«Je ne suis pas, Messieurs, de ceux qui croient qu’on peut
supprimer la souffrance en ce monde, la souffrance est une loi divine, mais je
suis de ceux qui pensent et qui affirment qu’on peut détruire la misère.
Remarquez-le bien, Messieurs, je ne dis pas diminuer, amoindrir, limiter,
circonscrire, je dis détruire. La misère est une maladie du corps social comme
la lèpre était une maladie du corps humain ; la misère peut disparaître comme la
lèpre a disparu. Détruire la misère ! Oui, cela est possible ! Les législateurs
et les gouvernants doivent y songer sans cesse ; car, en pareille matière, tant
que le possible n’est pas le fait, le devoir n’est pas rempli.
Mon Dieu, je n’hésite pas à les citer, ces faits. Ils sont
tristes, mais nécessaires à révéler ; et tenez, s’il faut dire toute ma pensée,
je voudrais qu’il sortît de cette assemblée, et au besoin j’en ferai la
proposition formelle, une grande et solennelle enquête sur la situation vraie
des classes laborieuses et souffrantes en France. Je voudrais que tous les
faits éclatassent au grand jour. Comment veut-on guérir le mal si l’on ne sonde
pas les plaies ?
Voici donc ces faits :
Il y a dans Paris, dans ces faubourgs de Paris que le vent
de l’émeute soulevait naguère si aisément, il y a des rues, des maisons, des
cloaques, où des familles, des familles entières, vivent pêle-mêle, hommes,
femmes, jeunes filles, enfants, n’ayant pour lits, n’ayant pour couvertures,
j’ai presque dit pour vêtements, que des monceaux infects de chiffons en
fermentation, ramassés dans la fange du coin des bornes, espèce de fumier des
villes, où des créatures humaines s’enfouissent toutes vivantes pour échapper
au froid de l’hiver. Voilà un fait. En voici d’autres : Ces jours derniers, un
homme, mon Dieu, un malheureux homme de lettres, car la misère n’épargne pas
plus les professions libérales que les professions manuelles, un malheureux
homme est mort de faim, mort de faim à la lettre, et l’on a constaté après sa
mort qu’il n’avait pas mangé depuis six jours. Voulez-vous quelque chose de
plus douloureux encore ? Le mois passé, pendant la recrudescence du choléra, on
a trouvé une mère et ses quatre enfants qui cherchaient leur nourriture dans
les débris immondes et pestilentiels des charniers de Montfaucon !
Eh bien, messieurs, je dis que ce sont là des choses qui ne
doivent pas être ; je dis que la société doit dépenser toute sa force, toute sa
sollicitude, toute son intelligence, toute sa volonté, pour que de telles
choses ne soient pas ! Je dis que de tels faits, dans un pays civilisé,
engagent la conscience de la société toute entière ; que je m’en sens, moi qui
parle, complice et solidaire, et que de tels faits ne sont pas seulement des
torts envers l’homme, que ce sont des crimes envers Dieu !
Voilà pourquoi je suis pénétré, voilà pourquoi je voudrais
pénétrer tous ceux qui m’écoutent de la haute importance de la proposition qui
vous est soumise. Ce n’est qu’un premier pas, mais il est décisif. Je voudrais
que cette assemblée, majorité et minorité, n’importe, je ne connais pas, moi de
majorité et de minorité en de telles questions ; je voudrais que cette
assemblée n’eût qu’une seule âme pour marcher à ce grand but, à ce but
magnifique, à ce but sublime, l’abolition de la misère !
Et, messieurs, je ne m’adresse pas seulement à votre
générosité, je m’adresse à ce qu’il y a de plus sérieux dans le sentiment
politique d’une assemblée de législateurs ! Et à ce sujet, un dernier mot : je
terminerai là.
Messieurs, comme je vous le disais tout à l’heure, vous
venez avec le concours de la garde nationale, de l’armée et de toutes les
forces vives du pays, vous venez de raffermir l’Etat ébranlé encore une fois.
Vous n’avez reculé devant aucun péril, vous n’avez hésité devant aucun devoir.
Vous avez sauvé la société régulière, le gouvernement légal, les institutions,
la paix publique, la civilisation même. Vous avez fait une chose considérable…
Eh bien ! Vous n’avez rien fait !
Vous n’avez rien fait, j’insiste sur ce point, tant que
l’ordre matériel raffermi n’a point pour base l’ordre moral consolidé ! Vous
n’avez rien fait tant que le peuple souffre ! Vous n’avez rien fait tant qu’il
y a au-dessous de vous une partie du peuple qui désespère ! Vous n’avez rien
fait, tant que ceux qui sont dans la force de l’âge et qui travaillent peuvent
être sans pain ! tant que ceux qui sont vieux et ont travaillé peuvent être
sans asile ! tant que l’usure dévore nos campagnes, tant qu’on meurt de faim
dans nos villes tant qu’il n’y a pas des lois fraternelles, des lois
évangéliques qui viennent de toutes parts en aide aux pauvres familles
honnêtes, aux bons paysans, aux bons ouvriers, aux gens de cœur ! Vous n’avez
rien fait, tant que l’esprit de révolution a pour auxiliaire la souffrance
publique ! Vous n’avez rien fait, rien fait, tant que dans cette œuvre de
destruction et de ténèbres, qui se continue souterrainement, l’homme méchant a
pour collaborateur fatal l’homme malheureux !»
Victor Hugo
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