Des combattants de Daech affichent le drapeau du groupe djihadiste après une victoire contre l'armée irakienne dans la province de Diyala, en janvier 2015. (AFP / YOUNIS AL-BAYATI) |
ENTRETIEN Par Celine Rastello | 26-11-2015
Pourquoi et comment certains jeunes basculent-ils, parfois très rapidement, vers ce que le sociologue Farhad Khosrokhavar appelle "l'illumination djihadiste" ? Puis, pour certains, vers le terrorisme ? Le sociologue Farhad Khosrokhavar, spécialiste des mécanismes de radicalisation, prône la création d'un service de renseignement européen pour contrer "l'Europe du djihadisme". Interview.
Vous avez analysé les parcours de nombreux terroristes, de Khaled Kelkal à Abdelhamid Abaaoud. Ont-ils des traits communs qui permettraient de dégager une sorte de "profil" ?
Kelkal, Merah, Nemmouche, Kouachi, Coulibaly, ceux qui ont perpétré les attentats du 13 novembre sont tous issus de quartiers populaires. La plupart ont grandi dans des familles décomposées où la figure du père a disparu ou s'est marginalisée. L'autorité du frère a pris la place du père. C'est très net chez Merah.
Et beaucoup de ces jeunes viennent de quartiers où le modèle dominant pour eux n'est pas celui de la légalité. S'il n'a pas été incarcéré, Ismaël Omar Mostefaï a été condamné 8 fois. Deux des frères Abdeslam étaient, semble-t-il, connus pour des délits.
Une jeunesse déclassée qui se sent rejetée, marginalisée, victimisée.
Beaucoup ont eu des démêlés avec la justice ou sont passés par la case prison, qui reste un trait dominant, une étape de socialisation déviante.
Contrairement à des jeunes de classe moyenne - dont un certain nombre sont partis en Syrie à partir de 2013 - qui vont vivre l'incarcération comme une forme de perte de dignité, c'est un moyen pour les autres de gagner un galon. Beaucoup m'ont dit : "après, quand on sort de prison, on nous prend au sérieux".
Le milieu social dont ils sont issus est-il déterminant dans leur basculement vers le terrorisme ?
Oui. Les terroristes proviennent d'une classe sociale que les anglo-saxons appellent "disaffected youth." Une jeunesse déclassée qui se sent rejetée, marginalisée, victimisée. Elle éprouve un fort sentiment de haine de la société, un sentiment d'indignité profondément intériorisé. Tant que cette jeunesse se cantonne à une forme de déviance, elle trouve comment tirer son épingle du jeu sans passer par l'idéologie. Mais si tout à coup elle tombe dans une "illumination djihadiste" - qui peut ou non survenir en prison - ça change fondamentalement la donne.
On appelle ces jeunes des "born again". Comme si une nouvelle vie commençait pour eux. Un nouveau type d'engrenage se met alors en branle.
Vous parlez "d'illumination djihadiste", comme s'ils quittaient leur identité, trouvaient une nouvelle issue...
Oui, en quelque sorte. C'est comme une vocation. Surtout, cela permet une inversion du vecteur de l'indignité. Celui qui se sent jugé et condamné devient celui qui juge et condamne. L'insignifiant se fait chevalier de la foi, passe du mépris à un statut qui inspire la peur.
La dernière étape, pour beaucoup, est le voyage initiatique dans un pays où ils apprennent à manier les armes, à fabriquer de l'explosif...
Ce voyage leur apprend surtout à se dénationaliser, à perdre toute identification nationale et à devenir étranger. Ils prennent une nouvelle identité, déshumanisent totalement l'adversaire. A leur retour, certains sont prêts à faire des choses défiant l'imagination. En l'occurrence, et c'est une nouvelle étape qui a été franchie lors des récents attentats, à tuer indistinctement, aveuglément.
Les derniers attentats sont inédits dans l'horreur. Les terroristes frappent toujours plus fort. Comment l'analysez-vous ?
Daech est extrêmement puissant, dangereux. Ils ont une assise territoriale, une communication professionnelle et, selon la façon dont on compte, environ 25.000 volontaires étrangers...
La situation en Syrie a fait que les vocations se sont démultipliées, par plus de 10.
On trouve aux alentours de 5.000 Européens en Syrie, dit-on, et autour d'un millier - un peu plus - de Français. On a aussi, côté belge, 400 djihadistes : en proportion, c'est le taux le plus important en Europe. L'insuffisance des services de renseignement et d'intelligence n'y est pas pour rien. Face à l'Europe du djihadisme, l'Europe de la sécurité n'existe pas.
