par Michal Kalecki
Bien que la motion 4 ne partage pas entièrement le diagnostic de Kalecki quand il considère que « la demande effective pour les biens et services peut être augmentée au point où le plein emploi est atteint » (nous avons toujours défendu l’ajustement du travail sur la demande, autrement dit le partage du travail pour atteindre le plein-emploi), cet article reste d’une grande clairvoyant, rétrospectivement. Il est traduit depuis cette version anglophone. Michal Kalecki (22 juin 1899 – 18 avril 1970) était un économiste polonais. Cet essai a d’abord été publié dans le Political Quarterly en 1943 ; il est reproduit ici pour un objectif éducatif non-lucratif. Une plus courte version de cet essai1 fut publiée dans La Dernière Phase de la Transformation du Capitalisme (Monthly Review Press, 1972).
Bien que la motion 4 ne partage pas entièrement le diagnostic de Kalecki quand il considère que « la demande effective pour les biens et services peut être augmentée au point où le plein emploi est atteint » (nous avons toujours défendu l’ajustement du travail sur la demande, autrement dit le partage du travail pour atteindre le plein-emploi), cet article reste d’une grande clairvoyant, rétrospectivement. Il est traduit depuis cette version anglophone. Michal Kalecki (22 juin 1899 – 18 avril 1970) était un économiste polonais. Cet essai a d’abord été publié dans le Political Quarterly en 1943 ; il est reproduit ici pour un objectif éducatif non-lucratif. Une plus courte version de cet essai1 fut publiée dans La Dernière Phase de la Transformation du Capitalisme (Monthly Review Press, 1972).
I
1. Une solide
majorité des économistes est maintenant d’avis que, même dans un système
capitaliste, le plein emploi peut être assuré par un programme de dépenses
gouvernementales, étant supposé qu’il existe un plan opérationnel pour employer
toute la force de travail existante, et étant supposé un approvisionnement
suffisant des matières premières étrangères nécessaires en échange
d’exportations.
Si le gouvernement entreprend des investissements publics (tels que construire des écoles, des hôpitaux, et des autoroutes) ou subventionne la consommation de masse (par des allocations familiales, une réduction de la taxation indirecte, ou des subventions pour diminuer les prix de produits de première nécessité), et si, en plus de cela, cette dépense est financée par emprunt plutôt que par taxation (qui pourrait impacter négativement l’investissement privé et la consommation), la demande effective pour les biens et services peut être augmentée au point où le plein emploi est atteint. Une telle dépense gouvernementale augmente l’emploi, soit dit en passant, non seulement directement mais aussi indirectement, puisque les meilleurs revenus ainsi obtenus résultent en une seconde augmentation de la demande pour des biens de consommation et d’investissement.
2. Il peut être
demandé comment le public trouve-t-il la monnaie pour prêter au gouvernement
s’il ne rabote pas sa consommation et ses investissements. La meilleure façon
de comprendre ce processus consiste à, je pense, imaginer pour un moment que le
gouvernement paie ses fournisseurs avec des bons du Trésor. Les fournisseurs ne
vont pas, en général, garder ces bons pour eux mais les mettre en circulation
en achetant d’autres biens et services, et ainsi de suite, jusqu’à ce que
finalement ces bons du Trésor atteignent des personnes ou des entreprises qui
les gardent comme actifs portant intérêts. À chaque intervalle de temps
l’augmentation totale en bons du Trésor détenus (provisoirement ou
définitivement) par des personnes morales ou physiques égalera les biens et services
vendus au gouvernement. Ainsi ce que l’économie prête au gouvernement sont
des biens et des services dont la production est "financée" par des
bons du Trésor. En réalité le gouvernement paie pour ces services, non en
bons du Trésor, mais en liquide, mais il émet simultanément des bons et ainsi
draine tout ce liquide ; c’est équivalent au processus imaginaire décrit
ci-dessus.
Qu’arrive-t-il,
toutefois, si le public ne veut pas absorber tous les nouveaux bons du Trésor ?
