ENTRETIEN par Catherine Calvet | 23-11-2015
Pour le philosophe et sociologue du fait religieux, le gouvernement français confond néofondamentalisme et jihadisme et se trompe en se concentrant sur les mosquées.
Daech n’est pas Al-Qaeda, le recrutement ne se fait plus de la même manière, estime Raphaël Liogier, philosophe et sociologue du religieux, professeur à l’institut d’études politiques (IEP) d’Aix-en-Provence et au Collège international de philosophie de Paris. Aujourd’hui, les jihadistes basculent dans le terrorisme, comme s’ils devenaient islamistes a posteriori. Le problème de la France, estime le spécialiste, est la confusion symptomatique entretenue sur les causes de ce nouveau terrorisme. Raphaël Liogier vient de publier le Complexe de Suez, le vrai déclin français (édition du Bord de l’eau).
Vous reprochez au gouvernement de trop se concentrer sur les mosquées, les imams radicaux…
La surveillance policière est utile. Mais surveiller les mosquées, former les imams ne suffira pas, car on a affaire à des individus qui deviennent musulmans pour assurer une cohérence, une esthétique.
Alors, quelle stratégie développer ?
La politique intérieure n’a pas été à la hauteur. Nous n’aurions peut-être pas pu éviter ce qui vient de se produire à Paris, mais on a laissé la situation s’aggraver. Notre problème résulte d’une confusion symptomatique sur les causes de ce nouveau terrorisme. Nos dirigeants confondent malheureusement deux types de phénomènes. Il y a en effet en France un nouveau fondamentalisme qui a un impact important chez les jeunes. Des jeunes qui veulent se réfugier dans une sorte d’islam mythique. Des imams les guident vers cet islam soit disant originel, et leur inculquent un cadre de conduite au quotidien, en édictant une façon de s’habiller, de porter la barbe, de faire du sport, de s’alimenter.
Ce néofondamentalisme peut conduire au jihad ?
Ce n’est pas son objectif, alors qu’on n’aurait pas pu dire cela du fondamentalisme des années 80-90. Ici et maintenant, ce n’est pas un islam politisé, mais un mode de vie quotidien. On le désigne aussi comme salafisme même s’il ne correspond plus aux différentes écoles du salafisme. Par exemple, le très influent imam de la mosquée de Pontanézen, à Brest, Rachid Abou Houdeyfa, avec chacune de ses vidéos, touche plus de 100 000 personnes. Et, plutôt qu’une défiance systématique, il faut écouter et décrypter ses discours. Que dit-il ? Lui et un groupe de jeunes imams ne donnent que des préceptes de vie, ils prêchent sur la rigueur des mœurs. Les prescriptions de ces imams ne sont évidemment pas audibles pour un Occidental qui a vécu les années 70 et les libérations de l’époque : de la femme, de la sexualité… Mais ce néofondamentalisme méprise l’action violente, considérée comme impure parce que trop moderne. Dans ce cadre, le paradoxe est le suivant : plus on est fondamentaliste, moins on peut glisser dans l’action terroriste.
Mais ces discours néofondamentalistes n’alimentent-ils pas des processus de radicalisation ?
Ils sont radicaux dans le sens où ils prétendent revenir aux racines de l’islam. Leur offre d’authenticité, de rigueur traditionaliste, répond à une demande massive. C’est de ce côté qu’il faut chercher. Ces jeunes qui deviennent néofondamentalistes ont choisi de régler leurs comptes avec notre société autrement que par le jihad. Il ne s’agit pas là de dédouaner l’islam mais de souligner que le problème n’est pas uniquement religieux. Avec une équipe de chercheurs, nous décryptons actuellement ces vidéos ainsi que ce qui s’exprime du côté de la jihadosphère. Les imams du type Rachid Abou Houdeyfa sont dans le viseur de Daech. Ils représentent la concurrence la plus sérieuse à sa propagande. Daech cherche donc à les discréditer, car ils opèrent sur le même marché : celui de la frustration qui peut nourrir le désir de vengeance.
Dans votre dernier livre, vous expliquez comment le «complexe de Suez» détermine une partie de nos politiques européennes…
Suez marque la fin, en 1956, de la toute puissance européenne. Ce que je nomme le «complexe de Suez» est le sentiment de déclin, le délire de l’encerclement qui découle de cette perte. Ce fantasme nous pousse à considérer l’islam comme une menace identitaire. L’islam, dans beaucoup de discours politiques, y compris dans ceux de Manuel Valls, est présenté comme une force antisociale. Ce discours va rendre désirable le jihadisme pour des jeunes qui viennent d’un milieu familial où on ne pratique pas forcément. Mais, en tant que Maghrébins, ils sont labélisés musulmans. L’islam dont on les affuble va devenir pour eux un moyen de s’opposer à cette société dans laquelle ils ont du mal à s’insérer. A partir de là, certains peuvent soit glisser progressivement vers le néofondamentalisme leur permettant une recomposition de leur être, de leur virilité sans passer par la violence. Soit ils peuvent se rêver jihadistes, parce qu’ils sont plus frustrés encore, peu enclin à l’étude, en fonction d’une rencontre, l’influence d’Internet, etc. Dans les années 70, ils auraient pu devenir skinhead ou punk, ou même terroriste d’extrême gauche !
