Ni l’altruisme ni la philanthropie n’expliquent la préoccupation des grandes puissances pour la santé mondiale. Mais plutôt des intérêts tantôt sécuritaires, tantôt économiques ou géopolitiques. Néanmoins, l’Europe pourrait mieux utiliser les fonds octroyés aux institutions internationales. La priorité revient à l’Afrique francophone, où se concentrent les défis des décennies à venir.
Par Dominique
Kerouedan, juillet 2013 - Le Monde Diplômatique
En
2000, cent quatre-vingt-treize Etats membres de l’Organisation des Nations
unies (ONU) et vingt-trois organisations internationales se fixent huit
Objectifs du millénaire pour le développement (OMD) : atteindre, d’ici à
2015, des « niveaux de progrès minimum » en matière de réduction de la pauvreté, de la faim, des
inégalités, et d’amélioration de l’accès à la santé, à l’eau potable ainsi qu’à
l’éducation (lire « Objectifs du millénaire pour le développement (OMD)
relatifs à la santé »).
Aux Etats-Unis, une question sécuritaire
Choix financiers sous influence
D’emblée,
Mme Gro Harlem Brundtland, alors directrice de l’Organisation mondiale de
la santé (OMS), identifie une priorité : dégager des financements à la
hauteur du défi. Elle confie à M. Jeffrey Sachs, conseiller spécial du
secrétaire général de l’ONU, M. Kofi Annan, la commission « Macroéconomie et
santé » visant à accroître les investissements en faveur de la
réalisation rapide des OMD dans la santé (1).
Entre
2000 et 2007, les financements mondiaux des pays en développement, provenant de
partenariats public-privé associant le secteur industriel et commercial,
notamment les fabricants de vaccins et de médicaments, ont été multipliés par
quatre — par trois pour la période 2001-2010, atteignant un pic de
28,2 milliards de dollars en 2010. Les fonds américains publics et privés
en constituent la plus grande part. La Fondation Bill et Melinda Gates a donné
à elle seule près de 900 millions de dollars en 2012. L’Afrique aurait
reçu 56 % des financements en 2010 (2). L’aide
mondiale au développement a augmenté de 61 % sur cette période,
pour atteindre 148,4 milliards de dollars en 2010.Pourtant, 2015 approche, et la réalisation des OMD demeure toujours aussi lointaine en Afrique subsaharienne. L’insuffisance des financements n’explique qu’en partie ces retards : d’autres facteurs, moins connus, ont aussi joué un rôle important. Il est utile d’y revenir, alors que se prépare l’élaboration des « nouveaux objectifs » à mettre en œuvre après 2015.
De
nombreuses études et recherches (3) montrent
que l’allocation de l’aide mondiale ne repose pas seulement sur des critères
épidémiologiques, de population, ou de charge de maladie, mais aussi sur ces
puissants vecteurs que furent et que demeurent les intérêts commerciaux, les
relations historiques et les rapports géopolitiques(lire « Mission
inaccomplie en Afrique de l’Ouest »).
La relecture de l’histoire de la santé
indique que la tenue des premières conférences internationales sur le sujet, au
XIXe siècle, était moins motivée par le désir de vaincre la propagation de la
peste, du choléra ou de la fièvre jaune que par la volonté de réduire au
minimum les mesures de quarantaine, qui s’avéraient coûteuses pour le commerce…
Ces tensions entre la médecine, la santé, les intérêts marchands et le pouvoir
politique forment les termes d’une équation paradoxale inhérente à la question
de la santé publique mondiale. L’accès des populations pauvres aux médicaments
dans le cadre des Accords sur les aspects des droits de propriété
intellectuelle liés au commerce (Adpic) exprime bien ces tensions, qui, dans le
monde contemporain, peuvent aller jusqu’au bras de fer.
Les
fondateurs et les partenaires du Fonds mondial de lutte contre le sida, la
tuberculose et le paludisme présupposent que les stratégies de lutte contre ces
trois maladies sont pertinentes dans tous les pays et qu’« il ne manque plus que l’argent ». Pour comprendre cette vision financière des enjeux de
santé et ses limites en termes d’efficacité, il faut revenir sur le contexte
dans lequel le Fonds mondial a été créé.
