Par Fabien Hassan Date de publication : 10 October 2014
"si la finance est hors de contrôle, c’est parce que la monnaie est hors de contrôle. Plus précisément, l’Etat a perdu le contrôle de la création monétaire, désormais déléguée au « marché », c'est-à-dire aux banques."
"si la finance est hors de contrôle, c’est parce que la monnaie est hors de contrôle. Plus précisément, l’Etat a perdu le contrôle de la création monétaire, désormais déléguée au « marché », c'est-à-dire aux banques."
Le 15 septembre 2008, il y a six ans, Lehman Brothers s’est
effondrée. Depuis, malgré un tsunami de
réformes, le système financier n’a pas été transformé. Pour changer
la finance, peut-être faut-il modifier notre compréhension fondamentale du
système financier. Ce retour aux fondamentaux a conduit les réformateurs ainsi
que les banquiers centraux à se focaliser sur la monnaie elle-même. De façon
intéressante, ces nouvelles pensées s’accompagnent de nouvelles méthodes de
production et de diffusion de la connaissance, et de nouveaux moyens pour faire
entrer ces idées dans l’agenda politique. Ce mois-ci, ce blog vous présente les
acteurs les plus dynamiques, entreprenants et rafraichissants du paysage
progressiste en finance et leur dernier grand succès : une reconnaissance
importante de leurs idées par la Banque d’Angleterre.
Mais qu’en-est-il des réformes qui n’ont pas réussi à se
faire une place dans l’ordre du jour législatif ? Un groupe d’économistes
et de citoyens éclairés à travers le monde croit que le système monétaire
actuel est fondamentalement déficient, et que des réformes bien plus profondes
que celles qui figurent sur l’agenda « officiel » s’imposent. Leurs
opinions sur l’utilité de mesures telles que l’augmentation des exigences de
fonds propres divergent, et certains estiment qu’une remise à plat complète du
système monétaire est inévitable pour mettre un terme aux excès de la finance
moderne. Au cours des deux dernières années, ces débats ont commencé à toucher
des dirigeants de banques, des économistes et le grand public grâce à internet.
Ce blog examine donc un sujet dont un nombre croissant de personnes pense qu’il
devrait être ajouté à l’agenda « officiel » : la réforme du
système monétaire.
Le rôle de la monnaie en macroéconomie
L’économie mainstream, une science qui traite des prix, de
la richesse et de la production, affirme en substance que la monnaie n’a pas
d’importance. Ce qui ressemble à un paradoxe est en réalité un immense progrès
scientifique par rapport aux théories dominantes entre le 16ème et le
18ème siècle, le mercantilisme. Les mercantilistes ont eu tendance à assimiler
la monnaie à la richesse et conseillaient donc aux souverains d’accumuler de la
monnaie. Cela a mené à des politiques qui visaient systématiquement à dégager
un excédent commercial, même aux dépens de la croissance.
En réaction, les fondateurs de la science économique moderne
(François Quesnay, Adam Smith, Jean-Baptiste Say, David Ricardo, John Stuart
Mill) ont développé la théorie de la monnaie comme un voile devant être levé.
Pour eux, une économie est un système d’échanges de valeurs, et la monnaie est
seulement le moyen permettant ces échanges. En théorie, le troc est donc
suffisant, et l’argent permet uniquement de palier l’impossibilité pratique de
mener des milliards de transactions en nature.
Dans les années 1970, les opposants au keynésianisme se sont
appuyés sur cette conception pour développer la « théorie quantitative de
la monnaie ». Pour simplifier, selon cette théorie, toute politique qui
repose sur une expansion de la masse monétaire est inefficace à long
terme : mathématiquement, si vous créez deux fois plus de monnaie, les prix
et les salaires vont doubler, et à la fin vous ne serez pas plus riche qu’au
départ. Vous pourriez même être plus pauvre, à cause des effets déstabilisants
de l’inflation. Les monétaristes portent donc une attention toute particulière
au contrôle de l’inflation et analysent minutieusement les décisions des
banques centrales quant aux taux directeurs.
