Bonnets rouges des Bretons en colère, plans sociaux en
rafale, palinodies fiscales en cascade, cafouillages gouvernementaux, plans sur
la comète d'un éventuel remaniement, sondages toujours plus abyssaux pour le
chef de l'Etat (21 % de confiance dans le dernier baromètre de TNS-Sofres),
sans parler des
ignobles injures racistes à l'encontre de la ministre de la justice, Christiane Taubira : l'actualité
nationale est plongée dans un maelström que plus personne ne semble capable de maîtriser.
Au point d'effacer,
dans l'instant même où elles apparaissent, les images les plus fortes. Celle
par exemple - c'était le 10 octobre... autant dire une
éternité -, de cette
chômeuse mulhousienne, Isabelle Maurer, qui cloua littéralement sur son siège
Jean-François Copé, lors de l'émission « Des paroles et des actes » de France 2.
En dix minutes - avec l'énergie non pas du désespoir mais de la dignité -, elle
raconta cinquante ans de galères, de précarité, de rage de s'en sortir avec
les 470 euros par mois du RSA et de maigres petits boulots. En dix minutes
saisissantes, elle fit entendre la
voix des « pauvres », contre tous ceux qui les accusent devivre en
assistés, aux crochets des aides publiques : « On survit avec le peu qu'on
ose nous donner.
Bientôt, on pourra plus se payer un
morceau de savon pour se laver,
et faut encore que je dise merci ! »
Les pauvres ? L'Observatoire
des inégalités vient de leur consacrer une
note qui, derrière la sécheresse des chiffres, dresse le profil de cette France
taraudée par l'angoisse du lendemain. En 2011, l'on comptait 4,9 millions de
pauvres, soit 8 % de la population, si l'on retient le seuil de pauvreté à 50 %
du revenu médian (soit 814 euros mensuels pour une personne seule ou 1 709
euros pour un couple avec deux enfants). Mais ce chiffre double pratiquement
quand on retient le seuil de 60 % du revenu médian (977 euros de revenus
mensuels pour une personne seule, 2 052 euros pour un couple avec deux enfants)
: dans ce cas, l'on compte 8,8 millions de personnes vivant sous le seuil de
pauvreté, soit 14,4 % de la population.
Quel que soit le seuil retenu, ces chiffres confirment,
selon cet observatoire, le « changement historique » enregistré
depuis une dizaine d'années : si la pauvreté avait baissé entre les années 1970
et la fin des années 1990, elle est nettement repartie à la hausse depuis, et
en particulier depuis 2008 : « Entre 2002 et 2011, le nombre de personnes
pauvres au seuil de 50 % a augmenté de 1,2 million (+ 31 %) et le nombre au
seuil de 60 % a progressé de 1,3 million (+ 18 %). »
Encore ces chiffres ne couvrent-ils pas les années 2012 et
2013. Or,
elles n'ont pu qu'accentuer la
tendance si l'on tient compte de la forte crue du chômage depuis deux ans. A titre indicatif,
le nombre des chômeurs de longue durée (plus d'un an) qui viennent le plus
souvent grossir les
rangs des pauvres, a dépassé 2,1 millions de personnes en septembre 2013, en
progression de 14 % en un an...
DOUBLE PEINE
Tel est l'état des lieux, accablant dans un pays certes en
sérieuse difficulté, mais qui reste l'un des plus riches du monde. D'autant
plus accablant même qu'il n'empêche pas certains à droite (et des médias prompts à leur emboîter le
pas) de dénoncer le « cancer de l'assistanat », voire les
pauvres eux-mêmes. C'est tout l'intérêt d'un petit ouvrage réalisé par ATD
Quart Monde (En finir avec
les idées fausses sur les
pauvres et la pauvreté, Les Editions de l'Atelier, 188 p., 5 €) de répliquer aux
dizaines de poncifs en vogue.
« Les pauvres font tout pour profiter au
maximum des aides » ? Faux. Un grand nombre des personnes éligibles aux
différentes aides n'en font pas la demande : 50 % pour le RSA, 68 % pour le
tarif de première nécessité d'EDF,
50 % à 70 % pour les tarifs sociaux dans les transports urbains... «
Les pauvres sont des fraudeurs ». Faux. Pour 60 millions d'euros de fraude au
RSA détectés en 2009, l'on comptait plus de 200 millions de travail non déclaré
par les entreprises,
370 millions de fraude douanière et 2,5 milliards de fraude fiscale détectée... «
Les pauvres ne paient pas d'impôts ».
Encore faux. S'ils échappent à l'impôt sur le revenu, ils
sont soumis à la plupart des autres, notamment la TVA et la CSG ; le taux
d'imposition des 10 % de Français les moins riches est d'environ 40 %. «
On peut gagner plus
avec le RSA qu'avec le SMIC ». Toujours faux. Exemples précis à l'appui, ATD
Quart Monde démontre que « si l'on galère avec le SMIC, on galère encore
plus avec le RSA ».
Dans son dernier ouvrage (Cela devient cher d'être pauvre,
Stock, 212 p., 12,5 €), Martin Hirsch y ajoute une autre dimension. L'ancien
haut-commissaire aux solidarités actives démonte minutieusement le mécanisme de
la « double peine »dont sont victimes les plus modestes : non seulement la
part de leur budget consacrée aux dépenses contraintes (logement, chauffage,
téléphone, assurance...) a pratiquement doublé en vingt-cinq ans, mais ils
payent ces dépenses plus cher que la majorité de la population ; le montant de
ces surcoûts, particulièrement marqués pour la santé et le crédit, «
représente 6 % à 8 % des revenus des ménages les plus pauvres », selon M.
Hirsch.
Et il conclut : « Au-delà de la question morale que
posent les conditions de vie des plus modestes, l'aggravation de la pauvreté
est une menace pour la cohésion de la société tout entière. Les signes
avant-coureurs du point de rupture sont le populisme, le pessimisme et
l'intolérance. » Nous n'en sommes pas loin.
courtois@lemonde.fr
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