dimanche 26 octobre 2014

Et si Manuel Valls finissait par s’exclure de la gauche

PAR HUBERT HUERTAS | 25 OCTOBRE 2014 | 

31 mars 2014 : Manuel Valls est nommé à Matignon. Hollande annonce à la télévision « un gouvernement de combat ». Au bout de cinq mois, cette équipe « soudée » éclate avec les départs de Montebourg, Hamon et Filippetti. Deux mois de plus, le mouvement s’accélère : la majorité se morcelle à propos du budget, le PS se divise et le premier ministre envisage d'en changer le nom. Plus qu'une crise, c'est une fracture politique.

Pour un peu, avec ses certitudes martiales et ses coups de menton virils, Manuel Valls passerait pour Bonaparte, comme Nicolas Sarkozy. Un homme capable de trancher. Un gagneur, qui ramènerait l’ordre et redonnerait le goût de la victoire. Las, deux cent dix jours plus tard, les européennes ont tourné au désastre, le Sénat a basculé, les élus PS redoutent une catastrophe électorale dans les cantons et les régions, les couacs sont devenus des crises, la majorité est en morceaux, la popularité de l’exécutif est en loques et les oppositions internes sont si fortes que le premier ministre finit par avoir l’air d’un opposant minoritaire !

Il faut dire que Manuel Valls a dépassé son maître, le président de la République François Hollande, dont on a souvent raillé l’esprit de synthèse, c’est-à-dire cette manière d’associer la carpe et le lapin. Il se trouve que ces mariages de circonstance ont fonctionné dans les congrès et l’ont propulsé à l’Élysée, mais ont montré leurs limites dès l’arrivée au pouvoir. Pressé en Europe par la droite allemande et à Paris par la droite française, Hollande a lâché du lest, comme à son habitude, mais cette fois dans un seul sens, ou presque. Il a reculé sur à peu près tous les terrains, au point de céder jusqu'à son territoire aux élections municipales.

C’est là qu’est arrivé Manuel Valls, et que la machine s’est emballée. Valls n’a plus concédé à la droite, il a milité à sa place. La gauche « moderne » s’est décomplexée. Elle a mis sur le devant de la scène des débats qui s’y trouvaient déjà, depuis longtemps parfois, en les abordant à front renversé, comme si Napoléon se transformait en Wellington pour gagner à Waterloo !

Dès le 2 avril, Pascal Lamy proposait l’instauration de petits boulots payés au-dessous du smic, avec, déjà, cet argument repris en boucle par Manuel Valls, Emmanuel Macron et leurs amis : « Il faut accepter de temps en temps de franchir les espaces symboliques de ce type pour rentrer dans la réalité et la transformer. » Or qui réclamait jusqu’à présent la fin du salaire minimum, même si l’Allemagne commençait à le promouvoir ? Pierre Gattaz, le président du Medef…

Puis, au nom du même réel, Manuel Valls détricotait la loi sur le logement tout juste votée par le Parlement. À l’entendre, avant même d'entrer en vigueur, elle avait un effet délétère sur le marché immobilier.

Viendrait ensuite la question du chômage, par la voix de François Rebsamen, qui ressuscitait le discours de Nicolas Sarkozy en 2012 en accusant les chômeurs de profiter du système. Le nouveau ministre du travail faisait machine arrière en expliquant ne pas confondre les auteurs des abus et l’immense majorité des demandeurs d’emploi, mais le 12 octobre dans Le Journal du dimanche, Emmanuel Macron, nommé après le départ d’Arnaud Montebourg, ressortait l’artillerie lourde. Il jugeait que l’accord sur l’assurance chômage, pourtant signé en janvier par les syndicats et le patronat, « n’allait pas assez loin », et que « l’État devait reprendre la main si les blocages étaient trop lourds ». Dans la foulée, Pierre Gattaz réclamait l’ouverture de la négociation. Normal, cette revendication était d’abord la sienne.

Pourquoi Macron avait-il anticipé sa demande ? Parce qu’il ne faut avoir « ni posture, ni tabou »… Une attitude « moderne » qui le conduisait à réclamer aussi qu’on assouplisse la législation sur le travail du dimanche. Une idée novatrice dans la bouche d’un ministre socialiste, mais ancienne de trente ans dans l’esprit du patronat.

À peine apaisée l’émotion ressentie par la gauche et au lendemain de l’abstention de trente-neuf députés de la majorité sur le vote des recettes du budget, Manuel Valls poursuivait cette offensive, cette fois à propos du contrat unique, qui serait une sorte de CDI dans une main de CDD, à moins que ce ne soit un CDD dans un gant de CDI.

Et la série n’était pas close. On apprenait ce vendredi que la loi Hamon, donnant un droit d’information aux salariés des PME en cas de cession d’entreprise, serait à son tour désossée. Là encore, la suppression de l’article 98 de la loi Économie sociale et solidaire était l’objet du vif courroux des instances du Medef.