La distinction de la monnaie et de la richesse a été une
étape majeure pour la science économique. Elle a révélé la réalité des échanges
qui se produisent sur un marché. Le problème, c’est que cette distinction a
conduit les économistes, y compris au sein des banques centrales, à développer
des modèles qui ignorent la monnaie et négligent ses effets sur l’économie
(pour une analyse de ce problème, voir par exemple cet article du
Chef économiste du FMI, Olivier Blanchard, en 2010). La crise financière, avec
l’explosion de l’endettement et le resserrement du crédit, a rappelé
l’importance de la monnaie. Même si l’on croit en l’idée qu’à long terme, les
variations dans la quantité de monnaie seront absorbées par des ajustements de
prix, les effets immédiats de comment et par où la monnaie entre dans
l’économie sont bien réels.
Qui sont les partisans d’une réforme monétaire ?
La réforme monétaire est un thème fascinant parce qu’il
touche aux relations internationales, à des chiffres qui commencent par
« billiard », et fait entrevoir la possibilité de façonner le monde
grâce à des réformes simples. Il remet en question la pensée économique
dominante, ce qui rend plus difficile l’accès aux revues économiques
considérées comme sérieuses.
Dans le passé, toutes sortes de gens ont soutenu des
réformes monétaires : des conspirationnistes, des fétichistes de la
monnaie-or, et des universitaires respectés. Certains, dont Steve Forbes,
figure du parti Républicain américain et rédacteur-en-chef du magazine Forbes,
prônent un retour à l’étalon-or. Comme Lewis Lehrman, qui a coécrit un livre
avec le leader républicain Ron Paul dans les années 1980, ils affirment que la
monnaie ne doit pas être déconnectée des biens réels, matériels. Mais ils ont en
général du mal à expliquer pourquoi l’or est un standard universel pertinent,
malgré de fortes variations de l’offre et du prix qui, historiquement, se sont
avérées destructrices pour les systèmes monétaires.
D’autres groupes se sont concentrés sur le système monétaire
international conçu par le plus grand économiste du 20ème siècle, John Maynard
Keynes, après la seconde guerre mondiale. La construction du schéma de
Bretton-Woods fût une tâche tellement épuisante qu’elle finit par lui coûter la
vie. Mais Keynes n’a pas réussi à convaincre les Etats-Unis de mettre en place
son programme, et une partie de ses idées est donc restée lettre morte. Il
voulait par exemple construire une forme de devise internationale qui serait
indépendante des Etats et a fortiori de la politique. Cela a donné naissance
aux DTS (Droits de Tirage Spéciaux) du FMI, construits sur un panier des
principales devises, mais leur usage ne s’est pas répandu dans le reste de
l’économie.
Ces groupes existent depuis un certain temps. Mais une
nouvelle vague de réformateurs émerge. La crise financière les a persuadés que
notre système monétaire présente de graves déficiences. Toutefois, au lieu
d’étudier les taux de changes et les équilibres macroéconomiques, ils se
concentrent sur la façon dont la monnaie est créée et parviennent à la
conclusion suivante : si la finance est hors de contrôle, c’est parce que
la monnaie est hors de contrôle. Plus précisément, l’Etat a perdu le contrôle
de la création monétaire, désormais déléguée au « marché », c'est-à-dire
aux banques.
De nouveaux plans et des méthodes innovantes pour une
réforme monétaire
L’affirmation centrale est que les banques ont le pouvoir de
créer de l’argent à partir de rien. Ce postulat a été proposé il y a longtemps
et peut être retrouvé chez les grands économistes classiques du 19ème siècle.
