Par notre camarade Yannick Chevalier
Le but de ce billet n'est pas d'être une relecture
scientifique et objective du rapport de l'IRES, mais une lecture
politique et subjective. J'ai essayé autant que possible de séparer mes
commentaires du contenu du rapport lorsqu'il y a divergence d'opinions, mais de
toutes manières j'en encourage la lecture malgré sa taille indigeste. Je passe
sur le premier chapitre, sur la compétitivité prix et les hausses de salaires,
qui montre que la différence entre la France et l'Allemagne s'explique essentiellement
par une compression de la demande (investissements et salaires) )plus forte en
Allemagne qu'en France. Malgré l'intérêt politique de ce chapitre au niveau
européen, je ne considère pas qu'il soit éclairant (au même titre que le reste
du rapport) sur les raisons du marasme économique actuel.
Les auteurs commencent par décrire le modèle classique des
sociétés des 30 glorieuses, une technostructure dans laquelle les dirigeants
des entreprises ont comme principale motivation d'étendre le champ de leur
activité. C'est l'époque des mastodontes industriels, des conglomérats tels que
Samsung qui font des voitures, des téléphones, des réfrigérateurs, des
bateaux,... Dans la technostructure, ce n'est pas la recherche du profit mais
la croissance qui oriente l'activité des entreprises.
Les auteurs remarquent ensuite (p. 58) que depuis la fin
simultanée des accords de Bretton Woods (qui in fine limitaient le capital
disponible en le liant à la quantité physique d'or) et du premier choc
pétrolier, les économies développées ont vécu un divorce entre les profits des
entreprises et l'accumulation du capital, qui représente l'enrichissement de
l'entreprise et ses investissements. Depuis ce divorce, les économies
occidentales sont dirigées comme des entreprises crépusculaires (en fin de
vie) : tous les profits sont redistribués, et plus aucun investissement
n'est fait, car le modèle de l'entreprise est condamné, et qu'elle sait qu'elle
devra fermer à terme. Un exemple français typique serait celui d'une entreprise
commercialisant des services sur le Minitel. Elle a su bien avant l'extinction
des derniers feu que son activité s'arrêterait, et que sans changer
fondamentalement (ce qu'a fait Illiad) d'activité, elle n'a pas de futur.
Ce divorce est expliqué par un passage des technostructures
vers un capitalisme financier dans lequel ce n'est plus la croissance qui est
le moteur des décisions des dirigeants, mais le retour sur investissement de
chaque décision. Si un investissement pourrait rapporter de l'argent, mais
moins que les critères demandés par les actionnaires, il est tout simplement
délaissé. De même, plutôt que de faire du fordisme en considérant que les
salaires sont de la consommation future (par le principe d'équilibrage dans une
économie entre ce qui est gagné et ce qui est dépensé), les entreprises
préfèrent comprimer les salaires.
Entre parenthèses, sur ce point, il semble qu'il y ait une
logique entre le passage d'une technostructure ayant un spectre large
d'activités, et donc pour laquelle le circuit de retour des salaires dans les
revenus de l'entreprise est relativement court), et ceux d'une entreprise
spécialisée, pour laquelle les salaires n'ont plus qu'une relation très ténue
avec les recettes. La mondialisation accentue cette distance entre salaires et
recettes car les producteurs sont souvent éloignés des consommateurs, et que
seule une analyse au niveau mondial pourrait encore justifier le fordisme.
Mais alors qu'en temps normal les salaires payés reviennent
ensuite aux entreprises par la consommation des ménages, le paiement de rentes
retire à la consommation ce qui est payé aux financiers et aux détenteurs de
capital (qui sont en grande partie des détenteurs de parts dans des fonds de
pension). Un des problèmes est que le capital est international, et qu'il y a
un déséquilibre entre les pays ayant de puissants fonds de pension et qui
profitent globalement de cette rente prélevée sur tous les producteurs, et les
pays dans lesquels la rente payée disparait du circuit économique (car migrant
vers d'autres horizons). Le capitalisme d'actionnaires est différent du
capitalisme classique des trentes glorieuses (p. 64) car il demande aux
entreprises de compenser la différence entre ce que payent les retraités aux
fonds de pension et ce que ces retraités reçoivent en retour, et que cette
différence n'est pas forcément compensée au sein de chaque économie. Et même
dans les économies dans lesquelles les fonds de pension sont très puissants,
leur coût de fonctionnement (les bonii, comme diraient les Guignols) reste une
ponction des classes pauvres et moyennes vers les plus riches. Cette différence
a été en partie compensée au niveau du PIB par l'endettement des entreprises et
des ménages, et par les bulles spéculatives (p. 67).
Ma remarque est que de ce point de vue, on peut voir
l'action des banques centrales comme une tentative de stabiliser cette
compensation alors que les revenus des travailleurs chutent. Elles favorisent
l'endettement et les bulles spéculatives pour préserver le paiement des rentes
et l'industrie financière. Ce faisant, elles perpétuent le creusement des
inégalités (entre ceux qui gèrent le capital ponctinné et ceux qui subissent
cette ponction), alors même que ce creusement, en plus des faibles
investissements des entreprises, est un frein à la consommation.
