26 JANVIER 2014 | PAR EDWY PLENEL
La rupture la plus décisive du président Hollande avec le
candidat Hollande n’est pas celle que l’on croit. Qu’il ait en grande part
renoncé aux promesses de ses discours électoraux sur les questions sociales,
c’est une évidence qui, toutefois, reste cohérente avec ses convictions
économiques, plus libérales que socialistes. En revanche, sa présidence fait le
choix du pouvoir personnel, à rebours d’une nécessaire refondation démocratique
de la République.
Tous ceux qui ont en mémoire la lente reconstruction de la
gauche, discréditée et divisée, aux débuts de la Cinquième République, se
souviennent encore de la ligne de partage tracée par celui qui finira par
l’incarner, François Mitterrand : « Entre de Gaulle et les
républicains il y a d’abord, il y aura toujours le coup d’État. » Faudra-t-il
ajouter, cinquante ans précisément après cette mise en garde du Coup
d’État permanent (Plon, 1964), ce post-scriptum : « Entre
Hollande et les démocrates, il y a désormais le pouvoir personnel » ?
Tout comme la présence, aussi visible que subliminale, d’une tapisserie évoquant les amours du roi de Perse et de sa nouvelle favorite, image qui annonçait la répudiation prochaine de l’ancienne (lire ici cette trouvaille d’un confrère), c’est sans doute l’événement le moins discuté et pourtant le plus manifeste de la dernière conférence de presse présidentielle : l’affirmation définitive du pouvoir sans partage d’un homme seul qui décide et tranche, fixe les priorités et impose les choix, efface le Gouvernement et ignore le Parlement. Une accentuation présidentialiste qu’annonçaient déjà les vœux élyséens du 31 décembre 2013, où légiférer n’était plus qu’une formalité – « Une loi sera votée » (lire ici) – tandis que les ordonnances détrônaient la délibération parlementaire (lire là). Les différences de personnalités n’empêchent pas la similitude essentielle : à l’instar de la présidence sarkozyste, la présidence hollandaise se décline à la première personne du singulier.
Aux jours du deuxième anniversaire du discours du Bourget prononcé le 22 janvier
2012, tournant d’une campagne électorale soudain soucieuse des travailleurs et
lucide sur leur adversaire anonyme – « la finance » –, il
est logique de souligner combien la politique économique imposée à son
gouvernement par François Hollande est à l’opposé de ses refrains électoraux.
Tandis qu’elle est applaudie par le Medef, qui n’en espérait pas tant d’un
pouvoir supposé de gauche, des économistes dont la lucidité n’exclut pas le
pragmatisme, à l’instar de l’Américain Paul Krugman (lire là),
avouent leur sidération devant cette volte-face dont Christian Salmon a, ici même,
magnifiquement montré ce qu’elle avait de désastreux et de désespérant.
Mais ce constat, et la légitime critique qui en découle (largement
documentée sur Mediapart, par exemple ici et là),
ne sauraient exclure une part de sincérité et de conviction chez le second
président socialiste de la Cinquième République. Son apparent tournant n’a rien
à voir avec celui de la rigueur auquel s’était rangé son prédécesseur, François
Mitterrand, en 1983, après un débat intense et, surtout, une orientation
contraire. Dès le début de son quinquennat, sans aucune pression des événements
– ce qui justifie le reproche d’une « étrange capitulation » énoncé
par Laurent Mauduit (lire ici) –,
François Hollande a choisi ce chemin d’une politique de l’offre qui se traduit
par des cadeaux copieux aux entreprises plutôt que par une relance du pouvoir
d’achat des salariés.
En confirmant et en accentuant ce choix, sans ambages ni
précautions, il affirme sa cohérence personnelle, quelque peu occultée pendant
sa décennie de premier secrétaire du PS et durant une campagne électorale
gauchie par nécessité. Celle d’un libéral en économie qui croit aux vertus du
marché, de sa main invisible et de ses ajustements spontanés, bien plus qu’aux
exigences régulatrices de la puissance publique. D’un libéral rationnellement
convaincu que cette politique, aussi douloureuse soit-elle pour ceux qui la
subissent, est la seule à pouvoir conduire au retour de l’emploi et de la
croissance. Et, du coup, persuadé qu’en maintenant ce cap, il en récoltera les
fruits pour être réélu en 2017.
