lundi 23 décembre 2013

La dette, quelle dette ?

En Grèce, les nouvelles élections législatives, prévues le 17 juin, se joueront sur la question de la renégociation de la dette. Les contribuables refusent en effet de continuer à « mettre de l’argent dans un puits sans fond », explique M. Alexis Tsipras, le dirigeant du parti de gauche Syriza. En France, une campagne populaire exige elle aussi un audit citoyen de la dette publique.

par Jean Gadrey, juin 2012

Un parfum de printemps 2005 ? A l’époque, le président de la République, M. Jacques Chirac, avait soumis à référendum le traité constitutionnel européen (TCE). Les médias furent unanimes : il fallait approuver le texte. La campagne se caractérisa néanmoins par une mobilisation inédite. Associations, organisations politiques et syndicales s’employèrent à décortiquer, expliquer et débattre un document pourtant peu engageant. Contre l’avis des « experts » institutionnels, les Français décidèrent de rejeter le TCE à près de 55 %.

Sept ans plus tard, il n’est plus question de traité européen, mais le chœur des éditorialistes résonne de nouveau : le fardeau de la dette impose aux peuples de se serrer la ceinture. Et, bien qu’aucun référendum n’ait cette fois été prévu pour demander aux Français leur avis sur la question, une campagne de terrain a pris le pari — délicat — d’imposer dans le débat public une question que les médias s’emploient à taire : faut-il payer l’ensemble de la dette française ?

Depuis l’été 2011, l’appel national « Pour un audit citoyen de la dette publique », rassemblant vingt-neuf associations, organisations non gouvernementales (ONG) et syndicats, et bénéficiant du soutien de diverses formations politiques (1), a été signé par près de soixante mille personnes (2). Plus de cent vingt comités d’audit citoyen (CAC) se proposant de « remplacer les agences de notation » ont été créés depuis l’automne 2011. Comment expliquer un tel engouement ?

L’un des animateurs de cette campagne, le philosophe Patrick Viveret, rappelle que le mot « désir » — ici, celui de s’impliquer dans une mobilisation — provient de « dé-sidérer » : « La sidération a ceci de caractéristique que même les victimes pensent qu’il n’est pas possible de faire autrement. La sidération, c’est, sur le plan économique, ce qu’on pourrait appeler la pensée TINA [“There is no alternative”] de Margaret Thatcher : un état où l’on dit juste “Oui, c’est catastrophique” et “Non, on ne peut pas faire autrement” (3). » Il s’agirait en somme d’un « blocage de l’imaginaire », de l’indignation et de la critique.

Or, au sein des CAC, les choses se décoincent lorsque les participants font certaines découvertes, qui les laissent en général incrédules :

— Comment ? Les dépenses de l’Etat français, en pourcentage de la richesse totale produite, n’auraient pas progressé depuis vingt ans ? Elles auraient même un peu baissé, passant de 24 % du produit intérieur brut (PIB) au milieu des années 1980 à 22 % au milieu des années 2000 ? En êtes-vous certain ?

— Vous dites que les recettes de l’Etat ont quant à elles perdu quatre points de PIB, passant de 22 % à 18 % sur cette période ? « Ils » ont donc fait le choix de priver l’Etat de recettes ?

— Les cadeaux fiscaux décidés au cours des années 2000 représentent-ils vraiment un manque à gagner de 100 milliards d’euros par an ?

— De nombreux grands pays du monde, comme les Etats-Unis et le Royaume-Uni, auraient une banque centrale qui prête directement à l’Etat à des taux proches de zéro, et pas nous ?

— Si la Banque centrale européenne (BCE) avait accepté de prêter directement aux pays de la zone euro comme elle le fait pour les banques, c’est-à-dire à 1 %, aucun ne serait désormais confronté à une dette jugée « insupportable », c’est bien cela [lire « Echos d’un débat »] ?

— On pourrait refuser de payer une dette publique quand on l’a contractée ? Mais est-ce que cela a déjà été fait ?

A ces questions, glanées au fil des réunions, les réponses (4) — toutes positives — circulent en réseau. De sujet repoussoir ou inatteignable, la question de la dette publique devient « désirable » chez ceux qui ont commencé à maîtriser le sujet, comme ils l’avaient fait avec la réforme des retraites en 2010, ou le projet de TCE en 2005. On a donc vu fleurir non seulement des livres, des textes et des diaporamas, mais aussi et surtout d’innombrables signes d’une réelle appropriation collective : des dessins humoristiques (l’un décrit une « mamma BCE » gavant un nourrisson obèse dont le bavoir indique « Banque ») ; des quiz (« Les détenteurs de la dette sont-ils : 1. Les banques ; 2. Les assurances ; 3. Les émirs du pétrole ; 4. On ne sait pas » (5)) ; des affiches de film détournées ; des séquences théâtrales ; des vidéos qui font leur chemin sur le Net (La dette, c’est chouette ! (6)), etc.

Un centre existe, mais comme nœud de réseaux : il organise des rassemblements nationaux et des contacts internationaux ; il répercute les analyses. Celles-ci dépeignent des « pays riches très endettés » soumis au même type de dictature politico-financière que les pays pauvres très endettés (PPTE) des années 1990. Certains, comme les animateurs du Comité pour l’annulation de la dette du tiers-monde (CADTM), avaient alors montré comment la dette qui avait découlé, à partir de 1979, de décisions unilatérales prises aux Etats-Unis était devenue le principal moyen d’asservissement néocolonial du sud de la planète. Ils n’ont donc guère de mal à convaincre que la même dynamique est à l’œuvre dans le sud… de l’Europe, et que la contagion peut affecter tous les autres pays, Allemagne comprise, par le biais de ses banques fragilisées.