En 1996, M. William Clinton, alors
président des Etats-Unis, publie une directive appelant à une stratégie
davantage orientée vers les maladies infectieuses. Il s’agit là moins d’un élan
d’altruisme que d’une préoccupation de sécurité nationale. Propagation,
conséquences économiques, retard dans le développement de nouvelles molécules,
résistance des agents infectieux aux antibiotiques, mobilité des populations,
croissance des mégapoles, faiblesse des systèmes de santé des pays
pauvres : ces sujets inquiètent l’administration américaine, et ce bien
avant les attentats du 11 septembre 2001.
Dès
1997, l’Institut de médecine, instance de référence scientifique américaine,
publie un rapport expliquant que la santé mondiale est« d’un intérêt vital pour les
Etats-Unis ». Pour la première fois apparaît l’expression global health, que nous traduisons par santé
mondiale : « Les pays du monde ont trop en
commun pour que la santé soit considérée comme une question relevant du niveau
national. Un nouveau concept de “santé mondiale” est nécessaire pour traiter
des problèmes de santé qui transcendent les frontières, qui peuvent être
influencés par des événements se produisant dans d’autres pays, et auxquels de
meilleures solutions pourraient être envisagées par la coopération (4). »
Alors
que le sida se propage en Afrique australe de manière spectaculaire, la
publication en 1999 par le ministère de la défense sud-africain de taux
élevés de prévalence de l’infection par le virus de l’immunodéficience humaine
(VIH) chez les militaires de nombreux Etats d’Afrique alarme les autorités. Les
capacités de défense nationale ne seraient, à court terme, plus suffisantes
pour faire face à des conflits internes ou externes. Selon l’International
Crisis Group (ICG), de nombreux pays « ne seront bientôt plus en
mesure de contribuer aux opérations de maintien de la paix (5) ». Sur la période 1999-2008, le Conseil national des
services de renseignement du gouvernement américain, le National Intelligence
Council (NIC), centre de réflexion stratégique, publie six rapports sur la
santé mondiale. Fait inédit, ces documents définissent une maladie comme un « agent de menace non traditionnel » pour la sécurité des Etats-Unis, dont les bases
militaires constellent la planète.
Cette
« menace » va parvenir jusqu’aux Nations unies. Pour
la première fois de son histoire, le 10 janvier 2000, à New York, le Conseil de
sécurité inscrit à l’ordre du jour de sa réunion un thème qui n’est pas lié à
un risque direct de conflit : « La situation en
Afrique : l’impact du sida sur la paix et la sécurité en Afrique ». Les Etats-Unis
président les échanges, avec le vice-président Albert Gore le matin et
l’ambassadeur des Etats-Unis à l’ONU, Richard Holbrooke, l’après-midi. Il en
sortira plusieurs résolutions. L’article 90 de la résolution de la session
spéciale de l’Assemblée générale des Nations unies du 27 juin 2001
appelle à la création d’un « fonds mondial santé et VIH-sida
afin de financer une réponse urgente à l’épidémie selon une approche intégrée
de prévention, de prise en charge, de soutien et de traitement, et d’appuyer
les Etats dans leurs efforts contre le sida, avec une priorité donnée aux pays
les plus touchés, notamment en Afrique subsaharienne et dans les Caraïbes ».
Le
Fonds mondial voit le jour grâce à la mobilisation des membres du G8 par
M. Annan. Loin du « fonds santé et sida » recommandé, le
mandat du partenariat public-privé (PPP) mondial porte seulement sur le sida,
la tuberculose et le paludisme. La politique de sécurité nationale américaine
se nourrit de peurs plus ou moins fondées contre lesquelles il faut
lutter : le communisme, le terrorisme, les maladies… Tels sont les « traumatismes » inspirant les
politiques de défense des Etats-Unis, qui n’hésitent pas, pour défendre leurs
positions sur les enjeux de santé mondiale, à instrumentaliser le Conseil de
sécurité des Nations unies.