Qu'entendez-vous par "Europe du djihadisme" ?
Les djihadistes ont compris qu'ils pouvaient passer au travers des frontières nationales grâce à Schengen. On peut monter une opération en Belgique et l'exécuter en France. Car il n'y a pas de service de renseignements europeéen. Les services nationaux sont marqués par leur histoire, leur culture du secret qu'ils ne sont pas prêts à abandonner du jour au lendemain. Ils communiquent chichement, donnent le minimum.
L’Europe est démunie face à ce djihadisme qui est en avance sur elle en terme de projet d’attaque et de complot.
Elle ne veut pas abandonner Schengen qu'elle considère comme un acquis, et le fait de créer un service de renseignement européen poserait un problème politique à chaque pays. Mais c'est un fait : on est déjà dépassés. Après le 11 septembre, les Etats-Unis ont embauché plusieurs centaines de milliers d'agents. C'est un exemple, mais il y a en France et en Europe un vrai problème de moyens et de personnel qualifié. La preuve : plusieurs jeunes identifiés par les services ont pu passer à travers les mailles du filet. On a en Europe une armée de réserve de djihadistes.
Les services de renseignement dans les pays européens peuvent gérer quelques centaines d'individus, or maintenant ils sont plusieurs milliers. L'insuffisance des services de renseignement et de police et l'absence d'une instance européenne dépassant les atavismes nationaux sont très problématiques. Ces services sont eux-mêmes défaillants, ils sont dans l'incapacité d'affronter les problèmes auxquels ils doivent faire face.
Vous écrivez dans "Le jihadisme, le comprendre pour mieux le combattre"*, que ce qui attire les jeunes djihadistes en Europe est moins l'islam en tant que religion que ce qu'elle symbolise. Est-ce à dire que ces jeunes connaissent peu cette religion ?
Exactement. Ils n'en ont même aucune connaissance. Ou à peine. Beaucoup ignorent même la façon de pratiquer les prières quotidiennes. Moins ils connaissent l'islam, plus ils sont attirés par le djihad. C'est la sacralisation de leur haine de la société. Ça leur donne un contenu, mais sans sens religieux. Ces jeunes sont pour la grande majorité déreligionisés. Ils ont en commun un problème d'identité fort, et cette dimension agonistique de l'islamisme radical les attire, les arrange aussi. La dimension religieuse s'estompe alors à la faveur de la dimension antagonique de cet islam qu'ils réduisent à ce qu'ils appellent le djihad.
Il y a évidemment également une dimension exhibitionniste.
Un djihad qui représente à leurs yeux une lutte à mort contre l'Occident arrogant dont ils pensent qu’il faut l’abattre. Le sentiment purement religieux est vraiment dérisoire dans leur vision du monde.
Le traitement médiatique du phénomène djihadiste joue-t-il selon vous un rôle dans le processus de radicalisation ?
Oui, un rôle important. Surtout pour les jeunes. Ça leur donne une stature. Les médias font des djihadistes une sorte de "superstars". C'est un effet pervers. Mais même si les médias ne parlaient pas d'eux, on trouverait nécessairement des choses sur différents sites Internet. C'est ce qu'on pourrait appeler les conditions modernes d’un narcissisme profondément ancré chez les jeunes.
Ils veulent être quelqu'un. La djihadisation leur offre cette capacité de s'affirmer.
Je les appelle des "héros négatifs". Plus on les déteste, plus ils se sentent rehaussés dans leur légitimité. Ils font tout pour que cette légitimité soit magnifiée par ceux qui les détestent, dont les médias. Il y a évidemment également une dimension exhibitionniste.
Le gouvernement a annoncé la création de centres
de "déradicalisation". Qu'en pensez-vous ?
La France est particulièrement en retard sur ce point. Mais mieux vaut tard que jamais. De toute façon, on n'a plus le choix. Certains jeunes - je ne parle pas des terroristes - sont condamnés à des peines allant de 5 à 15 ans. Ils auront la trentaine quand ils sortiront de prison, avec entre 30 et 40 ans devant eux. Il faut y penser, et absolument mettre en place ces centres, trouver des moyens de convaincre du caractère catastrophique du djihadisme. On y parviendra au moins pour certains. Ce sera déjà ça.
Propos recueillis par Céline Rastello
*Le jihadisme, le comprendre pour mieux le combattre, de David Bénichou, Farhad Khosrokhavar, Philippe Migaux (Plon)
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