Saviez-vous que l'Etat islamique payait ses recrues en dollars? Que le groupe terroriste recevait près de 3000 candidatures par jour en septembre 2014? Que sur son territoire règne la terreur mais aussi une administration efficace qui s'occupe des écoles et de la santé, gratuites? Plongée vertigineuse dans un monde parallèle de paranoïa et de violence
C'est un document unique et terrifiant : le récit en quatre épisodes d'une rencontre hallucinée entre le journaliste du média en ligne américain The Daily Beast Michael Weiss et Abou Khaled, un Syrien éduqué et polyglotte. Il est devenu, en octobre 2014, après les premières frappes américaines contre Raqqa, espion et formateur pour le compte de l'Etat islamique (EI), avant de quitter finalement l'organisation en septembre 2015. On y croise des émirs en BMW, des chefs sanguinaires transformés en héros de légende, des médecins richissimes, et beaucoup, beaucoup de morts. L'entretien s'est déroulé sur trois journées en octobre 2015 à Istanbul, et a été publié juste après les attentats de Paris.
Abou Khaled faisait partie de la cellule Ressources humaines de l'EI à Raqqa et explique comment l’Etat islamique s'est organisé pour accueillir les nouveaux venus: leur sincérité et leur motivation sont testées à leur arrivée, ils suivent ensuite deux semaines de «cours» d’endoctrinement. Pour faire fonctionner cette «Internationale djihadiste» ont été mis en place un service de traduction, de ressources humaines. Le recrutement est important car il est en baisse depuis la chute de Kobane : en septembre 2014 on comptait jusqu’à 3000 nouvelles recrues par jour, mais seulement de 50 à 60 ces derniers temps. L'EI se retrouve avec un problème de troupes, d'où sa nouvelle stratégie : multiplier les cellules dormantes à l’étranger, et encourager les sympathisants à perpétrer des attentats chez eux.
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Episode 2. «Les espions aiment l’EI»
Les candidats à la mort en martyr ne manquent pas, explique Abou Khaled. Les bataillons étaient auparavant organisés par langue ou par ethnie, mais ce n'est plus ainsi depuis qu’un bataillon de Libyens s’est montré plus fidèle à son émir qu’à l’organisation. C’est pour cette raison que la création d’un bataillon regroupant de 70 à 80 francophones a finalement été refusée. Les services secrets sont divisés en quatre groupes, dont l’un chargé de la sécurité à l’intérieur du territoire de l’EI, l’autre de récolter des informations à l’étranger - d'où vient la fortune des familles riches, y a-t-il des homosexuels qui se cachent… Il faut trouver toutes les failles d’une société qui peuvent l’affaiblir. C’est son savoir-faire plutôt que sa puissance militaire qui fait la force de l’EI, pour Abou Khaled. L’EI a aussi acheté des membres de l’Armée syrienne libre (ASL) selon lui. Elle y a des agents cachés, qu'elle paye bien, ce qui les fait monter plus vite dans l'ASL ce qui permet d'avoir accès à de meilleures informations.
A l'intérieur, les chefs de l’EI font des tournées d’inspection régulières de leur domaine, incognito, et gare à celui qui ne s’acquitte pas bien de sa mission, les têtes valsent, et ce n'est pas qu'une expression. L’EI est aussi très forte pour propager des anecdotes mettant en valeur ses chefs. Comme celle-ci : al-Bagdadi lui-même, le chef suprême, s'est retrouvé condamné à payer une amende à un automobiliste après avoir provoqué un accident. Cette égalité de traitement fait partie des atouts de l'EI, selon Abou Khaled.
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Episode 3. «Le gouvernement de la peur»
Une cage est installée à demeure sur la place de al-Bab, là où travaillait Abou Khaled, qui sert à y emprisonner de un à trois jours ceux qui ont fumé des cigarettes, qu’on a vus dans la compagnie de filles qui ne sont pas de leur famille, ou qui ont menti. La plus grande crainte de l’EI est celle d'être infiltré, une crainte paranoïaque, et toutes les personnes soupçonnées d’espionnage sont décapitées, sur cette même place. Une police de moralité, la Hisbah, circule en camionnette dans les rues pour appeler à la prière, surveiller ce qui se passe.