Comment opère Daech ? Quels sont ses arguments pour recruter ?
Contrairement à Al-Qaeda, qui propose une lecture rigide et violente du Coran, un «islam pur», Daech ne fait que renverser le sens des stigmates : si vous êtes délinquants, que vos actes sont allés dans le passé contre les prescriptions même de l’islam et contre la société, ce n’est pas de votre faute, vous vous êtes rebellés contre cette société pervertie et vous êtes en réalité des héros. Votre délinquance passée est le signe que vous êtes choisis par Allah pour une destinée unique. Il faut donc travailler à proposer autre chose à ces jeunes avant qu’ils ne basculent vers l’offre de Daech.
Quelle pourrait être cette offre ?
Pour le philosophe et sociologue du fait religieux, le gouvernement français confond néofondamentalisme et jihadisme et se trompe en se concentrant sur les mosquées.
Daech n’est pas Al-Qaeda, le recrutement ne se fait plus de la même manière, estime Raphaël Liogier, philosophe et sociologue du religieux, professeur à l’institut d’études politiques (IEP) d’Aix-en-Provence et au Collège international de philosophie de Paris. Aujourd’hui, les jihadistes basculent dans le terrorisme, comme s’ils devenaient islamistes a posteriori. Le problème de la France, estime le spécialiste, est la confusion symptomatique entretenue sur les causes de ce nouveau terrorisme. Raphaël Liogier vient de publier le Complexe de Suez, le vrai déclin français (édition du Bord de l’eau).
Comment analysez-vous les attentats du 13 novembre ?
Ils sont d’une échelle plus élevée mais de même nature que ceux de janvier. Le changement s’est produit bien avant, vers les années 2006-2007. Depuis, nous sommes entrés dans une histoire différente de celle qui était racontée dans les années 80-90. Le terrorisme de Daech n’est pas celui d’Al-Qaeda. Al-Qaeda recrutait par un processus lent, en partant de la théologie et d’une lecture littérale du Coran. Les jeunes recrutés aujourd’hui par Daech ne le lisent pas. La radicalisation et le néofondamentalisme supposent d’avoir au moins accès au texte. La difficulté, c’est qu’aujourd’hui, ces jeunes basculent directement dans le jihad, comme s’ils devenaient musulmans a posteriori.
Ils sont d’une échelle plus élevée mais de même nature que ceux de janvier. Le changement s’est produit bien avant, vers les années 2006-2007. Depuis, nous sommes entrés dans une histoire différente de celle qui était racontée dans les années 80-90. Le terrorisme de Daech n’est pas celui d’Al-Qaeda. Al-Qaeda recrutait par un processus lent, en partant de la théologie et d’une lecture littérale du Coran. Les jeunes recrutés aujourd’hui par Daech ne le lisent pas. La radicalisation et le néofondamentalisme supposent d’avoir au moins accès au texte. La difficulté, c’est qu’aujourd’hui, ces jeunes basculent directement dans le jihad, comme s’ils devenaient musulmans a posteriori.
Vous reprochez au gouvernement de trop se concentrer sur les mosquées, les imams radicaux…
La surveillance policière est utile. Mais surveiller les mosquées, former les imams ne suffira pas, car on a affaire à des individus qui deviennent musulmans pour assurer une cohérence, une esthétique.
Alors, quelle stratégie développer ?
La politique intérieure n’a pas été à la hauteur. Nous n’aurions peut-être pas pu éviter ce qui vient de se produire à Paris, mais on a laissé la situation s’aggraver. Notre problème résulte d’une confusion symptomatique sur les causes de ce nouveau terrorisme. Nos dirigeants confondent malheureusement deux types de phénomènes. Il y a en effet en France un nouveau fondamentalisme qui a un impact important chez les jeunes. Des jeunes qui veulent se réfugier dans une sorte d’islam mythique. Des imams les guident vers cet islam soit disant originel, et leur inculquent un cadre de conduite au quotidien, en édictant une façon de s’habiller, de porter la barbe, de faire du sport, de s’alimenter.
Ce néofondamentalisme peut conduire au jihad ?
ce néofondamentalisme méprise l’action violente, considérée comme impure parce que trop moderne.
Ce n’est pas son objectif, alors qu’on n’aurait pas pu dire cela du fondamentalisme des années 80-90. Ici et maintenant, ce n’est pas un islam politisé, mais un mode de vie quotidien. On le désigne aussi comme salafisme même s’il ne correspond plus aux différentes écoles du salafisme. Par exemple, le très influent imam de la mosquée de Pontanézen, à Brest, Rachid Abou Houdeyfa, avec chacune de ses vidéos, touche plus de 100 000 personnes. Et, plutôt qu’une défiance systématique, il faut écouter et décrypter ses discours. Que dit-il ? Lui et un groupe de jeunes imams ne donnent que des préceptes de vie, ils prêchent sur la rigueur des mœurs. Les prescriptions de ces imams ne sont évidemment pas audibles pour un Occidental qui a vécu les années 70 et les libérations de l’époque : de la femme, de la sexualité… Mais ce néofondamentalisme méprise l’action violente, considérée comme impure parce que trop moderne. Dans ce cadre, le paradoxe est le suivant : plus on est fondamentaliste, moins on peut glisser dans l’action terroriste.
