Manifestation à Tunis, le 23 octobre,
pour
réclamer la démission des islamistes
du gouvernement. | Reuters/ANIS MILI
|
La Tunisie marque le 17 décembre le
troisième anniversaire de l'immolation de Mohamed Bouazizi, un marchand
ambulant, à l'origine de la révolution qui a conduit à la chute de l'ancien
président Zine El-Abidine Ben Ali, le 14 janvier 2011. Trois ans après, le
pays reste miné par les tensions sociales et politiques. Les islamistes du
parti Ennahda, arrivés au pouvoir avec
les élections d'octobre 2011 et qui gèrent le pays avec les partis Ettakatol et
le Congrès pour la République (CPR) au sein de la troïka, font face à une crise politique depuis l'assassinat de l'opposant Mohamed Brahmi, le 25 juillet 2013.
Samedi, après deux mois de tractations, le ministre
de l'industrie Mehdi Jomâa, un indépendant, a été désigné à la tête du
gouvernement. Les pourparlers pourdéterminer le
calendrier de formation du
gouvernement et de la passation devantacter le
départ volontaire du pouvoir d'Ennahda
ont été reportées à vendredi. Le nouveau premier ministre sera chargé de
conduise la Tunisie vers des élections en 2014. La nouvelle Constitution, en
cours d'élaboration, la Commission électorale et la loi électorale doivent
cependant encore être adoptées.
Jérôme Heurtaux, politologue spécialisé sur la
Tunisie à l'Institut de
recherche sur le Maghreb contemporain (IRMC) à Tunis, fait le
bilan des trois années de transition politique.
Le processus de construction démocratique en
Tunisie est d'autant plus difficile que tous les acteurs politiques sont
faibles, qu'il n'y a pas de chef incontesté ni de Solidarnosc
[« Solidarité », fédération de syndicats polonais ayant joué un
rôle-clé dans la contestation du régime communiste dans les années 1980]. En
dépit de ce contexte, le pays se prépare à un second rendez-vous électoral et a
connu des formes d'alternance gouvernementale sans être à
feu et à sang. On peut dire qu'il
s'en sort pas mal, comparé à l'Egypte,
la Libye ou encore à l'Algérie en 1988 ou à la Roumanie en 1989. Je
suis plutôt optimiste, même si il peut toujours y avoir des
dérapages comme en Algérie en 1991.
Les acteurs politiques en Tunisie partagent
pour la plupart, et dans tous les camps confondus, le projet démocratique, des
islamistes aux destouriens – héritiers de la tradition bourguibiste –,
en passant par la gauche et les acteurs non partisans comme la centrale
syndicale UGTT, la Ligue des droits de l'homme ou les avocats. Ils sont acquis
à l'idée que la démocratie est dans leur intérêt. Mais aucun de ces acteurs ne
contrôle ce processus. Au quotidien, quant il s'agit denégocier,
d'écrire la
Constitution ou de nommer un
premier ministre, ils sont plongés dans une lutte concrète où leur survie est
en jeu. Le produit de leurs interactions peut contrarier le
processus démocratique.
Les tractations concernant la nomination d'un
nouveau premier ministre ont été longues et difficiles, mais elles ont
finalement abouti à un accord entre partis sur la personne de Mehdi Jomâa.
N'est-ce pas le signe que le processus démocratique fonctionne
finalement ?
On peut voir ce
résultat de deux façons. D'un côté, le processus a piétiné. Chacun des acteurs
a défendu ses intérêts,
les uns se montrant tacticiens, les autres hésitants. Et au final, la montagne
a accouché d'une souris, car le premier ministre est un membre du gouvernement
sortant qui réalise une synthèse entre Ettakatol et Ennahda, tout en
bénéficiant du soutien des ambassades étrangères. Il n'y a rien de nouveau dans
cette nomination et le résultat n'enthousiame pas toutes les parties, à
l'instar de Nidaa Tounes, mais qui a tout de même laissé faire.
