Le prix Nobel d’économie 2001, pape du
néo-keynésianisme, décrypte les enjeux de l'économie sociale et solidaire en
temps de crise et affirme que les solutions de long terme portées par cette
alternative sont une réponse à la crise.
Comment définiriez-vous
l'économie positive et en quoi est-elle nécessaire en ces temps de crise ?
JOSEPH STIGLITZ - L'économie positive
milite pour un changement de la structure de notre économie vers une vision à
plus long terme, génératrice d'une croissance plus pérenne, ce qui est
indispensable. Notre société est pour l'instant trop concentrée sur le court
terme, cette conception du système a d'ailleurs provoqué la crise financière.
Nous avons créé cette terrible récession
nous-mêmes, ce n'était pas un tsunami accidentel... et la menace demeure. Les
maux de notre économie n'ont pas été résolus pour une raison simple : nous
avons demandé aux gens qui ont créé la crise de la résoudre. Les problèmes
n'ont pas été diagnostiqués. Il y a notamment toujours les mêmes soucis de
régulation financière, dont la liste est longue : les banques restent « too
big to fail » (« trop grosses pour faire faillite »), leurs
prises de risques sont excessives, l'opacité financière perdure et le shadow
banking reste bien présent.
Aux États-Unis, par exemple, la loi Dodd Frank
censée réguler la finance a atteint à peine 40 % de ses objectifs initiaux. Par
ailleurs l'économie de marché n'a toujours pas pris conscience de
l'environnement. Nous consommons plus de ressources naturelles que ce que nous
avons. Ce niveau de consommation n'est pas tenable sur le long terme. Il faut
évoluer sur ce point.
Vous semblez très pessimiste.
Oui, car les inégalités, un sujet central,
s'accroissent. Aux États-Unis, dont le modèle est souvent pris en exemple, 1 %
de la population gagne plus de 22 % des revenus ! Et lors de la reprise,
c'est-à-dire entre 2009 et 2011, 90 % de la croissance dégagée aux États-Unis a
profité à 1 % de la population alors que les 99 autres pour cents ont vu leurs
revenus chuter ou se stabiliser. Le salaire moyen des travailleurs américains
est au plus bas depuis quarante ans. Mais le sujet n'est pas uniquement la
question de l'inégalité des revenus, c'est aussi celui de l'inégalité des
chances. La réussite des jeunes ne dépend pas de leurs capacités mais de la
capacité de leurs parents à payer leur éducation. Face à ce constat, il est
clair que nous n'utilisons pas de manière optimale les meilleures ressources
que nous avons.
Les fondamentaux de l'économie enseignés dans
les universités parlent d'un marché qui se régule de lui-même par l'offre et la
demande. Or aujourd'hui, ce n'est pas le cas. Partout dans le monde, des gens
veulent contribuer à la société, veulent travailler, mais ne peuvent pas le
faire, ce qui entraîne un gaspillage de ressources. De même, aux États-Unis,
des millions d'Américains sont à la rue, alors qu'il y a beaucoup de maisons
vides. En réalité, la main invisible censée réguler le marché est invisible...
parce qu'elle n'existe pas.
Quel regard portez-vous sur l'économie
européenne ?
Il y faut des politiques de croissance et non
des politiques d'austérité, comme c'est le cas aujourd'hui. En effet, aucune
économie n'est jamais revenue à la prospérité avec des mesures d'austérité. Le
Fonds monétaire international n'a d'ailleurs pas encore intégré cela. Il faut
absolument éviter de sombrer et de détruire l'industrie, car la reconstruire
coûte très cher.
Mais l'Europe doit surtout créer très
rapidement une union bancaire qui soit plus qu'un superviseur et qui ait un
pouvoir de décision. L'absence d'union bancaire entraîne une contraction des
financements du secteur public et du secteur privé. La conjonction de tout cela
est mortelle. Il faut aussi mutualiser les dettes par la création d'eurobonds,
bref changer la structure même de la zone euro. L'important n'est pas tant la
réforme dans chacun des pays que la réforme de la zone euro en elle-même.
Nous ne sommes donc pas sortis de la crise ?
Pas totalement. La crise ne peut pas être
finie tant que l'on n'a pas retrouvé le plein-emploi. Or aujourd'hui, en
Europe, il y a plus de 25 % de chômage en Espagne, dont 50 % chez les jeunes.
Plus de 60 % des jeunes Grecs sont sans emploi, donc la crise n'est pas finie.
Certes, le pire est sûrement passé, mais il y a une différence entre avoir
touché le plus bas et retrouver une vraie croissance. Cela va prendre du temps.
Que faut-il faire alors ?
La première des priorités est de créer les
conditions pour que la demande reparte. Il y a plusieurs moyens de le faire. Je
prône pour ma part de le faire en investissant dans l'éducation, dans les
technologies, dans l'innovation et dans les infrastructures, ce qui est ardu à
enclencher rapidement. Nous devrons également bien comprendre pourquoi
jusqu'ici notre économie n'a pas fonctionné et penser à comment nous pouvons
faire pour changer les choses. Dans ce cadre, le système financier doit être
régulé.
La chose la plus importante est de recentrer
la mission des banques sur ce qu'elles sont censées faire : par exemple, prêter
aux PME. Voyez : même dans le système financier américain qui a renoué
récemment avec les profits, les prêts aux PME sont de 20 % inférieurs à leur
niveau d'avant la crise. Donc sur ce point il n'y a pas de reprise, les banques
estiment que tout va mieux, mais ce n'est pas le cas pour la plupart des
Américains et pour les petits commerces.
Ne faut-il pas plutôt dépasser le prisme de
l'opposition Keynes-Hayek, autrement dit la relance par la dépense plutôt que
par l'austérité ?
Les politiques de relance par la dépense
publique marchent. Aujourd'hui, nous ne sommes pas allés assez loin dans ce
sens. Keynes avait totalement raison. Certes, il n'avait pas une vision
complète de l'économie, car c'était il y a soixante-dix ou quatre-vingts ans,
mais aujourd'hui nous en savons plus. Ses prévisions expliquant que les
dépenses publiques stimuleraient l'économie et que dans les périodes de
récession les politiques monétaires ne marcheraient pas ou pas très bien
étaient totalement justes. La vérité est que la vision d'Hayek, qui stipule que
le marché fonctionne parfaitement seul et s'autorégule, était fausse.
Le problème ne tient-il pas également dans la
structure des prises de décisions ?
Lorsque les gouvernances de nos institutions
publiques et privées ne raisonneront plus à court terme mais à long terme, nous
serons alors plus à même de nous appuyer sur nos capacités d'innovation et les
nouvelles technologies pour amener une croissance durable. Aujourd'hui, nous
avons les ressources, les connaissances et les compétences technologiques pour
mener à bien une prospérité économique pérenne tout à fait unique.
Mais pour faire cela, nous devons rompre avec
le passé. La vraie question n'est pas économique et technique, car nous savons
ce que nous avons à faire, mais décisionnelle : nos dirigeants auront-ils la
volonté d'agir ? Il n'y aura pas de retour à la prospérité si les décisions
stratégiques des entreprises continuent à se faire dans l'intérêt de la
maximisation des rémunérations des actionnaires, qui parfois possèdent des
actions durant une nanoseconde, une minute ou même quelques insuffisantes
semaines.
Une note d'optimisme ?
Je ne suis qu'à moitié optimiste car nous
avons les technologies et de quoi partager la connaissance, mais quand je
regarde nos politiques économiques, je me dis que ça ne marche pas vraiment
comme il le faudrait.
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