Qu’il s’agisse d’une illusion, comme l’argumentent aussi
bien des modérés (à Roosevelt
2012 et chez Nouvelle
Donne) que des radicaux (les Economistes
atterrés ou leFront de
gauche), ne signifie pas pour autant qu’elle relève d’une trahison
intime. Stéphane Alliès, en exhumant La Troisième alliance (Fayard,
1984), livre signé Max Gallo mais largement écrit par François Hollande (lire ici son
article), et les Pinçon-Charlot (Michel et Monique), en feuilletant La
Gauche bouge (JC Lattès, 1985), manifeste épuisé des
« trans-courants », pour leur dernier livre, La violence
des riches(Zones, 2013), ont montré que la véritable constance de François
Hollande se situait dans ce crédo plus social-libéral que social-démocrate.
En revanche, sur le terrain démocratique, celui de la
pratique du pouvoir, des institutions et de leur évolution, du présidentialisme
et de ses contraintes, nous assistons à un véritable tête à queue. Libéral en
économie, François Hollande ne l’est pas politiquement. Et l’on sent bien que
c’est là que gît la sourde tension qui traverse l’actuel pouvoir et sa majorité
parlementaire. Quand Jean-Marc Ayrault lâche auMonde : « Dans
nos institutions, c’est le président qui fixe les orientations » (lire ici son
interview) ou quand Christain Eckert, rapporteur (PS) du budget
à l’Assemblée nationale, lance à Mediapart : « Le chef de l’État
n’est pas le seul maître à bord » (voir là notre
entretien), le premier fait le constat de ce qui l’entrave et le
second proteste contre ce qui le jugule.
Les institutions sont plus fortes que les hommes
S’exprimant depuis deux pouvoirs, l’exécutif et le
législatif, qui devraient s’équilibrer et s’enrichir mutuellement au lieu
d’être soumis à la volonté d’un seul homme qui se les arroge tous, ces
socialistes, Ayrault et Eckert, tous deux de culture foncièrement
parlementaire, tentent d’amoindrir le choc de la dérive essentielle dont ils
sont les témoins et, sauf à rompre, les acteurs : le président décide et,
quand il a décidé, fût-ce à rebours des promesses, engagements et programmes,
tout son camp est sommé de suivre. Porté par une génération, la sienne, qui
avait été le témoin blessé des dérives présidentialistes du mitterrandisme et
qui s’est ensuite affirmée dans la dénonciation des dérives
hyperprésidentialistes du sarkozysme, François Hollande en vient à incarner à
l’Élysée l’ultime renoncement socialiste : sur le terrain des
institutions, du pouvoir et de son exercice, de la démocratie et de sa vitalité.
Les institutions sont plus fortes que les hommes, surtout
ces institutions-là, celles d’un présidentialisme déséquilibré, aux
contre-pouvoirs faibles dans un environnement démocratique lui-même fragile, et
dès lors si confortables dans leur illusion de puissance et de superbe pour
celui qui est à leur tête. Si, par intérêt ou par paresse, les hommes ne sont
pas déterminés à leur résister en suscitant la dynamique qui permettra de les
changer, elles les dévorent tout cru, quoi qu’ils en aient et quoi qu’ils en
disent. Oublieux de leurs critiques dans l’opposition, quand ils s’inquiétaient
de ses dégâts illustrés par l’omnipotence sarkozyste, les socialistes semblent
avoir été avalés par la machine infernale qu’ils avaient contribué à mettre en
place sous Jacques Chirac, Lionel Jospin étant premier ministre : le
quinquennat suivi, funeste inversion du calendrier oblige, d’élections
législatives transformant la majorité parlementaire en légion présidentielle.
C’est pourquoi, malgré l’évidente différence des personnages,
aussi bien de caractère que d’itinéraire, les formes politiques, us et
coutumes, de ce quinquennat ressemblent à celles du précédent, jusqu’à
l’irruption du privé dans le public. Seul maître à bord, le président semble en
campagne électorale permanente, obligé de sortir de nouvelles annonces comme
autant de lapins d’un chapeau sans fond, forcé de donner le la d’un orchestre
médiatique suspendu à l’agenda présidentiel plutôt que curieux des actions
gouvernementales, effaçant sans cesse ses traces par un mouvement incessant où
la politique s’épuise et s’égare, se vidant de son sens et perdant de sa force.
Les efforts des communicants pour redresser les courbes de popularité ne
changeront rien au désastre essentiel : le renoncement d’un pouvoir élu à
gauche sur le terrain démocratique dont l’exigence a toujours été le point de
rassemblement des gauches, dans leur diversité, sous la Cinquième République.