Mais si l’on sort d’un petit cercle d’économistes, de banquiers et de banquiers
centraux, la plupart des gens pensent toujours que les banques agissent en tant
qu’intermédiaires ; elles collectent les dépôts et allouent ce capital en
accordant des prêts pour les usages les plus efficaces. Un sondage
récent a montré que 71% des députés britanniques croient que seul
l’Etat a le pouvoir de créer de la monnaie. En réalité, ceci n’est vrai que
pour les pièces et les billets, qui ne représentent que 3% de l’ensemble de la
masse monétaire.
Les 97% restants sont de la monnaie électronique. Les
réformateurs soulignent que cette monnaie électronique est en fait créée par
les banques quand elles octroient un prêt et détruite lorsque le prêt est
remboursé : les banques n’ont pas l’argent en réserve lorsqu’elles
accordent un prêt, celui-ci est créé par le simple fait d’inscrire dans un
ordinateur qu’il y a tel montant sur un compte. L’offre de monnaie dans
l’économie est donc, pour l’essentiel, identique à l’offre de crédit dans
l’économie.
Dans un brillant
article de 12 pages intitulé « La création monétaire dans
l’économie moderne », qui devrait être au programme de tous les étudiants
en économie, trois membres du Directoire d’Analyse Monétaire de la Banque
d’Angleterre expliquent en termes limpides que « dans l’économie moderne,
la majorité de la monnaie est créée par les banques commerciales lorsqu’elles
accordent des prêts ». Symétriquement, les clients détruisent de la
monnaie en remboursant ces crédits. Les banques commerciales peuvent aussi
créer de la monnaie en achetant de la dette publique ou d’autres actifs et en
émettant des prêts de long terme ou des titres de capital.
L’élément important est que : « par rapport à
certains erreurs très répandues, la création monétaire fonctionne en pratique
différemment – les banques n’agissent pas en tant qu’intermédiaires, en prêtant
les dépôts placés auprès d’elles par les épargnants, et elles ne
"multiplient" pas non plus la monnaie de réserve émise par la banque
centrale pour créer de nouveaux prêts et de nouveaux dépôts ». La quantité
de monnaie n’est pas déterminée par la quantité de réserves créée par la banque
centrale. Cela peut sembler banal, mais cela revient à dire que la théorie
enseignée en cours d’économie à l’ensemble des étudiants et des futurs
décideurs à travers le monde est complètement fausse et trompeuse.
Mais alors, pourquoi les banques ne créent-elles pas de
l’argent infiniment ? D’après la Banque d’Angleterre, il y a trois facteurs qui
limitent la quantité qu’une banque peut prêter : des mécanismes de marché
auxquels se heurte chaque banque individuellement, des contraintes liées à la
demande des entreprises et des ménages, et la politique monétaire
« contrainte ultime sur la création monétaire ».
Les réformateurs s’interrogent : est-ce le meilleur
moyen pour une société d’organiser l’offre monétaire ? Ils ont le sentiment
que les universités ne s’intéressent pas au sujet et que les chercheurs ne sont
pas encouragés à publier sur cette question. Pour contourner l’obstacle et
organiser la production d’idées de façon plus horizontale, il a fallu recourir
à une nouvelle méthode. Un site interactif, neweconomicperspectives.org,
recueille les commentaires des lecteurs pour faire en sorte que toutes les
objections soient prévues : « Chaque lundi, nous posterons un papier
relativement court, construisant ainsi graduellement une théorie exhaustive de
la façon dont la monnaie "marche" dans les états souverains. Nous
recueillerons ensuite les commentaires le mercredi soir, et posterons une
réponse aux commentaires le jeudi ». Cela a donné un livre de
L. Randall Wray, intitulé La Théorie Moderne de la Monnaie (Palgrave
Macmillan, 2012).