Mais ces discours néofondamentalistes n’alimentent-ils pas des processus de radicalisation ?
Ils sont radicaux dans le sens où ils prétendent revenir aux racines de l’islam. Leur offre d’authenticité, de rigueur traditionaliste, répond à une demande massive. C’est de ce côté qu’il faut chercher. Ces jeunes qui deviennent néofondamentalistes ont choisi de régler leurs comptes avec notre société autrement que par le jihad. Il ne s’agit pas là de dédouaner l’islam mais de souligner que le problème n’est pas uniquement religieux. Avec une équipe de chercheurs, nous décryptons actuellement ces vidéos ainsi que ce qui s’exprime du côté de la jihadosphère. Les imams du type Rachid Abou Houdeyfa sont dans le viseur de Daech. Ils représentent la concurrence la plus sérieuse à sa propagande. Daech cherche donc à les discréditer, car ils opèrent sur le même marché : celui de la frustration qui peut nourrir le désir de vengeance.
Dans votre dernier livre, vous expliquez comment le «complexe de Suez» détermine une partie de nos politiques européennes…
Dans les années 70, ils auraient pu devenir skinhead ou punk, ou même terroriste d’extrême gauche !
Suez marque la fin, en 1956, de la toute puissance européenne. Ce que je nomme le «complexe de Suez» est le sentiment de déclin, le délire de l’encerclement qui découle de cette perte. Ce fantasme nous pousse à considérer l’islam comme une menace identitaire. L’islam, dans beaucoup de discours politiques, y compris dans ceux de Manuel Valls, est présenté comme une force antisociale. Ce discours va rendre désirable le jihadisme pour des jeunes qui viennent d’un milieu familial où on ne pratique pas forcément. Mais, en tant que Maghrébins, ils sont labélisés musulmans. L’islam dont on les affuble va devenir pour eux un moyen de s’opposer à cette société dans laquelle ils ont du mal à s’insérer. A partir de là, certains peuvent soit glisser progressivement vers le néofondamentalisme leur permettant une recomposition de leur être, de leur virilité sans passer par la violence. Soit ils peuvent se rêver jihadistes, parce qu’ils sont plus frustrés encore, peu enclin à l’étude, en fonction d’une rencontre, l’influence d’Internet, etc. Dans les années 70, ils auraient pu devenir skinhead ou punk, ou même terroriste d’extrême gauche !
Comment opère Daech ? Quels sont ses arguments pour recruter ?
Contrairement à Al-Qaeda, qui propose une lecture rigide et violente du Coran, un «islam pur», Daech ne fait que renverser le sens des stigmates : si vous êtes délinquants, que vos actes sont allés dans le passé contre les prescriptions même de l’islam et contre la société, ce n’est pas de votre faute, vous vous êtes rebellés contre cette société pervertie et vous êtes en réalité des héros. Votre délinquance passée est le signe que vous êtes choisis par Allah pour une destinée unique. Il faut donc travailler à proposer autre chose à ces jeunes avant qu’ils ne basculent vers l’offre de Daech.
Quelle pourrait être cette offre ?
Le jihadisme ne vient pas du communautarisme
mais de la désocialisation.
Plutôt qu’un débat sur l’identité nationale, des cours de laïcité peu audibles, des colloques sur la déradicalisation, il faut envisager la multiplicité des identités qui traversent nos sociétés, et mettre en place un observatoire national des identités, sans se focaliser sur l’islam. Cessons de présenter systématiquement l’islam comme antisocial. Avec des chercheurs qui travaillent déjà sur ces identités plurielles, on pourrait enfin pointer les véritables problèmes sans aucun angélisme.
Surveiller les mosquées est certes utile, mais à très court terme. Il faut intervenir avant, analyser les ressorts du passage à la violence. Il faudrait des enquêtes sur les relations de ces jeunes à Internet, à la pornographie, au genre, au religieux, quels sont les impacts de la mondialisation sur cette génération… Il faut mettre des moyens au service de ces nouveaux champs de recherches, les intuitions ne suffisent pas. Le jihadisme ne vient pas du communautarisme mais de la désocialisation.
Surveiller les mosquées est certes utile, mais à très court terme. Il faut intervenir avant, analyser les ressorts du passage à la violence. Il faudrait des enquêtes sur les relations de ces jeunes à Internet, à la pornographie, au genre, au religieux, quels sont les impacts de la mondialisation sur cette génération… Il faut mettre des moyens au service de ces nouveaux champs de recherches, les intuitions ne suffisent pas. Le jihadisme ne vient pas du communautarisme mais de la désocialisation.
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