A force de triangulation, Valls a désarçonné la gauche

Ce qui frappe dans ces propositions et dans le ton visionnaire utilisé par le premier ministre, c’est cette manière de vouloir inventer la gauche nouvelle en l’habillant dans les vieux plis de la droite. Non pas qu’il soit interdit d’ouvrir des débats sur tous les sujets du monde, mais voilà que la gauche est mise en demeure de les trancher comme si le repos du dimanche, le contrat de travail, l’indemnisation du chômage, le salaire minimum, et tant d’autres, n’étaient pas des repères historiques et collectifs, mais des obstacles à karchériser…

D’où vient par exemple cette thématique du « tabou », ou de l’ancien et du moderne, répétée comme un mantra par le premier ministre ? Le mot « tabou » a été utilisé il y a trente ans dans le champ politique par Jean-Marie Le Pen quand il réclamait qu’on revisite « librement » l’histoire des camps de concentration, puis recyclé à propos de l’immigration, avant d’être repris à tort et à travers par la droite et par la gauche. Quant à l’idée que la défense des protections sociales (vacances, temps de travail, retraite, santé, allocations familiales) serait un combat dépassé, elle est le fruit d’une brillante et très efficace campagne de la droite libérale dans les années 1990. Elle stipule que l’équité consiste à s’aligner sur le plus pauvre. Dans cet esprit, l’injustice ne serait pas que le CDD soit privé de CDI, mais que le CDI conserve des garanties quand le CDD en est privé. Cette conception soutient aussi que le progrès dépend avant tout de la levée des blocages réglementaires. Il suffirait en somme de revenir au XIXe siècle, c’est-à-dire à l’époque d’avant le Code du travail, pour garantir l’avenir des jeunes générations.

Au bout de sept mois, et deux gouvernements, Manuel Valls et ses amis sont donc allés au-delà de la technique dite de la « triangulation », qui consiste à s’emparer des thèmes de l’adversaire pour le désarçonner. À force de reprendre à leur compte, dans le fond et la forme, les thèmes de la droite libérale, et jusqu’à ses tics de langage, c’est leur camp qu’ils ont pris à contre-pied.

Il est frappant de constater que la synthèse hollandaise, qui consistait à associer l’aile droite et l’aile gauche du PS, s’est volatilisée. Le gouvernement est devenu monocolore, si solitaire qu’il en est réduit à marchander avec des formations fantômes, Radicaux de gauche, Mouvement unitaire progressiste de Robert Hue, Front démocrate de Jean-Luc Bennhamias.

Frappant aussi de voir s’installer, au nom du « pragmatisme », un climat d’excommunication, quand ce n’est pas d’épuration. Même l’excellent Stéphane Le Foll, en général mieux inspiré, a trouvé « déloyal » que des ministres ayant démissionné du gouvernement en raison de leurs divergences au mois d’août, expriment ce désaccord à l’occasion du vote du budget en octobre. Il a carrément proposé à Benoît Hamon de quitter le Parti socialiste !

Ce pouvoir brandit son « pragmatisme », qui serait moderne, par opposition à « l’idéologie », qui serait datée. Il parle d'élargir le PS en le dépassant, pour créer une « maison commune ». Il se trouve qu’il s’est réduit d’emblée, avec le départ des écologistes, puis qu’il s’est cassé en deux, avec la démission forcée de Montebourg et compagnie, et qu’il reproche aujourd’hui à ses frondeurs officiels et à ses soutiens critiques, d’appartenir à « la gauche passéiste ». Il l’assume fièrement, car cette solitude serait le prix à payer pour redresser l’économie, donc le pays. Le vallsisme serait une avant-garde…

Le problème, sauf retournement, c’est que la voie de ce redressement ressemble à une triple impasse. Impasse économique d’abord : les remèdes dont s’inspire le docteur Valls prouvent leur limite dans toute l’Europe, et jusqu’en Allemagne. Impasse politique ensuite : à force de s'éloigner de son camp, Manuel Valls va finir par s’en exclure lui-même. Impasse électorale enfin : le premier ministre se rêve en Tony Blair. Le problème, c’est que Blair a beaucoup gagné, et créé le New Labour avant sa première victoire, alors que Valls a beaucoup perdu, et qu’il construit sa « maison commune » en se délitant dans les sondages.

Espère-t-il, au bout du compte, attirer les électeurs de droite à la place de ceux de la gauche, en dépassant les clivages ? Croit-il sincèrement que la gauche n’a plus de substance et la droite plus de réalité ? Dans ce cas, la lecture du magazine Le Point de cette semaine le ramènera à la terre ferme. Sous-titre de l’interview d'un économiste allemand : « Cinglant : Hans-Werner Sinn explique pourquoi la France est plus proche du communisme que de l’économie de marché ».

La France de François Hollande, communiste ! Encore un effort d’imitation et de modernité et Manuel Valls viendra nous dire qu'il faut chasser les chars soviétiques de la place de la Concorde…

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