INTERVIEW
Pour Laurence Tubiana, la remise en cause du modèle dominant
peut naître hors du système politique, technologies à l’appui.
Pour Laurence Tubiana, professeure à Sciences-Po et
fondatrice de l’Institut du développement durable et des relations
internationales (Iddri), la rencontre entre innovations sociales et
technologiques peut créer les conditions d’un développement - vraiment -
durable.
Une fois qu’on a dit ça, qu’est-ce qu’on fait ? Cette
critique n’incite pas à l’action. Mais il est vrai que nous avons dépassé des
seuils dangereux. La croissance économique détruit les écosystèmes et ne répond
même plus aux problèmes de développement : elle ne nourrit pas les gens…
Imaginer qu’il suffit d’équilibrer les piliers sociaux, environnementaux et
économiques pour qu’on soit tranquilles mène aussi à une forme d’immobilisme.
En ce sens, effectivement, la notion de développement durable nous a endormis.
On ne voit pas d’inflexion générale des modèles de développement qui pourrait
répondre à cette équation : à la fois augmenter en nombre, accroître la
consommation matérielle et le bien-être et ne pas accélérer les destructions.
Mais la bonne nouvelle, c’est qu’il n’existe plus de pays où il n’y a pas de
questionnement sur le bien-être.
C’est-à-dire ?
De la Chine au Brésil en passant par la Russie ou
l’Ethiopie, on trouve des acteurs, y compris des entreprises, qui n’aspirent
plus forcément à ressembler à l’Occident. On sort de quarante ans où l’idée
était de rattraper ce modèle, sans le contester. C’est la première fois qu’il y
a un réveil, partout. En Inde, par exemple, le nombre d’ONG, d’activistes,
d’intellectuels qui remettent en question le modèle occidental est
impressionnant. Il y a quinze ans, les travaux d’Amory Lovins [le père du concept
de négawatt, ndlr], au Rocky Mountain Institute, paraissaient
utopiques. Aujourd’hui, des régions, des villes, dessinent les contours d’un
futur différent, où la consommation d’énergie serait drastiquement diminuée, où
l’alimentation serait moins carnée…
Ce mouvement vient donc davantage de la base que des
politiques ?
Les élites politiques ne peuvent pas conduire le changement
sans vision, sans direction, en accumulant des mesures. Parce qu’à chaque fois,
il y aura des résistances, à cause de telle ou telle rente de situation.
Pourquoi des camionneurs ont-ils détruit des portails écotaxe ? Parce que la
mesure n’a pas été remise en perspective, en prenant tous les acteurs à témoin.
La vision est indispensable, sinon on ne peut avoir que des «non». Et dans une
démocratie, les non sont très efficacement exprimés. En fait, je ne crois pas à
un sens de l’histoire produit d’abord par les élites politiques. On le voit
aujourd’hui, celui-ci est activement fabriqué par les citoyens. Avec une grande
particularité : les mouvements contestataires ne sont plus idéologiques, mais
plutôt focalisés sur les changements de pratiques.
Pouvez-vous citer des exemples ?
Les indignés espagnols organisent les recours légaux contre
les expulsions des personnes qui ne peuvent plus payer leurs traites. Ils
constituent des sortes d’universités populaires, essaient de monter des
circuits courts de vente des productions agricoles, des monnaies locales, des
services sociaux quand il n’y en a plus…
Il y a une dimension «on fait nous-mêmes», en dehors du
système politique. Il existe évidemment beaucoup d’innovations de ce genre en
France. Elles étaient présentes avant la crise : les échanges de services se
pratiquent depuis au moins une dizaine d’années. Mais les nouvelles
technologies leur donnent une autre dimension. Et ces pratiques innovantes sont
rejointes par des entreprises insérées dans le système actuel mais qui
perçoivent ses limites et veulent désormais s’approprier ce qui est testé par
la société. L’autopartage, par exemple, est significatif d’une pratique qui
s’est organisée à la base grâce à Internet et devient un modèle économique.
Notre monde est en mouvement, les innovations sociales sont nombreuses, même si
elles ne font pas encore système.
On assiste donc à une fusion des innovations technologiques
et sociales, qui jadis s’ignoraient ?
Oui, et qui se méfiaient l’une de l’autre. Aujourd’hui,
cette mayonnaise prend, ce tourbillon s’organise. Mais tout reste incertain.
Les limites entre physique, chimie, biologie et technologies de l’information
sont en train de craquer. On peut aller vers le pire, des scénarios à la
Orwell. Ou le meilleur.
On est à un tournant, sur une crête ?
Pour l’instant, nous restons dans un statu quo qui se
dégrade : on pense encore qu’on va s’en sortir en réformant le marché du
travail, en accroissant la productivité, en courant après la même machine. Mais
même les économistes de l’école dominante perçoivent le changement. Donc oui,
on est à un tournant.
A quelles conditions les innovations émergentes
peuvent-elles se déployer ?
Il faut leur donner beaucoup d’espace pour qu’elles créent
un effet de masse. La décentralisation des décisions politiques me
paraît pour cela essentielle. L’Etat-nation est devenu inadapté. Les
systèmes hiérarchiques sont frappés d’inertie.
Prenez l’agriculture : le système tel qu’il est pense que
respecter davantage l’environnement aggravera la crise. Le ministre de l’Agriculture,
Stéphane Le Foll, essaie de le faire évoluer, mais les corps intermédiaires
bloquent, ils sont sur la défensive. Face à cela, des réseaux d’agriculteurs se
constituent. Des botanistes travaillent avec des paysans, des paysans se
transforment en botanistes, certains commencent à prouver qu’on peut améliorer
les rendements en respectant l’environnement. La société de réseaux se
développe, par le bas.
Laurence Tubiana. CV :
Diplômée de l'IEP de Paris, docteure en sciences
économiques, Laurence Tubiana a fondé l'Institut de développement durable et
des relations internationales (Iddri). Elle a été "facilitatrice" du
débat national sur la transition énergétique et codirige l'ouvrage annuel
"Regards sur la Terre", dont l'édition 2014 explore les liens entre
innovation et développement durable.
Recueilli par Coralie Schaub
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