Au-delà de la peur, l’EI compte aussi sur l’endoctrinement pour régner. Les volontaires arrivant d’autres groupes syriens passent par des camps de rééducation et doivent se repentir, tout comme les enseignants qui sont invités à revenir dans les écoles, après avoir suivi aussi des cours de rééducation. Les salaires des membres de l'EI sont payés en dollars, avec des suppléments en fonction de la taille de leur famille, et l'organisation s'occupe aussi de payer le loyer, l'électricité, les soins médicaux : les soldats de l'EI payent même leur essence six fois moins cher que les civils. Un maçon a ainsi choisi de s'engager dans les rangs de l'EI pour faire mieux vivre sa famille. Quitter l'EI revient à tout perdre : la maison et tous les biens sont saisis. Les commerces doivent payer des impôts, l'eau, le ramassage des ordures, et la Hisbah vérifie que les prix pratiqués sont justes et raisonnables. L'argent de l'EI vient du pétrole et un accord a été passé à Alep avec le régime : la Syrie officielle conserve 48% de l'électricité produite et l'EI 52%, affirme l'ancien maître espion.
Les petites gens ne sont pas oubliées, et par certains côtés l'EI ressemble à un Etat-providence, qui prend en charge même de très lourdes factures de chimiothérapie en Turquie s'il le faut, selon Abou Khaled. Les médecins et infirmières sont extrêmement bien payés dans l'EI pour les dissuader de s'enfuir, c'est un «djhad 5 étoiles» par rapport à ce qui existe en Irak, plaisante-t-il. Si les habitants veulent tout de même partir, c'est à cause de ce qu'ils ont vu dans une ferme : des montagnes de cadavres, sous l'olivier, ou qui remontaient à la surface dès que le paysan retournait la terre. Avec de nouveaux cadavres tous les jours. Abou Khaled est venu sur place avec un émir, dans sa belle BMW. Le fermier se plaignait : l'EI lui a racheté son champ.
Lire le troisième épisode
Episode 4. «Comment je me suis enfui»
Si tout est fait pour que les habitants vivent en vase clos, un malaise grandit, alimenté par les mensonges, les non-dits - la chute de Kobané n'a pas été annoncée - et par le comportement de plus en plus souvent jugé arrogant voire colonialiste des combattants étrangers de l'EI, jeunes, moins expérimentés que les habitants historiques mais qui leur imposent la façon de se vêtir, de manger, de se comporter. El Bab doit être la seule ville du monde où il n'y a pas de barbier, il est strictement interdit de toucher à sa barbe, explique Abou Khaled. Toute critique peut vous amener en prison, et le déserteur est presque surpris que sa langue bien pendue ne lui ait pas coûté la vie. Abou Khaled raconte ensuite sa version de la bataille de Kobané, où il était avec trois bataillons d'hommes qui se sont à peine battus. Il est très critique envers le niveau de l'infanterie de l'EI. Pour lui 5000 combattants ont été tués à Kobané. Il questionne aussi les liens entre Ankara et l'EI, notant qu'en pleine bataille, des camions d'armements passaient continuellement en provenance de Turquie.
Pour lui l'EI recrute ouvertement dans le sud de la Turquie, dans la ville d'Illys, et il est même sûr qu'un accord a été passé entre Turcs et EI, après l'attaque de l'ambassade turque de Mossoul en juin 2014 par l'EI : rien n'est jamais venu expliquer comment les otages turcs ont été libérés sains et saufs trois mois plus tard. Et lui-même connaît des combattants de l'EI faits prisonniers en Syrie par l'Armée syrienne libre qui ont ensuite atterri en Turquie où ils ont été bien traités : pour Abou Khaled, ils ont été échangés.
Ce sont ces mensonges, l'incompétence et la brutalité qui poussent l'espion à déserter. Pas facile, puisqu'il est toujours comptabilisé comme faisant partie des Ressources humaines de l'EI. C'est un cadre, particulièrement surveillé donc. Il se fait alors faire de faux papiers chez un ami, se coupe un peu la barbe pour ressembler à sa nouvelle photo et parvient en bus à gagner Alep, en zone rebelle mais pas sous contrôle de l'EI. De là il fait venir sa femme et sa famille.
Aujourd'hui, il est de nouveau dans les armes, à la tête de sa propre katiba, une milice qui veut lutter à la fois contre l'armée de Bachar al-Assad et contre l'Etat islamique. Il y a deux brigades de l'EI contre moi, dit-il, l'une menée par un Libyen, l'autre par un Marocain. Je les connais bien : c'est moi qui les ai formés.
C'est un document unique et terrifiant : le récit en quatre épisodes d'une rencontre hallucinée entre le journaliste du média en ligne américain The Daily Beast Michael Weiss et Abou Khaled, un Syrien éduqué et polyglotte. Il est devenu, en octobre 2014, après les premières frappes américaines contre Raqqa, espion et formateur pour le compte de l'Etat islamique (EI), avant de quitter finalement l'organisation en septembre 2015. On y croise des émirs en BMW, des chefs sanguinaires transformés en héros de légende, des médecins richissimes, et beaucoup, beaucoup de morts. L'entretien s'est déroulé sur trois journées en octobre 2015 à Istanbul, et a été publié juste après les attentats de Paris.