Les auteurs concluent (p. 70) ce chapitre en comparant la
politique des banques centrale comme la pose de dérivations sur une plomberie
défaillante, et ces dérivations qui sautent les unes après les autres.
Calcul de la rente et surcoût du capital
Les auteurs remarquent qu'il ne faut pas identifier la rente
avec le surcoût du capital, car une partie des frais sont justifiés par la
rareté du capital et de l'intérêt de chacun à le préserver. Les auteurs définissent
le surcoût du capital (p. 94) comme le coût supplémentaire par rapport à celui
prenant en compte les risques de mal-investissement et de liquidité (le risque
de ne pas pouvoir de l'argent quand on en a envie). Ce surcoût est distingué du
poids de la rente (somme du profit des banques et des intérêts perçus par les
individus). Les chiffres donnés par pays sont hallucinants (p. 97) : en
France, ce poids était négatif dans les années 70, et est passé à 15% du PIB
dans les années 90. En Allemagne, ce poids est passé dansd le même temps de 3%
à 7%, et aux USA il culmine seulement à 10% dans les années 90. Il est
remarquable que cette croissance s'est produite en même temps que les taux
d'intérêts baissaient fortement, avec un pic au début des années 80 suivi d'une
longue descente à 0% aujourd'hui. La baisse des taux d'intérêt n'euthanasie pas
le rentier, elle le fait prospérer !
Un second calcul de la rente, partant de la comptabilité du
pays, aboutit à une rente 2 fois plus élevée en Allemagne qu'en France (17%
contre 8,5%), mais prend en compte les retraites (beaucoup plus par
capitalisation en Allemagne qu'en France, apparement). Les auteurs
n'éclaircissent pas cette différence, et on peut se demander si elle n'est pas
dûe à la redistribution internationale par les fonds de pension des profits des
profits de l'ensemble des industries nationales vers les pays où la
capitalisation est la plus développée. Si c'est le cas, la retraite par
capitalisation serait un moyen de prédation, pour chaque pays, de la production
d'autres pays...
On arrive enfin au calcul du surcoût du capital par rapport
au capital ajouté chaque année par la production des entreprises. En étant
caricatural, ce surcoût passe de 0% à 1973 à 100% en 1995. En essayant de
trouver des périodes, les auteurs y voient :
« Une fois le redressement de l’inflation opéré, le tournant de la financiarisation se manifeste bien autour des années 81-82. Le surcoût total du capital (courbe noire), qui s’élevait en moyenne à 26,4 % de la FBCF sur la période 61-81, s’est mis à grimper très rapidement durant les années suivantes, pour atteindre un nouveau plateau tournant autour de 70,6 % dans la période 1987-2011. (p. 108) »
« Une fois le redressement de l’inflation opéré, le tournant de la financiarisation se manifeste bien autour des années 81-82. Le surcoût total du capital (courbe noire), qui s’élevait en moyenne à 26,4 % de la FBCF sur la période 61-81, s’est mis à grimper très rapidement durant les années suivantes, pour atteindre un nouveau plateau tournant autour de 70,6 % dans la période 1987-2011. (p. 108) »
Les corrections apportées dans la suite du chapitre
modifient les niveaux, mais pas les profils de ces courbes.
Autrement dit, c'est à partir du reflux des taux d'intérêts
du maximum Volcker (1981) que la financiarisation prend son envol. Mon analyse
de ce phénomène est toujours la même : cette baisse a entraîné une
augmentation du capital disponible (par effet de levier) pour les acteurs de la
finance. En suivant un effet Cantillon classique, ils ont utilisé leur
"pouvoir d'achat" supérieur pour acheter des entreprises et récupérer
ainsi des revenus de la production supérieurs aux taux d'intérêts payés. La
magie de l'effet de levier a fait le reste.
En disant cela, je diverge des auteurs qui, p. 111, pensent
qu'il faut réduire les autres coûts pour faire de la place à l'investissement
(BCE qui maintiendrait ses taux à 0% sur une longue période pour aider les
entreprises), mais la vérité est que l'Histoire ne nous a pas encore dit si la
financiarisation est dûe à des taux bas (comme je le pense) ou en baisse, comme
ils l'ont été depuis 1980. Dit autrement, est-ce qu'il existe un régime stable
de l'industrie financière avec des taux à 0%, ou est-ce que des taux aussi bas
entraînent une augmentation de l'effet de levier dans l'industrie financière
telle que le système devient instable, et susceptible d'exploser à chaque
surprise négative ?