Il les offrira finalement aux banques pour obtenir du liquide (billets ou
dépôts) en échange. Si les banques acceptent ces offres, le taux d’intérêt est
maintenu. Sinon, le prix des bons chutera, ce qui signifie une augmentation du
taux d’intérêt, et cela encouragera le public à détenir plus de bons du Trésor
par rapport aux dépôts. Il s’ensuit que le taux d’intérêt dépend de la
politique bancaire, et en particulier celle de la banque centrale. Si
cette politique vise à maintenir le taux d’intérêt à un certain niveau, cela
peut facilement être accompli, quelle que soit la grandeur du montant de
l’emprunt gouvernemental. Telle était et est la situation en la présente
guerre. En dépit de déficits budgétaires astronomiques, le taux d’intérêt
n’a nullement augmenté depuis le début de 1940.
3. Il pourrait être objecté que la dépense gouvernementale
financée par emprunt pourrait causer de l’inflation. À cela il peut être
répondu que la demande effective créée par le gouvernement agit comme n’importe
quelle augmentation de la demande. Si la force de travail, les moyens de
production, et les matières premières étrangères sont en approvisionnement
suffisant, à l’augmentation de la demande répond une augmentation de la
production. Mais si le plein emploi des ressources est atteint et que la
demande effective continue à augmenter, les prix vont monter de manière à
équilibrer l’offre et la demande pour les biens et services. (En état de
sur-emploi des ressources comme nous le constatons à présent dans l’économie de
guerre, une pression inflationniste sur les prix n’a été évitée que dans la
mesure où la demande pour des biens de consommation a été amoindrie par le
rationnement et la taxation directe). Il s’ensuit que si l’intervention du
gouvernement vise à assurer le plein emploi mais s’arrête net avant d’augmenter
la demande effective au-delà du niveau de plein emploi, il n’y a aucune raison
d’avoir peur de l’inflation.2
[NdT : Admirons combien Kalecki avait finement observé le
fonctionnement de la monnaie et avait intuitivement trouvé la majeure partie du
néochartalisme, à l'exception notable de la réflexion sur les stocks-tampons de
William Mitchell qui a donné l'Employeur
en Dernier Ressort, véritable antidote à la courbe de Phillips et à son dernier avatar : le NAIRU]
II
1. Ce qui précède est un tableau très fruste et incomplet de la
doctrine économique du plein emploi. Mais il est, je pense, suffisant pour
familiariser le lecteur avec l’essentiel de cette doctrine et ainsi lui
permettre de suivre la discussion suivante sur les problèmes politiques induits par l’accomplissement du plein
emploi. Il doit d’abord être constaté que, bien que la plupart des économistes
sont maintenant d’accord que le plein emploi puisse être accompli par une
dépense gouvernementale, ce n’a jamais été le cas même dans le passé récent.
Parmi les opposants à cette doctrine il y avait (et il y a encore) d’éminents
prétendus « experts économiques » étroitement liés aux banques et aux
industries. Cela suggère qu’il y a un arrière-plan politique dans
l’opposition à la doctrine du plein emploi, même si les arguments invoqués sont
économiques. Cela ne veut pas dire que ceux qui les avancent ne croient
pas en leurs pensées économiques. Mais l’ignorance obstinée est généralement
une manifestation de motivations politiques. Il y a, toutefois, des indices
encore plus patents qu’un enjeu politique de première importance est présent.
Lors de la grande dépression des années 1930, la grande entreprise s’est
systématiquement opposée aux tentatives pour améliorer l’emploi par une dépense
gouvernementale dans tous les pays, exceptée l’Allemagne nazie. Cela fut
clairement vu aux États-Unis (opposition au New Deal), en France (la tentative
de Blum), et en Allemagne avant Hitler. Cette attitude est difficile à
expliquer. Clairement, une production et un emploi plus élevés bénéficient
non seulement aux travailleurs mais aux entrepreneurs aussi, parce que les
profits de ces derniers augmentent. Et la politique de plein emploi
esquissée ci-dessus n’empiète pas sur les profits parce qu’elle n’implique
aucune taxation supplémentaire. Les entrepreneurs au milieu de la crise languissent
en attendant la reprise ; pourquoi n’acceptent-ils pas joyeusement la reprise
de synthèse que le gouvernement peut leur offrir ? C’est une question difficile
et fascinante à laquelle je veux répondre dans cette article. Les raisons de
l’opposition des « capitaines d’industrie » au plein emploi accompli par
dépense gouvernementale peut être subdivisée en trois catégories : (i) aversion
contre l’immixtion gouvernementale dans le problème de l’emploi en tant que tel
; (ii) l’aversion contre la direction de la dépense gouvernementale
(investissement public et subvention à la consommation) ; (iii) l’aversion des
changements politiques et sociaux résultant du maintiendu
plein emploi. Nous examinerons chacune de ces trois catégories d’objections à
une politique gouvernementale d’expansion en détail.