Dans et sur le dos des peuples

La démocratie revendiquée par ces collectifs, autant que leur pluralisme, conduit à tout mettre à plat. Des controverses apparaissent, aussi bien entre les experts nationaux de ces réseaux (Les Economistes atterrés, Attac, Fondation Copernic, CADTM, partisans de la démondialisation…) que dans les débats locaux. La principale, au premier trimestre 2012, portait sur le rôle des remboursements d’intérêt accumulés dans le gonflement de la dette publique. Pour certains, c’est l’explication majeure : le total des charges d’intérêt versées par l’Etat français entre 1980 et 2009 s’élève à 1 340 milliards d’euros de 2009, soit 90 % du stock de dette en 2009 (1 500 milliards). Pour d’autres, la question serait secondaire, en tout cas en France. L’opération de cumul sur une longue période serait dépourvue de sens, car rien ne dit que le prêt systématique à taux nul soit juste, compte tenu de l’inflation et de la croissance. L’excès de dette proviendrait d’abord, selon eux, des cadeaux fiscaux concédés aux plus fortunés, des inégalités et des opérations de sauvetage des banques.

D’autres débats surgissent du côté des experts nationaux, en particulier sur le besoin d’endettement public : un Etat doit-il s’endetter en permanence ? Ou, pour le dire autrement, existe-t-il une partie des dépenses publiques (potentiellement financée par la dette) que l’on peut estimer socialement et écologiquement inutile ou nuisible, impulsée par des lobbies d’affaires et par la concurrence destructrice entre pays ou territoires (7) ?

Mais les collectifs locaux perçoivent très bien que les différents points de vue se complètent sans s’opposer. Qu’importent les détails de l’analyse ; des propositions font consensus : retirer aux marchés le monopole du financement des Etats et en revenir à des taux d’intérêt très faibles. Et tous insistent sur l’exigence d’une forte réduction des inégalités et d’une réforme fiscale radicale, « à la Roosevelt ».

Toujours plus pragmatiques que théoriques, les débats locaux retiennent une hypothèse assez keynésienne selon laquelle une partie de la dette publique française est probablement légitime, sous réserve d’inventaire. Mais une partie seulement : en France comme à l’étranger (en Belgique, en Allemagne, dans plusieurs pays du sud de l’Europe), des collectifs estiment au contraire que l’idée d’illégitimité s’appuie sur trois arguments dont chacun suffirait à justifier l’usage de ce terme dans son acception courante : « Qui n’est pas conforme au bon droit, à l’équité, sur le plan moral, intellectuel ou matériel. »
Le premier argument est celui de l’injustice des décisions qui ont creusé la dette : fiscalité de classe, niches pour riches, hausse des inégalités… Le deuxième renvoie à des choix non conformes à l’intérêt général : confier les dettes publiques aux marchés, c’est-à-dire aux spéculateurs. Le troisième met en avant des décisions prises à la fois « sur le dos » et « dans le dos » des peuples : sur leur dos, en faisant payer la crise à ceux qui ne sont pour rien dans son déclenchement ; dans leur dos, en raison du déficit de démocratie et de la mainmise de l’oligarchie néolibérale sur l’information.

Les comités ont préféré ne pas se lancer dans un chiffrage de la part de dette illégitime. Qualifier d’illégitimes des décisions et des politiques, en déduire qu’une partie de la dette découle de choix « de classe » est une chose. Quantifier ce que les peuples ne devraient pas rembourser est un tout autre exercice, qui semble prématuré : il faut encore faire progresser l’idée d’illégitimité avant de proposer un tel curseur, qui dépendra du rapport de forces.

Les collectifs locaux ont commencé à évoquer l’ultime question du défaut de paiement, marquée elle aussi par des incertitudes politiques et techniques. Les exemples historiques de la Russie en 1998, de l’Argentine dans la première moitié des années 2000 (8), de l’Equateur en 2007-2008, de l’Islande après la débâcle bancaire de 2008 offrent de nombreuses pistes de réflexion. Mais, comme la France n’est pas (ou pas encore…) dans la situation de ces pays, ni dans celle de la Grèce ou de l’Irlande, la question reste ouverte : faut-il envisager une politique de non-remboursement des créanciers pour une partie de la dette (annulation), un moratoire de plusieurs années sur une fraction de celle-ci sans versement d’intérêts de retard ? Est-il préférable que l’excès de dette soit payé, à travers l’impôt, par les couches sociales et par les financiers qui l’ont provoqué et qui en ont souvent tiré profit ? Ces solutions, qui peuvent être combinées, ont en commun le refus de faire payer la crise aux catégories populaires.

Jean Gadrey - Economiste

 (1) D’Europe Ecologie - Les Verts (EE-LV) au Nouveau Parti anticapitaliste (NPA), en passant par le Parti communiste (PC) ou le Parti pour la décroissance.
(3) «  Construire une résiliAnce. De la sidération au désir  », treizième session de l’Université intégrale du Club de Budapest, 19 septembre 2011.
(4) Dès le printemps 2011, le livre d’Attac Le Piège de la dette publique (Les liens qui libèrent, Paris) traitait de plusieurs de ces questions.
(5) Toutes les réponses sont justes, sauf la 3.
(7) Cf. «  Les Etats doivent-ils s’endetter  ?  », Alternatives économiques, blog de Jean Gadrey, 26 septembre 2011.
(8) Lire Maurice Lemoine, «  Face aux créanciers, effronterie argentine et frilosité grecque  », Le Monde diplomatique, avril 2012.


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