On s’en voudrait presque, tant cette énumération est
navrante, de rappeler les engagements de François Hollande en la matière,
aujourd’hui contredits par son exercice élyséen. Voici, par exemple, ce qu’il
affirmait en 2006, alors qu’il rodait son ambition présidentielle, dans Devoirs
de vérité (Stock, 2006) : « Le véritable changement doit
être de l’ordre de la pratique du pouvoir, des modes de décision, des formes de
l’action publique – et le renouvellement doit aller jusqu’au bout. (…) Aussi,
s’agit-il aujourd’hui non seulement de changer de pouvoir mais de changer le
pouvoir. Son exercice, ses rythmes, son usage. » Faisant alors de la
démocratie la quatrième priorité (après l’éducation, l’emploi et
l’environnement) d’une présidence socialiste, il se proposait de « désacraliser
la fonction présidentielle » afin de « rétablir la fonction
démocratique » : « Notre objectif, c’est de changer le
rapport du pouvoir aux citoyens. »
En 2012, dans son livre de campagne, Changer de
destin (Robert Laffont, 2012), il s’engageait à faire vivre la lettre de
la Constitution au respect de laquelle doit veiller le Président (article 5)
tandis que « le Gouvernement détermine et conduit la politique de la
nation » (article 20)
et que le Parlement « vote la loi » et « contrôle
l’action » du précédent (article 24). « Je
rétablirai dans toute sa dimension la fonction de Premier ministre, écrivait-il
il y a seulement deux ans. Celui-ci dirige l’action quotidienne et en rend
compte devant le Parlement, où il s’appuie sur une majorité issue des élections
générales. Je ne me substituerai pas aux ministres, qui exerceront toutes leurs
compétences. Il leur reviendra d’annoncer et d’expliquer les décisions de leur
département. Le président préside, le gouvernement gouverne, l’administration
administre. A quoi bon être un omniprésident si l’on n’est responsable de
rien. »
Quant au fameux discours du Bourget, bien avant que le candidat
en vienne à désigner la finance comme son adversaire, il commençait par cet
enjeu premier : la question démocratique. « Présider la
République, c’est refuser que tout procède d’un seul homme, d’un seul
raisonnement, d’un seul parti, qui risque d’ailleurs de devenir un clan.
Présider la République, c’est élargir les droits du Parlement. » « Présider
la République, c’est démocratiser les institutions », insistait-il après
s’être engagé à « faire participer les citoyens aux grands débats qui
les concernent. » Nous voici bien loin du portrait informé (notamment
auprès du principal intéressé) que la journaliste Cécile Amar (lireici notre
recension de Jusqu’ici tout va mal, Grasset, 2014) a récemment tracé d’un
Hollande président dont « le pouvoir a exacerbé le narcissisme,
son extrême confiance en lui, sa certitude qu’il est le meilleur, qu’il sait ce
qu’il faut faire, tout le temps » et qui, pour finir, « n’a
confiance en personne ».
Des phénomènes morbides les plus variés
Sauf à participer du discrédit général en fermant la porte à
tout espoir de changement, le journalisme est en devoir de souligner ce
décalage entre les paroles et les actes où s’épanouit la dépression
démocratique française dont profitent les droites extrêmes, autoritaires et identitaires.
Un devoir d’alerte avant qu’il ne soit trop tard. Car le cynisme politique et
le suivisme médiatique qui accompagnent et cautionnent ce présidentialisme
accentué, à rebours des anciens engagements, diffusent le poison du
renoncement, sinon du reniement. C’est ainsi qu’on a pu récemment entendre,
dans l’espace public, une gauche égarée (et masculine) rêver à voix haute d’un
président autoritaire, qui affiche fièrement sa glorieuse solitude, voire d’un
président viril, dans une vision machiste de la politique dont le pauvre cliché
dit l’absence d’imagination(lire ici). Ou, plus essentiellement, la
conversion à l’ordre éternel du pouvoir, de son conservatisme et de son
immobilisme.
Dans cette décadence où la politique n’est plus que survie
et habileté, François Hollande, comme François Mitterrand ou Jacques Chirac
avant lui, se sauvera peut-être, tant ces institutions sont construites autour
du salut d’un seul, fût-ce au détriment des siens. Mais, à coup sûr, la gauche
s’y perdra. La gauche, son histoire et sa mémoire, ses héritages et ses
repères. La gauche comme mouvement du bas vers le haut, comme déplacement et
invention, à l’envers des verticalités réactionnaires et des hiérarchies
conservatrices. La gauche, du moins, comme expression des impatiences et des
vitalités de la société, dans le souci du plus grand nombre, et non pas comme
conversion aux vulgates qui légitiment le règne des possédants, avec son lot
d’injustices criantes et d’inégalités augmentées.