2. Nous devons d’abord nous occuper de la réticence des «
capitaines d’industrie » à accepter l’intervention du gouvernement dans le
problème de l’emploi. Tout élargissement du périmètre de l’État est perçu par
le milieu des affaires avec suspicion, mais la création d’emploi par la dépense
gouvernementale a un aspect particulier qui rend cette opposition
particulièrement intense. Sous un système de laissez-faire le niveau d’emploi
dépend très largement du dénommé niveau de la confiance. S’il se détériore,
l’investissement privé décline, ce qui cause une baisse de la production et de
l’emploi (à la fois directement et par les effets secondaires de la baisse des
revenus sur la consommation et l’investissement). Cela donne aux capitaliste un
puissant contrôle indirect sur la politique gouvernementale : tout ce qui
pourrait perturber le niveau de confiance doit être soigneusement évité parce
que ça causerait une crise économique. Mais une fois que le gouvernement
apprend l’astuce de l’augmentation de l’emploi par ses propres achats, ce
puissant outil de contrôle perd son efficacité. Par là-même les déficits
budgétaires nécessaires pour mener une intervention gouvernementale doivent
être regardés comme dangereux. La fonction sociale de la doctrine des «
finances saines » [« sound finance »] est
de rendre le niveau d’emploi dépendant du niveau de confiance.
[NdT : Constatons à quel point le propos est d'actualité quelques
sept décennies plus tard, et à quel point il est paroxystique chez les hauts
financiers qui n'ont de cesse de nous menacer d'un effondrement total si nous
dévions de leur diktat, peur fondée sur la prétendue « nécessité d'équilibrer
le budget ». Constatons à quel point c'est exactement aussi ce qu'explique le libéral Milton
Friedman cinq ans après le néo-marxiste Kalecki.]
3. L’aversion des grands hommes d’affaire pour une politique de
dépense gouvernementale s’amplifie encore lorsqu’ils considèrent les cibles de
l’argent public ainsi dépensé : de l’investissement public et des subventions
pour la consommation de masse. Les principes économiques de l’intervention du
gouvernement requiert que l’investissement public doit être confiné à des
cibles qui ne concurrencent pas les équipements des affaires privées (ex. des
hôpitaux, des écoles, des autoroutes). Sinon la profitabilité de
l’investissement privé pourrait en être handicapé, et l’effet positif de
l’investissement public sur le chômage compensé, par l’effet négatif du déclin
de l’investissement privé. Cette conception convient très bien aux hommes
d’affaire. Mais l’étendu de l’investissement public de ce type est plutôt
restreint, et il y a un danger que le gouvernement, en poursuivant cette
politique, soit peut-être éventuellement tenté de nationaliser le transport ou
les services au public pour gagner une nouvelle zone d’investissement.3 On pourrait donc s’attendre à ce que
les hommes d’affaire et leurs experts soient d’autant plus favorables au
subventionnement de la consommation de masse (par le moyen d’allocations
familiales, subventions pour maintenir bas les prix des produits de première
nécessité, etc.) qu’à l’investissement public ; puisque la subvention de la
consommation ne s’engage dans aucune sorte d’entreprise. En pratique,
toutefois, ce n’est pas le cas. En effet, subventionner la consommation de
masse rencontre une opposition encore plus virulente par ces experts que
l’investissement public. Parce que là un principe moral de la plus haute
importance est en jeu. Les fondamentaux de l’éthique capitaliste requiert que «
chacun gagne son pain à la sueur de son front » — à moins que vous ne disposiez
de moyens privés.