Mais la conclusion est la même dans les 2 cas (p.113):
« Quelle que soit l’importance que l’on donne au point de vue social, on devra convenir que la rente en est venue à constituer une surcharge considérable pour l’entreprise. En majorant à ce point le coût de mise en œuvre des moyens de production, la rente contribue à placer bien trop haut le critère financier qui décide de la mise en œuvre ou non de tout projet d’investissement ou d’entreprise. »
« Quelle que soit l’importance que l’on donne au point de vue social, on devra convenir que la rente en est venue à constituer une surcharge considérable pour l’entreprise. En majorant à ce point le coût de mise en œuvre des moyens de production, la rente contribue à placer bien trop haut le critère financier qui décide de la mise en œuvre ou non de tout projet d’investissement ou d’entreprise. »
Tentatives d'explications de ce surcoût
Dans le chapitre 4, les auteurs tentent d'expliquer comment
cette exigence de rentabilité financière, ou surcoût du capital, en est venu à
contaminer toutes les entreprises, y compris les petites et les moyennes. Un
point intéressant est la concurrence, pour le placement de fonds, entre les
grandes entreprises côtées en bourse, et les moyennes. S'il y a un meilleur
rendement en bourse, il n'y a pas de raisons d'investir dans une petite
société. La part des LBOs y est jugée modeste (donc j'aurai tort sur ce point),
mais sans plus de précisions. En particulier, la description du fonctionnement
d'un LBO est celle des LBOs originaux, du début des années 90, dans lesquels
les fonds espéraient redresser l'entreprise pour la revendre plus cher (p.
122,123). C'est assez éloigné de la description qu'en fait Stockman dans
"The Great Deformation" (Stockman fut associé d'un tel fond, nommé
BlackRock). D'après la Banque de France, il n'y aurait que quelques centaines
ou milliers de telles opérations par an, ce qui rendrait le phénomène
négligeable (p.123). Cependant, ces chiffres correspondent à environ 1% des
entreprises de taille intermédiaire passant, tous les ans, sous le contrôle de
la finance. Enfin, comme pour la détention de capital, la concurrence pour
l'endettement obligerait aussi les entreprises moyennes à redistribuer trop
d'argent par rapport à l'investissement.
On peut noter que pour 4500 ETI, il y a 40000 entitées
sociales (sociétés) qui sont notament utilisées pour faire de l'optimisation
fiscale (p.125). Mais les auteurs considèrent surtout que les dirigeants
français de ces entreprises sont d'abord soucieux de vendre leur société à de
grands groupes plutôt que de les développer par croissance organique. La
conclusion de cette analyse des canaux de transmissions (p. 127) introduit une
notion de "souffle financier" qui régnerait sur l'économie, en dehors
des effets directs (LBO) à travers la concurrence pour les fonds propres et les
emprunts. C'est ce souffle qui conduirait à délaisser l'investissement pour ne
plus garder que les activités les plus rentables, dans un schéma classique
d'exclusion de tout ce qui est en dessous de la norme. En plus du chômage créé
par cette réduction de la voilure industrielle, il faut aussi considérer (p.
129) les effets sociaux au sein des entreprises, en particulier sur la
sous-traitance comme moyen d'éviter les CE et les syndicats. de tout ce qui est
en dessous de la norme. En plus du chômage créé par cette réduction de la
voilure industrielle, il faut aussi considérer (p. 129) les effets sociaux au sein
des entreprises, en particulier sur la sous-traitance comme moyen d'éviter les
CE et les syndicats. Les effets sur l'économie en général sont, d'après un
modèle formulé par les auteurs (conclusions p. 132) un ralentissement de la
croissance économique et une réduction des salaires, c'est-à-dire exactement ce
qui est reproché à l'économie financiarisée.
Le coût social du surcoût du capital
Enfin, les auteurs concluent qu'au delà des déséquilibres
introduits en Europe par la modération salariale allemande et des différences
de compétitivité entre industries, c'est d'abord le surcoût du capital qui
explique le manque d'investissement, et donc le chomage (pp.137, 138) :
« on fait clairement apparaître que les conditions de mise en œuvre du capital productif, en particulier celles qui ont trait à son financement, peuvent rendre très onéreux l’ensemble des projets de création de richesse, au point de constituer un véritable frein au développement économique, social et écologique.
[...]
Le rôle du bon réformateur, et de tous les acteurs qui recherchent le progrès économique et social devrait être, selon Keynes, de faire baisser ce surcoût du capital, jusqu’à ce que le développement des forces productives soit suffisant pour assurer le plein emploi.»
« on fait clairement apparaître que les conditions de mise en œuvre du capital productif, en particulier celles qui ont trait à son financement, peuvent rendre très onéreux l’ensemble des projets de création de richesse, au point de constituer un véritable frein au développement économique, social et écologique.
[...]
Le rôle du bon réformateur, et de tous les acteurs qui recherchent le progrès économique et social devrait être, selon Keynes, de faire baisser ce surcoût du capital, jusqu’à ce que le développement des forces productives soit suffisant pour assurer le plein emploi.»
Merci pour cette analyse fort pédagogique et totalement partagée.
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