"l'automatisation pourrait mettre en péril 47% des emplois américains"
En 1955, Walter Reuther, président du syndicat américain des
ouvriers de l'automobile,
racontait sa visite dans une usine du groupe Ford. Désignant les robots, son
accompagnateur lui avait demandé comment il s'y prendrait pour que ces machines
versent leur cotisation au syndicat. « Et vous, comment allez-vous les convaincre d'acheter des
Ford ? », répliquait M. Reuther. L'automatisation n'est pas une nouveauté. Pas
plus que le débat sur ses conséquences.
Le problème est que la généralisation des technologies de l'information entraîne une inégalité croissante des revenus. Or la technologie pourrait, à terme, occuper une place bien plus importante.
Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee, auteurs de The
Second Machine Age (paru en janvier aux Etats-Unis), affirment qu'elle
favorisera la prospérité de tous mais qu'elle modifiera la répartition des
opportunités, d'une part, entre travailleurs et, d'autre part, entre
travailleurs et détenteurs de capitaux.
Selon un récent article des chercheurs Carl Frey et
Michael Osborne de l'université britannique d'Oxford, l'automatisation pourrait mettre en
péril 47% des emplois américains. Au cours des prochaines décennies, « la
plupart des ouvriers du secteur du transport et de la logistique, une grande
partie des employés de bureau et des personnels administratifs en bas de
l'échelle, mais aussi les ouvriers du secteur de la production risquent d'être remplacés
par du capital informatique ».
INÉGALITÉS EXACERBÉES
En outre, « dans un avenir proche,
l'informatisation va surtout détruire des emplois
peu qualifiés et faiblement rémunérés. En revanche, les emplois hautement
qualifiés et à forte rémunération seront les moins susceptibles d'être remplacés
par du capital informatique ». Ce qui exacerbera encore les inégalités.
Jeffrey Sachs (université Columbia, New York) et Laurence
Kotlikoff (université de Boston, Massachusetts) affirment même que la hausse de
la productivité pourrait dégrader la
situation des futures générations. Le remplacement des ouvriers par des robots
pourrait réorienter les
revenus des premiers vers les propriétaires des robots, dont la plupart seront
à la retraite et épargneront moins que les jeunes.
Cela diminuera l'investissement dans le capital humain, car
les jeunes n'auront plus les moyens de le financer,
mais aussi dans les machines, en raison de la diminution de l'épargne dans ce
type d'économie.
L'argument selon lequel une hausse de la productivité
potentielle dégraderait durablement la situation de tous est astucieux. Mais
d'autres possibilités me paraissent plus plausibles : les licenciements
d'employés pourraient provoquer un
choc d'ajustement de grande ampleur ; les salaires des personnels non qualifiés
pourraient chuter bien
en dessous du minimum socialement acceptable ; conjugués à d'autres
technologies, les robots pourraient rendre la
distribution des revenus bien plus inégalitaire qu'elle ne l'est déjà.
REDISTRIBUER REVENUS ET RICHESSES
Alors, que faire ?
Mieux former ?
La formation n'est pas
une baguette magique, ne serait-ce que parce que nous ignorons quelles
aptitudes seront requises dans trente ans. En outre, même si la demande de services de savoir créatifs,
entreprenants et de haut niveau devait croître dans
les proportions nécessaires, ce qui est déjà hautement improbable, penser que
nous deviendrons tous des « happy few » (« d'heureux privilégiés »)
relève du pur fantasme.
En revanche, nous devons reconsidérer notre
conception des loisirs.
Longtemps les plus riches ont vécu une vie oisive aux dépens des masses
laborieuses. L'émergence des machines intelligentes permettra à un nombre
infiniment plus grand de gens de mener une
telle existence sans pour autant exploiter autrui.
Le puritanisme triomphant d'aujourd'hui est révulsé à la
perspective d'une telle inactivité. Eh bien, dans ce cas, laissons les gens s'amuser «activement»
! Sinon, dans quel but aurions-nous réalisé l'accroissement considérable de la
prospérité générale ?
Surtout, il faudra redistribuer revenus
et richesses. Cela pourrait prendre la
forme d'un revenu de base versé à tout adulte, auquel s'ajouterait un
financement de périodes de formation à tout âge de la vie. Les fonds pourraient provenir de
taxes sur les pratiques nocives (la pollution…) ou sur les locations (dont
celles des terrains et, surtout, de la propriété intellectuelle).
POSSIBILITÉ EST INCERTAINE
Les droits de propriété sont une création sociale. Le fait
que seule une minorité infime soit en mesure de profiter massivement
des nouvelles technologies doit êtreremis
en cause. L'Etat devrait ainsi recevoir automatiquement
une part des revenus de la propriété intellectuelle qu'il protège.
Enfin, au cas où les suppressions d'emplois non qualifiés
s'accéléreraient, il faudra faire en
sorte que la demande croisse proportionnellement à la hausse potentielle de
l'offre. Si nous réussissons, beaucoup d'inquiétudes liées à la pénurie
d'emplois disparaîtraient. Il est vrai qu'au vu de notre incapacité à y parvenir depuis
2007, cette possibilité est incertaine. Mais nous pourrions faire
mieux.
L'émergence des machines intelligentes doit nous permettre de vivre une
meilleure existence. Cela dépendra de la façon dont les profits seront distribués.
Il peut en résulter une
infime minorité de gros profiteurs et une multitude de perdants. Mais
l'avènement d'un tel techno-féodalisme n'est pas fatal. Ce n'est jamais la
technologie qui dicte les résultats, ce sont les institutions politiques et
économiques. Si celles dont nous disposons ne donnent pas les résultats
souhaités, nous devons en changer (copyright
FT. Traduit de l'anglais par Gilles Berton. Project Syndicate,
www.project-syndicate.org).
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