Episode 1. «Un rendez-vous à Istanbul»
Est-il fiable ? Le journaliste Michael Weiss commence bien sûr par raconter les mille précautions qu’il a prises pour s’assurer de la véracité du témoignage d’Abou Khaled, avec qui il a longuement échangé par e-mail et messagerie instantanée avant de finalement le rencontrer, sans être certain qu'il ne soit pas un agent sous couvert. Il faut dire que le témoignage d'Abou Khaled permet de plonger à l'intérieur du fonctionnement de l'Etat islamique, un regard précieux et rare.
Est-il fiable ? Le journaliste Michael Weiss commence bien sûr par raconter les mille précautions qu’il a prises pour s’assurer de la véracité du témoignage d’Abou Khaled, avec qui il a longuement échangé par e-mail et messagerie instantanée avant de finalement le rencontrer, sans être certain qu'il ne soit pas un agent sous couvert. Il faut dire que le témoignage d'Abou Khaled permet de plonger à l'intérieur du fonctionnement de l'Etat islamique, un regard précieux et rare.
L'EI se retrouve avec un problème de troupes, d'où sa nouvelle stratégie : multiplier les cellules dormantes à l’étranger, et encourager les sympathisants à perpétrer des attentats chez eux.
Abou Khaled faisait partie de la cellule Ressources humaines de l'EI à Raqqa et explique comment l’Etat islamique s'est organisé pour accueillir les nouveaux venus: leur sincérité et leur motivation sont testées à leur arrivée, ils suivent ensuite deux semaines de «cours» d’endoctrinement. Pour faire fonctionner cette «Internationale djihadiste» ont été mis en place un service de traduction, de ressources humaines. Le recrutement est important car il est en baisse depuis la chute de Kobane : en septembre 2014 on comptait jusqu’à 3000 nouvelles recrues par jour, mais seulement de 50 à 60 ces derniers temps. L'EI se retrouve avec un problème de troupes, d'où sa nouvelle stratégie : multiplier les cellules dormantes à l’étranger, et encourager les sympathisants à perpétrer des attentats chez eux.
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Episode 2. «Les espions aiment l’EI»
Les candidats à la mort en martyr ne manquent pas, explique Abou Khaled. Les bataillons étaient auparavant organisés par langue ou par ethnie, mais ce n'est plus ainsi depuis qu’un bataillon de Libyens s’est montré plus fidèle à son émir qu’à l’organisation. C’est pour cette raison que la création d’un bataillon regroupant de 70 à 80 francophones a finalement été refusée. Les services secrets sont divisés en quatre groupes, dont l’un chargé de la sécurité à l’intérieur du territoire de l’EI, l’autre de récolter des informations à l’étranger - d'où vient la fortune des familles riches, y a-t-il des homosexuels qui se cachent… Il faut trouver toutes les failles d’une société qui peuvent l’affaiblir. C’est son savoir-faire plutôt que sa puissance militaire qui fait la force de l’EI, pour Abou Khaled. L’EI a aussi acheté des membres de l’Armée syrienne libre (ASL) selon lui. Elle y a des agents cachés, qu'elle paye bien, ce qui les fait monter plus vite dans l'ASL ce qui permet d'avoir accès à de meilleures informations.
A l'intérieur, les chefs de l’EI font des tournées d’inspection régulières de leur domaine, incognito, et gare à celui qui ne s’acquitte pas bien de sa mission, les têtes valsent, et ce n'est pas qu'une expression. L’EI est aussi très forte pour propager des anecdotes mettant en valeur ses chefs. Comme celle-ci : al-Bagdadi lui-même, le chef suprême, s'est retrouvé condamné à payer une amende à un automobiliste après avoir provoqué un accident. Cette égalité de traitement fait partie des atouts de l'EI, selon Abou Khaled.
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Episode 3. «Le gouvernement de la peur»
Une cage est installée à demeure sur la place de al-Bab, là où travaillait Abou Khaled, qui sert à y emprisonner de un à trois jours ceux qui ont fumé des cigarettes, qu’on a vus dans la compagnie de filles qui ne sont pas de leur famille, ou qui ont menti. La plus grande crainte de l’EI est celle d'être infiltré, une crainte paranoïaque, et toutes les personnes soupçonnées d’espionnage sont décapitées, sur cette même place. Une police de moralité, la Hisbah, circule en camionnette dans les rues pour appeler à la prière, surveiller ce qui se passe.