Après
une décennie marquée par la guerre en Afghanistan et en Irak, la stratégie de
M. Barack Obama consiste à emmener son pays vers d’autres combats que les « conflits à
l’extérieur ». Il s’agit de« restaurer le leadership
américain à l’étranger », y compris pour relever les défis liés au contrôle des
épidémies, thème expressément mentionné dans la stratégie de sécurité nationale
en 2010. Lorsque le gouvernement annonce, en juillet 2012, la création au sein
du département d’Etat de l’Office of Global Health Diplomacy — institué juste
avant le départ de Mme Hillary Clinton —, il affirme vouloir prendre
le contrôle et le pouvoir. « Nous avons recommandé de passer
du leadership en interne [c’est-à-dire entre
les agences nationales de coopération sanitaire] au leadership mondial par le
gouvernement américain », précise le communiqué. « Les Etats-Unis ont bien compris
qu’au fond la véritable puissance, aujourd’hui, c’est de pouvoir jouer dans les
deux sphères, interétatique et transnationale », analyse l’historien des relations internationales
Georges-Henri Soutou (6).
L’analyse
des facteurs qui ont façonné les politiques sanitaires de ces dernières
décennies permet de distinguer trois conceptions : la santé mondiale comme
investissement économique, comme outil sécuritaire et comme élément de
politique étrangère (sans même parler de charité ou de santé publique, deux
composantes supplémentaires qui, d’après David Stuckler et Martin McKee,
complètent l’ensemble (7)). En
politique, la notion de sécurité implique l’urgence, le court terme et le
contrôle des maladies contagieuses, plutôt que l’approche holistique et
systémique de long terme qu’exigerait le renforcement des capacités
institutionnelles des systèmes de santé. La pérennité des interventions
financées pendant près de quinze ans en est fragilisée.
Ces
observations aident à comprendre pourquoi l’aide n’est que d’une efficacité
limitée : quels que soient les montants alloués par le Fonds mondial ou
par le gouvernement américain au travers du plan d’urgence de lutte contre le
sida (Pepfar (8)), les
performances de ces programmes sur le terrain s’avèrent décevantes. La
pertinence des financements en faveur de la prévention, ou l’ajustement des
interventions à des dynamiques démographiques, urbaines, sociales, économiques
ou conflictuelles, et aux spécificités nationales de la propagation, sont
autant d’éléments fondamentaux relativement peu pris en compte.
Trente
ans après le début de la pandémie, peu de moyens sont alloués à la recherche
locale, épidémiologique, anthropologique et économique au service de la décision.
Pour deux personnes mises sous traitement, cinq nouvelles infections se
produisent. Le retentissement des violences sexuelles sur la féminisation de la
pandémie en Afrique n’est pas même une hypothèse de recherche, sur un continent
où les conflits armés se multiplient ! A l’échelle
internationale, le détournement de quelques millions de dollars du Fonds
mondial suscite davantage l’indignation que l’absence d’analyse, dans les pays
mêmes, de l’efficacité des stratégies. Opérés sous influence, les choix
financiers privilégient pourtant le paradigme curatif de la santé, au bénéfice
de l’industrie pharmaceutique, plutôt que la prévention de la transmission du
VIH.
De
la multiplication des acteurs de l’aide au développement émergent des conflits
de gouvernance entre « décideurs » et « partenaires », ce qui entraîne
une dilution des responsabilités : qui doit rendre des comptes sur
l’utilisation des financements alloués au travers de partenariats mondiaux ou
de mécanismes innovants, quelle que soit la thématique ? Pour les aspects
financiers, la responsabilité relève du conseil d’administration du Fonds
mondial, plutôt que du seul secrétariat exécutif. Les aspects techniques et
stratégiques sont censés être traités par les pays et leurs partenaires
(Onusida, Fonds des Nations unies pour l’enfance — Unicef — et OMS). Si les
agences de l’ONU ont apporté un appui technique aux Etats, leurs équipes
ont-elles su les accompagner vers une vision stratégique qui tienne compte de
leurs spécificités pour enrayer les trois pandémies ? Si la réponse est
non, il est temps de l’assumer.
L’Afrique,
la France et l’Europe seront confrontées au cours des décennies à venir à des
défis hors normes. La population du continent noir va doubler d’ici à 2050,
passant de un à deux milliards d’habitants, soit 20 % de la population
mondiale. D’après l’économiste François Bourguignon, invité au Collège de
France pour présenter son ouvrage sur la « mondialisation de l’inégalité », la pauvreté — au sens strict — sera un problème
exclusivement africain d’ici à 2040 ou 2050 (9).
