup
d’imagination : inventer de nouvelles façons de construire et de produire, des
solutions qui consomment moins d’énergie. Mais pour aboutir à des solutions
viables, il faut travailler ensemble, avec les entrepreneurs. L’AFD veut se
situer au centre des questions de développement, l’effort public étant dans
l’accompagnement de ces transformations sociales, en matière d’habitat, de
santé, d’éducation. Sa mission sera alors d’inciter, de favoriser les effets de levier pour permettre
de créer du nouveau.
Si l’Onu et des ONG font appel aux entreprises, n’est-ce pas
le signe d’un rapport de force déséquilibré ? Dans un monde où bien des États
sont en position de faiblesse face aux investisseurs, est-ce aux bailleurs de
se substituer aux autorités du pays pour s’assurer de la valeur sociale ajoutée
des investissements ?
H. de Cazotte – Les États en développement sont adultes !
Ils ne peuvent se suffire d’une solidarité compassionnelle ni de philanthropie.
Ils veulent participer à une mondialisation active. Leurs élites sont
mondialisées : celles du Sénégal ou du Cameroun naviguent entre Shanghai,
Londres, New York, Paris. En témoigne le projet M-PESA de « mobile banking »
développé par des chercheurs kényans à l’université de Nairobi. Je voudrais
poser un regard nouveau sur notre métier de l’« aide » : il s’agit d’une
responsabilité où tous les acteurs, ensemble et moins dans une perspective
Nord-Sud, cherchent à résoudre des problèmes communs, ceux de la pauvreté et de
l’emploi, ceux du climat et de la soutenabilité environnementale, bien entendu
chacun à la mesure de ses capacités. Le Chili a dépassé le Portugal au niveau
de l’IDH [indice de développement humain] ! Si l’on se dit : les pays en
développement souhaitent offrir une qualité de vie, des standards minimum, il
faut qu’ils aient accès aux mêmes produits, aux mêmes services. Qui va leur
fournir ? En grande partie les entreprises, en sus du rôle que doivent jouer
des États régulateurs et des systèmes de gouvernance responsable ! Et les
institutions internationales publiques sont là pour contribuer à ces nouveaux
échanges et à cette nouvelle organisation du monde.
« L’enjeu, c’est que les élites du Nord et du Sud prennent
en charge leurs responsabilités vis-à-vis des populations des pays dans
lesquels elles vivent. » C. Renouard
C. Renouard – L’enjeu, c’est que les élites du Nord et du
Sud prennent en charge leurs responsabilités vis-à-vis des populations des pays
dans lesquels elles vivent. Il subsiste des rapports de force extrêmement
puissants. Des dirigeants d’entreprises le reconnaissent : pour eux, c’est de
régulation, d’harmonisation juridique internationale dont nous avons besoin…
Mais jamais ils ne le disent en public ! En Inde, dans l’État du Tamil Nadu,
les pouvoirs publics ont l’impression qu’en attirant des constructeurs
automobiles, ou Michelin, ils vont permettre aux classes moyennes d’acheter des
voitures. En même temps, ils disent vouloir augmenter la proportion de
transport en commun par rapport à la voiture individuelle. C’est
schizophrénique ! Ils pensent le développement par la croissance tout en
reconnaissant que ce n’est pas tenable. Et ils attendent que l’exemple vienne
d’abord des pays du Nord.
Est-ce d’abord aux entreprises de répondre aux besoins des
populations ? En Inde, c’est à l’État que les militants ont demandé (et obtenu,
contre le lobby agro-industriel) de rendre effectif le droit à l’alimentation
des enfants…
C. Renouard – Je suis pour le renforcement de l’État quand
il y a des gouvernements élus. Mais attention à ne pas être instrumentalisé,
comme c’est le cas dans les bidonvilles en Inde, où l’on vote pour tel ou tel
qui a proposé un avantage en nature. Les ambiguïtés de l’action du secteur
privé peuvent poser d’énormes problèmes. Regardons les secteurs qui ont une
réelle utilité sociale. En quoi de grosses entreprises contribuent-elles au
développement, quand leur but est de conquérir un milliard de consommateurs en
plus, aux dépens de structures locales produisant des biens et services de
qualité ? Certains se défendent en avançant que « les pauvres ont droit d’avoir
accès à des biens de marque » ! Unilever, il y a une dizaine d’années,
réfléchissait à la mécanisation de l’industrie du thé au Kenya, qui
représentait environ 20 000 cueilleurs, soit 100 000 ayants droit. Un véritable
drame pour ces familles ! Il a finalement été décidé, au niveau de l’industrie
du thé dans son ensemble en lien avec l’ONG Rainforest Alliance, d’éviter une
mécanisation qui entraînait une perte de qualité et de produire du thé
labellisé. Ce dispositif est un bel exemple de recherche d’une filière plus
juste.