Tout le monde s'est focalisé sur le chef du
gouvernement alors que l'enjeu est ailleurs. Il doit désormais nommer un
gouvernement de technocrates, ce qui peutfaire l'objet
de longues négociations. Le gouvernement qui en sera issu risque d'être paralysé
car il ne bénéficiera pas d'une légitimité politique et, étant transitoire, il
ne pourra pas inscrire son
travail dans la durée. L'idée d'avoir un
chef de gouvernement technocrate était en réalité le projet de différents
partis, pourmettre un
terme à la mainmise des islamistes d'Ennahda sur l'administration, etdépolitiser le
processus électoral. Mais comment ce gouvernement va-t-il pouvoirentamer des
négociations avec les partenaires sociaux ? Comment composer etdéfinir le
périmétre d'action de la commission indépendante qui sera chargée depréparer les
élections ?
Tous ces élements ne sont pas enthousiasmants,
mais en même temps, on ne peut que souligner la
réussite du dialogue national qui a permis que des acteurs qui se détestent et
n'ont pas le même projet pour l'avenir de
la Tunisie ont accepté de se parler et
de se considérer non
plus comme des ennemis, mais comme des adversaires politiques. On observe depuis
trois ans des signaux positifs, comme lorsqu'en 2011, le premier ministre
d'alors Béji Caïd Essebsi a laissé le pouvoiraux
islamistes d'Ennahda, vainqueur des élections. C'est un acte très important que
celui qui incarne le Destour, l'ère Bourguiba, cinquante années d'autoritarisme
et de politique répressive envers les islamistes, leur cède le pouvoir.
Les acteurs politiques tunisiens ont intérêt à
ne pas jouer un
autre jeu que celui de la démocratie. Même Ennahda, qui bénéficie du fait qu'il
n'est pas un parti hégémonique, et s'en satisfait. Par ailleurs, autre facteur
positif, le clivage islamiste-moderniste traverse la société tunisienne au sein
des familles et des groupes eux-mêmes ce qui peut favoriser l'idée
d'un compromis historique.
Quels sont les défis à relever en
Tunisie dans les mois à venir ?
D'un point de vue purement politique, il y a
tout d'abord l'organisation d'élections avec la garantie qu'elles soient libres
et non truquées et qu'elles permettent d'aboutir à
un passage de témoin en douceur avec un nouveau gouvernement. Avant cela, il
faut que Mehdi Jomâa compose un nouveau gouvernement de compétences qui
respecte la feuille de route. Il faut qu'à terme le chaos, la violence et
l'enlisement ne soient plus des modalités du jeu politique. L'autre enjeu est
celui de la Constitution, dont l'adoption est en bonne voie et la mise en œuvre
de la loi de justice transitionnelle
qui vient d'être votée.
Une des inconnues encore aujourd'hui reste le ministère de l'intérieur que
personne ne contrôle et qui reste un Etat dans l'Etat.
Parmi les autres défis, le plus important est
de résoudre les
problèmes socio-économiques. Cela a malheureusement été mis de côté par les
acteurs politiques, et c'est une des raisons pour lesquelles le fossé s'est
creusé entre eux et le peuple. Il y a des enjeux clairs : trouver les
moyens de financer le
budget ;développer les
investissements ; et entamer une
politique susceptible de réduire la
fracture sociale et territoriale. Il y a également le défi sécuritaire qui est
à plusieurs facettes. Celle du terrorisme, complexe, avec le lien entre
djihadisme et contrebande aux frontières et qui passe par un assainissement de
l'économie. Et celle de la sécurité au quotidien, qui relève davantage du
ressenti des Tunisiens et d'un discours, alimenté par les médias et les
politiques comme en France, qui gagne des portions de plus en plus grandes de
la population.
Le parti islamiste Ennahda connaît au sein de
la troïka sa première expérience du pouvoir.
Quel bilan tirer de
leur gestion politique du pays ?
Ennahda n'a pas beaucoup de compétence en
matière de gouvernement, mais les autres partis non plus. Le parti islamiste
est pris dans une contradiction avec d'une part, l'exigence historique de réussir son
projet d'islamisme politique et d'autre part, celle d'assurer sa
survie politique face à la crainte qu'il pourraitdisparaître dans
les limbes de l'histoire. On a le sentiment qu'ils gèrent le gouvernement sans
l'esprit de revanche qu'on pouvait attendre d'eux.
Cela a été habile de sa part de ne pas rester à
la tête du gouvernement, car il pouvait êtredésavoué
par les électeurs pour sa gestion du pays et faire l'objet
d'un vote-sanction. Tout laisse penser qu'Ennahda
peut difficilement faire moins
de 20-25% aux prochaines élections et pas plus de 40%.
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