Transitions démographique et épidémiologique
sont en marche sur un continent qui s’urbanise rapidement, et où des maladies
chroniques dont nous n’avons pas encore mesuré l’ampleur deviennent plus
massives : cancers, diabètes, maladies cardio-vasculaires et
respiratoires, problèmes de santé mentale, maladies liées aux pollutions
environnementales… Ces affections, non ou tardivement dépistées et
diagnostiquées, se propagent telles de nouvelles pandémies, en plus des
accidents sur la voie publique, ajoutant à la charge de travail de personnels
de santé déjà en nombre très insuffisant.
Les
inégalités de santé s’inscrivent dans le sillage des inégalités économiques et
sociales. Les systèmes d’assurance- maladie et de protection sociale se mettent
en place trop lentement et inégalement d’une région à l’autre. La « couverture sanitaire
universelle » serait utile aux populations pauvres si elle était un moyen au
service d’une politique fondée sur les priorités nationales, et en particulier
sur la prévention.
Compte tenu des liens historiques et des
relations politiques, économiques et commerciales que la France et l’Europe
entretiennent avec l’Afrique subsaharienne depuis quelques siècles, la
contribution politique, leur expertise et leurs financements sont encore
attendus, et ne doivent pas s’effacer derrière les priorités américaines. La
situation en Afrique francophone de l’Ouest et du centre appelle des réactions
massives sur le long terme.
A
faire converger les objectifs de développement avec ceux du développement « durable » pour le monde
d’après 2015, nous prenons le risque de ne nous intéresser qu’aux enjeux
mondiaux communs, et de négliger une nouvelle fois les Etats fragiles et les
populations les plus vulnérables. Les priorités, pour ceux-ci, sont plutôt
l’éducation des filles (jusqu’au niveau de l’enseignement supérieur), la santé
des femmes enceintes, les maladies tropicales ignorées et les capacités
institutionnelles à élaborer et à gérer des politiques complexes.
Ne
perdons pas de temps à plaider en faveur de la santé : « Ceux qui se posent la question
de savoir si une meilleure santé est un bon instrument de développement
négligent peut-être l’aspect le plus fondamental de la question, à savoir que
santé et développement sont indissociables, insiste Amartya Sen. Il n’est pas nécessaire d’instrumentaliser la santé pour en
établir la valeur, c’est-à-dire d’essayer de montrer qu’une bonne santé peut
également contribuer à stimuler la croissance économique. » Privilégions, pour chacun sur la planète, l’idée d’une
santé durable, plutôt que le seul mécanisme de financement qu’incarne la
couverture sanitaire universelle, désormais présentée comme un objectif de
développement durable.
Dominique Kerouedan
Professeure au Collège de
France, titulaire de la chaire « Savoirs contre pauvreté » (2012-2013). Auteure de Géopolitique de la santé
mondiale, Fayard,
Paris, 2013. A également dirigé l’ouvrage Santé internationale. Les enjeux de santé au Sud, Presses de Sciences Po, Paris, 2011.
(1) Lire
Philippe Rekacewicz, « Défis du Millénaire en
matière de santé », Le Monde diplomatique, juin 2013.
(2) « Financing global health
2012 : The end of the golden age ? », Institute for
Health Metrics and Evaluation (IHME), Seattle, février 2013.
(3) Etudes
d’évaluation à cinq ans du Fonds mondial en 2008 ; rapport de la Cour
européenne des comptes sur l’appui de la Commission aux services de santé en
Afrique subsaharienne, 2009 ; études sur plusieurs années de l’IHME.
(4) « America’s vital interest in global health : Protecting our people,
enhancing our economy, and advancing our international interests », Institute of
Medicine, Washington, DC, 1997.
(5) « HIV/AIDS as a security
issue », International Crisis Group, 19 juin 2001.
(6)
Georges-Henri Soutou, « Le nouveau système international », Aquilon, n°5, Paris, juillet 2011.
(7) David
Stuckler et Martin McKee, « Five metaphors about global-health
policy », The Lancet, vol.
372, n°9633, Londres, juillet 2008.
(8) The United
States President’s Emergency Plan for AIDS Relief, www.pepfar.gov
(9) François
Bourguignon, La Mondialisation de l’inégalité, Seuil, coll. « La république des
idées », Paris, 2012. Cf. aussi « Towards the end of
poverty »,The Economist, Londres, 1er juin 2013.
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