En 2011, les entreprises étrangères ont investi 472
milliards de dollars dans les pays en développement, mais rapatrié 420
milliards de dollars de bénéfices[3]. Faut-il miser sur elles pour apporter des
investissements suffisants et pérennes ?
H. de Cazotte – Une entreprise qui rapatrie des bénéfices a
peut-être créé encore plus de valeur ajoutée ! Il faut s’attacher à mesurer
comment cette valeur est répartie, si le niveau des salaires est décent, si
l’entreprise contribue à la formation de ses salariés et, bien sûr, si les
impôts dus sont payés. Il faut renforcer la capacité des États des pays en
développement à établir des bases fiscales aussi larges que possible, en
s’assurant que l’ensemble des agents économiques paient leurs impôts. Nous
réfléchissons sur la transparence des marges, sur les chaînes de valeur,
notamment dans les pays dépendant des ressources extractives, où l’on exporte
parfois les bénéfices dans des paradis fiscaux pour éviter la pression fiscale.
La société civile internationale interpelle nos politiques à ce sujet.
Différentes initiatives, au G20, mais aussi l’Initiative de transparence pour
les industries extractives, poussent les entreprises à payer des impôts dans
les pays où elles produisent. Mais l’économie n’est pas uniquement le fait de
ces méga-entreprises : le passage d’un grand nombre de petites entreprises à
l’économie formelle est aussi un enjeu majeur pour créer une base fiscale
large.
« Il faut renforcer la capacité des États des pays en
développement à établir des bases fiscales aussi larges que possible. » H. de
Cazotte
C. Renouard – En matière fiscale, on peut d’abord se
demander si les entreprises respectent la loi. Il y a beaucoup de
contournements. Des règles de transparence, contraignantes ou non, sont
progressivement adoptées, témoignant d’une prise de conscience : la loi
américaine Dodd-Frank[4] a fini par faire bouger l’Union européenne. Au-delà,
c’est la légitimité des dispositifs comptables qui est en jeu, quand ils
permettent de réduire le bénéfice imposable des filiales localisées dans les
pays du Sud (à travers notamment les prix de transfert sur les immatériels). La
légalité des pratiques d’une entreprise est loin d’assurer sa contribution
réelle au développement local.
L’AFD ne pourrait-elle pas conditionner son soutien aux
acteurs privés à des règles de transparence sur la localisation des profits ?
Et, comme la Banque mondiale, exclure de ses appels d’offres un groupe condamné
deux fois pour corruption dans les cinq années précédentes ?
H. de Cazotte – L’intérêt du pays est pris en compte dans
nos projets et la transparence est intégrée dans tous nos cadres juridiques.
Dans le secteur minier notamment, nous nous attachons à promouvoir la
transparence et à nous assurer d’un partage équitable des revenus entre
partenaires publics et privés. En revanche, le groupe AFD applique les
procédures de diligence conformément aux normes européennes de lutte
anti-blanchiment. Si une entreprise a été plusieurs fois condamnée (et pas
seulement suspectée) au cours des dernières années, il est probable que nous
l’écarterons dès l’instruction du projet pour éviter tout risque de fraude. De
même, nous ne travaillons pas dans les pays jugés non conformes par le Gafi
[Groupe d’action financière internationale].
Quel est le but recherché quand Proparco investit dans une
holding fondée par la famille Pinault aux Îles Caïman ?
H. de Cazotte – Proparco investit essentiellement en direct
ou via des banques pour le financement de PME locales. Les fonds
d’investissement ne représentent que 5 % de son bilan. Tout engagement dans un
tel fonds suppose un accord préalable sur les secteurs, les critères
d’intervention et de sélection, une présence aux instances de décision du fonds
et un reporting régulier sur les investissements. Le fait que des flux
d’investissements privés s’orientent vers les pays en développement est positif
et doit être encouragé. L’immatriculation des fonds dans des territoires comme
les Îles Caïman – qui n’est pas une juridiction non-coopérative telle que
définie par l’OCDE [Organisation de coopération et de développement
économiques] – répond à un souci de transparence fiscale. Comme le Luxembourg
ou l’Île Maurice, les Îles Caïman proposent un cadre juridique permettant aux
fonds d’investissement de ne pas être imposés plusieurs fois sur un même flux
de revenus. Le cadre juridique facilite aussi l’administration et la gestion de
tels fonds. Mais lorsqu’un pays figure sur la liste des juridictions
non-coopératives établies par l’OCDE, nous n’y travaillons pas[5] via des fonds
ou des holdings.