Du bonapartisme au présidentialisme, le césarisme français
est une affaire de droite, taillé sur mesure pour son personnel politique ou,
sinon, accélérant la conversion droitière de la gauche. C’est en ce sens que la
question démocratique est essentielle, détenant la clé des exigences sociales
et des solutions économiques. Car la gauche, son peuple, ses électeurs, la
gauche entendue comme la défense des intérêts de ceux qui produisent les
richesses mais n’en sont pas les principaux bénéficiaires, de ceux aussi qui
sont les moins protégés et les plus fragiles, n’a que cette arme, la
démocratie, son extension, son approfondissement, dans sa lutte inégale contre
les intérêts en place, cet adversaire sans visage, disait au Bourget le
Hollande candidat, qui « sous nos yeux, en vingt ans, a pris le
contrôle de l’économie, de la société et même de nos vies ».
« Cette emprise – celle de la finance –,
insistait-il, est devenue un empire. » Et, dès lors, pour le
renverser, dans une stratégie du faible au fort, pas d’autre voie qu’une large
dynamique démocratique ouvrant les possibles, mobilisant les énergies,
inventant les solutions : « Il n’y a jamais, je dis bien jamais,
une seule solution possible, quelle que soit la gravité de la situation.
L’Histoire n’est pas l’addition de fatalités successives, elle nous enseigne
qu’il y a toujours plusieurs chemins. La voie que je vous propose, c’est le
redressement dans la justice, c’est l’espérance dans la promesse
républicaine. » C’est ce que proclamait François Hollande, deux ans
avant de prétendre l’inverse en décidant seul, sans débat avec sa majorité,
d’une orientation politique qu’elle est sommée d’avaliser sans broncher lors
d’un vote engageant la responsabilité du gouvernement. Un gouvernement dont la
plupart des membres ont découvert en même temps que n’importe quel citoyen leur
nouvelle feuille de route, conforme jusqu’au zèle à la seule politique
économique mise en œuvre depuis trente ans et dont nous ne cessons de payer le
prix.
Pierre Mendès France dont le relatif libéralisme économique
s’accompagnait d’un fort libéralisme politique, refusant toute réduction de la
volonté populaire au pouvoir d’un seul, s’inquiétait de l’avènement durable de
cette « tyrannie douce » qu’évoquait avec préscience
Tocqueville, celle où « les citoyens sortent un moment de la
dépendance pour indiquer leur maître, et y rentrent ». Pour la gauche dont
se réclame le Parti socialiste – même si certains lui dénient désormais cette
appartenance –, s’engager plus avant sur cette voie du bon plaisir d’un seul,
continuer à démobiliser collectivement les siens, persister à désespérer ceux
qui ont cru au changement, c’est la voie assurée de la débâcle. La politique
ayant horreur du vide, ce renoncement démocratique laisse aux droites extrêmes
de la démagogie, du mensonge et de l’imposture, bien plutôt qu’à la gauche
radicale, le terrain de l’agitation et de la colère au nom des libertés et des
injustices alors même qu’elles ne sont en rien les héritières des audaces et
des inventions républicaines qu’au contraire, elles ont toujours combattu.
« La crise consiste justement dans le fait que l’ancien
meurt et que le nouveau ne peut pas naître » : cet ancien constat d’Antonio Gramsci est
devenu une citation banale. Mais on oublie trop souvent la phrase qui suit,
dans les Cahiers de prison que tenait ce communiste italien enfermé
jusqu’à sa mort sous le fascisme : « Pendant cet interrègne, on
observe les phénomènes morbides les plus variés. » Nous y sommes, et
nous les regardons proliférer, ces monstruosités, entre sidération et
impuissance. Pas plus que la crise économique, la confusion, la bassesse
et la torpeur qui caractérisent aujourd’hui notre vie publique ne sont une
fatalité. Elles sont le fruit d’un pouvoir qui, décidément, accompagne la mort
de l’ancien plutôt qu’il n’aide le neuf à naître. Parce qu’en s’épuisant et en
se nécrosant dans le pouvoir d’un seul, il renonce au seul levier à sa disposition :
la libération des énergies démocratiques.
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