L’impact des révélations de la Banque d’Angleterre
Les « révélations » de la Banque d’Angleterre
(BoE) n’impliquent pas que la création monétaire est hors de contrôle. Mais
elles permettent de déplacer le débat vers l’étape suivante : les
instruments tels que les taux d’intérêt et les exigences de fonds propres
sont-ils réellement efficaces pour réglementer la façon dont les banques
privées créent et répartissent la monnaie ? La BoE explique en gros
qu’elle dispose de puissants moyens de contrôle et utilise les taux d’intérêts
et des instruments macroprudentiels comme les limites aux prêts immobiliers
pour influencer l’offre de crédit. Les banques centrales ont aussi commencé à
expérimenter les « mesures d'assouplissement du crédit » (programme FLS de
la BoE, annonces de
la BCE sur le refinancement à plus long terme et les achats fermes de titres
adossés à des actifs) qui consistent à apporter aux banques de la liquidité
pour les aider à prêter plus aux entreprises de l’économie réelle. Les
partisans d’une réforme monétaire se demandent si cela suffira.
Autre trait remarquable : les acteurs de ce champ ne sont
pas tous universitaires. Bien sûr, il y a des publications, comme l’article de
la BoE cité ci-dessus, ou un papier de 2012 de deux économistes du FMI, “Le plan de
Chicago revisité”. Cependant, des activistes du monde entier tentent
maintenant de mobiliser les opinions publiques pour qu’elles fassent pression
sur les dirigeants politiques. Ils se sont regroupés dans une organisation
commune, appelée International
Money Reform avec des branches dans plusieurs pays.
Un des mouvements nationaux les plus efficaces est “Monnaie Pleine”, en
Suisse. Ils ont lancé une initiative populaire sur la monnaie et tentent
activement de collecter des signatures. Ils ont besoin de 100 000
signataires pour déclencher une votation.
En Angleterre, le groupe Positive Money a aussi obtenu des
succès. En 2013, Andrew Jackson et Ben Dyson ont publié un livre intitulé « Moderniser
la monnaie : Pourquoi notre système monétaire est cassé et comment le
réparer ? », qui est utilisé comme référence par d’autres membres du
réseau, et par des professeurs d’économie dans les écoles et universités les
plus avant-gardistes au Royaume-Uni.
En Allemagne, Klaus Karwat, propriétaire d’une charmante
galerie d’art à Berlin, préside Monetative.
Il est convaincu que le moment est venu pour des réformes monétaires :
« Quand nous parlons avec des hommes politiques, ils nous répondent
toujours : "Vos idées sont intéressantes mais elles ne sont pas à
l’ordre du jour, nous voulons nous concentrer sur des réformes
réalisables". Alors maintenant, nous devons faire du lobbying pour que les
décideurs et les citoyens fassent entrer les problèmes monétaires dans le débat
politique » (interview à Berlin).
Pour Ann Pettifor,
une économiste qui défend sa propre vision de la réforme monétaire, il s’agit
d’un combat essentiellement politique, parce que la monnaie a un impact crucial
sur la distribution des revenus : « Tant que nous ignorerons comment
les systèmes monétaires fonctionnent, le bien public qu’est la monnaie sera
capturé pour servir les intérêts d’une minuscule et vénale minorité qui possède
la richesse privée ». Elle croit également que les méthodes basées sur les
nouvelles technologies permettent de s’adresser à un public plus large. En
2014, elle a publié un court livre numérique, disponible pour moins de 4 euros,
« destiné avant tout aux étudiants – tout particulièrement aux étudiantes
et aux militants écologistes » (interview sur social-europe.eu).
Le prochain article de ce blog proposera une synthèse des
idées des partisans d’une réforme monétaire. Les lecteurs qui s’intéressent aux
réformes financières devraient suivre ces questions, ne serait-ce que pour les
perspectives rafraichissantes qu’elles apportent. La réforme de la finance ne
doit pas être réduite à des standards comptables et à des exigences de fonds
propres. Le crédit est au cœur de l’économie et repenser le crédit n’est rien
d’autre que repenser le capitalisme.
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