l'EI ressemble à un Etat-providence, qui prend en charge même de très lourdes factures de chimiothérapie en Turquie s'il le faut
Au-delà de la peur, l’EI compte aussi sur l’endoctrinement pour régner. Les volontaires arrivant d’autres groupes syriens passent par des camps de rééducation et doivent se repentir, tout comme les enseignants qui sont invités à revenir dans les écoles, après avoir suivi aussi des cours de rééducation. Les salaires des membres de l'EI sont payés en dollars, avec des suppléments en fonction de la taille de leur famille, et l'organisation s'occupe aussi de payer le loyer, l'électricité, les soins médicaux : les soldats de l'EI payent même leur essence six fois moins cher que les civils. Un maçon a ainsi choisi de s'engager dans les rangs de l'EI pour faire mieux vivre sa famille. Quitter l'EI revient à tout perdre : la maison et tous les biens sont saisis. Les commerces doivent payer des impôts, l'eau, le ramassage des ordures, et la Hisbah vérifie que les prix pratiqués sont justes et raisonnables. L'argent de l'EI vient du pétrole et un accord a été passé à Alep avec le régime : la Syrie officielle conserve 48% de l'électricité produite et l'EI 52%, affirme l'ancien maître espion.
Les petites gens ne sont pas oubliées, et par certains côtés l'EI ressemble à un Etat-providence, qui prend en charge même de très lourdes factures de chimiothérapie en Turquie s'il le faut, selon Abou Khaled. Les médecins et infirmières sont extrêmement bien payés dans l'EI pour les dissuader de s'enfuir, c'est un «djhad 5 étoiles» par rapport à ce qui existe en Irak, plaisante-t-il. Si les habitants veulent tout de même partir, c'est à cause de ce qu'ils ont vu dans une ferme : des montagnes de cadavres, sous l'olivier, ou qui remontaient à la surface dès que le paysan retournait la terre. Avec de nouveaux cadavres tous les jours. Abou Khaled est venu sur place avec un émir, dans sa belle BMW. Le fermier se plaignait : l'EI lui a racheté son champ.
Lire le troisième épisode
Episode 4. «Comment je me suis enfui»
Si tout est fait pour que les habitants vivent en vase clos, un malaise grandit, alimenté par les mensonges, les non-dits - la chute de Kobané n'a pas été annoncée - et par le comportement de plus en plus souvent jugé arrogant voire colonialiste des combattants étrangers de l'EI, jeunes, moins expérimentés que les habitants historiques mais qui leur imposent la façon de se vêtir, de manger, de se comporter. El Bab doit être la seule ville du monde où il n'y a pas de barbier, il est strictement interdit de toucher à sa barbe, explique Abou Khaled. Toute critique peut vous amener en prison, et le déserteur est presque surpris que sa langue bien pendue ne lui ait pas coûté la vie. Abou Khaled raconte ensuite sa version de la bataille de Kobané, où il était avec trois bataillons d'hommes qui se sont à peine battus. Il est très critique envers le niveau de l'infanterie de l'EI. Pour lui 5000 combattants ont été tués à Kobané. Il questionne aussi les liens entre Ankara et l'EI, notant qu'en pleine bataille, des camions d'armements passaient continuellement en provenance de Turquie.
Pour lui l'EI recrute ouvertement dans le sud de la Turquie
Pour lui l'EI recrute ouvertement dans le sud de la Turquie, dans la ville d'Illys, et il est même sûr qu'un accord a été passé entre Turcs et EI, après l'attaque de l'ambassade turque de Mossoul en juin 2014 par l'EI : rien n'est jamais venu expliquer comment les otages turcs ont été libérés sains et saufs trois mois plus tard. Et lui-même connaît des combattants de l'EI faits prisonniers en Syrie par l'Armée syrienne libre qui ont ensuite atterri en Turquie où ils ont été bien traités : pour Abou Khaled, ils ont été échangés.
Ce sont ces mensonges, l'incompétence et la brutalité qui poussent l'espion à déserter. Pas facile, puisqu'il est toujours comptabilisé comme faisant partie des Ressources humaines de l'EI. C'est un cadre, particulièrement surveillé donc. Il se fait alors faire de faux papiers chez un ami, se coupe un peu la barbe pour ressembler à sa nouvelle photo et parvient en bus à gagner Alep, en zone rebelle mais pas sous contrôle de l'EI. De là il fait venir sa femme et sa famille.
Aujourd'hui, il est de nouveau dans les armes, à la tête de sa propre katiba, une milice qui veut lutter à la fois contre l'armée de Bachar al-Assad et contre l'Etat islamique. Il y a deux brigades de l'EI contre moi, dit-il, l'une menée par un Libyen, l'autre par un Marocain. Je les connais bien : c'est moi qui les ai formés.
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