Existe-t-il des voies de recours auprès de l’AFD pour les
populations affectées par ses projets ? Pourrait-elle suspendre, par exemple,
son soutien à Socapalm[6], dont les impacts sociaux et environnementaux
négatifs au Cameroun ont été reconnus, en 2013, par le point de contact
français de l’OCDE ?
H. de Cazotte – À l’AFD, nous avons une « boîte aux lettres
» pour les requêtes et nos agences locales sont au contact permanent des
bénéficiaires. La Banque mondiale ou la Banque européenne d’investissement
disposent de même de bons dispositifs. La pression mondiale pour une
gouvernance participative et la transparence de l’aide est plus forte
qu’auparavant et ceci est positif. D’où le site que le ministère des Affaires
étrangères a lancé sur l’aide au Mali, et bientôt dans vingt-deux pays
prioritaires. Par ailleurs, en matière environnementale et sociale, nous
mettons en place des plans d’action qui comprennent souvent des engagements
contractuels (notamment une obligation de reporting). Le non-respect du contrat
pourrait conduire à suspendre notre engagement.
En apportant son soutien à Socapalm, Proparco avait pour
objectif de soutenir le développement d’une entreprise de premier plan dans
l’agro-industrie au Cameroun, ayant des impacts majeurs en matière de création
d’emploi, de génération de revenus et de valorisation des ressources agricoles.
Nous avons aussi, en tant que bailleur, un rôle d’accompagnement, pour faire
progresser les performances environnementales et sociales de nos partenaires.
C. Renouard – Aux États-Unis, l’application de l’Alien Tort
Claims Act, de 1789, permet à des étrangers de porter plainte devant des
tribunaux américains pour violation des droits de l’homme dans leur pays. La
procédure a été utilisée à peu près au même moment contre Unocal par des
plaignants birmans et contre Total devant le tribunal de Nanterre pour
complicité des entreprises vis-à-vis du travail forcé. Les deux cas ont abouti
sur un accord à l’amiable[7]. Est-il acceptable, en France, que le procureur de
la République puisse arrêter la procédure pénale quand les intérêts du pays
sont en jeu ? Dans les cas de violations avérées des droits de l’homme mettant
en cause des individus ou des sociétés françaises, on devrait rendre possible
un droit de recours devant les tribunaux.
La pertinence d’un projet se mesure aussi par son impact à
moyen terme sur le lien social. Souvent, les entreprises ne s’en donnent pas
les moyens. L’incitation ne suffit pas : il faut des réglementations
contraignantes ! Même si, par peur du risque de réputation, l’on prête
désormais attention à des choses que l’on négligeait jusqu’ici.
Propos recueillis par Jean Merckaert et Aurore Chaillou en
octobre 2013.
Notes :
[1] L’aide publique au développement française représentait
9,3 milliards d’euros en 2011, soit 0,46 % du revenu national brut (source :
site du ministère des Affaires étrangères). Quant aux flux annuels
d’investissements sortant de France, ils ont représenté 28 milliards d’euros en
2012 et 35 milliards d’euros en 2011 (source : Banque de France). L’ensemble
des notes de bas de page est du fait de la rédaction.
[2] Projet alliant le groupe Danone et la Grameen Bank.
[3] Source : Development Initiatives, « Investments to End
Poverty », rapport, devinit.org, septembre 2013.
[4] Cette loi, promulguée en juillet 2010, entérine la
revendication de la campagne « Publiez ce que vous payez », obligeant les
sociétés minières, gazières et pétrolières cotées à Wall Street à publier les
versements effectués aux pouvoirs publics dans tous les pays d’extraction. L’UE
a dupliqué la mesure dans une directive de juin 2013.
[5] Cet entretien a eu lieu avant la publication, le 21
novembre 2013, de la liste de l’OCDE classant le Luxembourg au rang de
juridiction non-coopérative.
[6] Société camerounaise spécialisée dans les plantations
d’huile de palme, contrôlée indirectement par le groupe Bolloré (lequel est
aussi actionnaire minoritaire de Proparco). Sur ce sujet, lire l’article de
Samuel Nguiffo dans ce dossier.
[7] Cf. William Bourdon, Face aux crimes du marché. Quelles
armes juridiques pour les citoyens ?, La Découverte, 2010.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Vos réactions nous intéressent…