4. Nous avons considéré les raisons politiques de l’opposition à
la création d’emploi par la dépense gouvernementale. Mais même si cette
opposition était surmontée — comme ce pourrait bien être le cas sous la
pression des masses — le maintien du
plein emploi causerait des changements sociaux et politiques qui donnerait un
nouvel élan à l’opposition aux chefs d’entreprises. En effet, sous un régime de
plein emploi permanent, être « viré » cesserait de jouer son rôle de « mesure
disciplinaire ». La position sociale du patron serait minée, et la confiance et
la conscience de classe chez les travailleurs augmenteraient. Les grèves pour
des augmentations de salaires et des améliorations des conditions de travail
créeraient des tensions politiques. Il est vrai que les profits seraient plus
élevés sous un régime de plein emploi qu’ils ne le sont en moyenne sous le laissez-faire,
et même l’augmentation de la part des salaires résultant du pouvoir de
négociation accru des travailleurs réduira moins probablement les profits qu’il
n’augmentera les prix, et ainsi impactera négativement seulement les intérêts
des rentiers. Mais la « discipline dans les usines » et la « stabilité
politique » sont plus appréciées que les profits par les chefs d’entreprises.
Leur instinct de classe leur dit qu’un plein emploi durable est malsain de leur
point de vue, et que le chômage est partie intégrante d’un système capitaliste
« normal ».
III
1. L’une des plus
importantes fonctions du fascisme, comme le caractérise le système nazi, était
de supprimer les objections capitalistes au plein emploi.
L’aversion pour une politique de dépense en tant que telle est
surmontée sous le fascisme par le fait que la machine de l’État est sous le
contrôle direct d’un partenariat entre la grande entreprise et le fascisme. La
nécessité du mythe des « finances saines » [NdT
: Reconnu comme mythe en
1990 par Paul Samuelson, Nobel d'économie], qui servait
à empêcher le gouvernement de compenser une crise de confiance en dépensant, disparaît.
Dans une démocratie, on ne sait pas ce que le prochain gouvernement sera [NdT
: Comme l'avait
expérimenté Émile Moreau lorsqu’il était gouverneur de la banque de France.].
Sous le fascisme il n’y a pas de prochain gouvernement.
L’aversion pour la
dépense gouvernementale, que ce soit en investissement public ou en subvention
à la consommation, est surmontée par la concentration des dépenses publique sur
l’armement. Et pour finir, la « discipline dans les usines » et la « stabilité
politique » en situation de plein emploi sont maintenues par l’« ordre nouveau
», qui s’étend depuis la suppression des syndicats jusqu’au camp de concentration.
La pression politique remplace la pression économique du chômage.
2. Le fait que
l’armement est la colonne vertébrale de la politique de plein emploi fasciste a
une profonde influence sur le caractère économique de cette politique.
L’armement massif est inséparable de l’expansion des forces armées et de la
préparation de plans pour une guerre de conquête. Ils induisent également un
réarmement concurrentiel des autres pays. Cela implique que le principal
objectif de la dépense glisse progressivement depuis le plein emploi vers la
maximisation des effets du réarmement. En conséquence, il y a un « trop-plein »
d’emploi. Non seulement le chômage est aboli, mais une rareté aiguë de la force
de travail prévaut. Des goulots d’étranglements surviennent dans tous les
domaines, et ils doivent être gérés par un certain nombre de contrôles. Une
telle économie a beaucoup d’aspects d’une économie planifiée, et est parfois
comparée, souvent avec ignorance, avec le socialisme. Toutefois, ce type de
planification est inévitable dès qu’une économie s’engage dans une certain
niveau élevé de production d’un domaine particulier, quand elle devient une
économie ciblée dont l’économie d’armement est un cas particulier. Une économie
d’armement implique en particulier une réduction de la consommation rapportée à
ce qu’elle aurait pu être en situation de plein emploi.
Le système fasciste
commence par surmonter le chômage, se développe en une économie d’armement en
situation de rareté, et finit inévitablement en guerre.
IV
1. Quel sera le résultat concret de l’opposition à une politique
de plein emploi par la dépense gouvernementale dans une démocratie capitaliste
? Nous essaierons d’y répondre sur la base de l’analyse et des raisons données
dans la section II. Nous y avions argué que nous pouvions nous attendre à
l’opposition des capitaines d’industrie sur trois plans : (i) opposition sur le
principe d’un déficit budgétaire ; (ii) opposition à cette dépense qu’elle soit
dirigée vers l’investissement public — qui pourrait camoufler l’intrusion de
l’État dans de nouveaux domaines d’activités économiques — ou vers le
subventionnement de la consommation de masse ; (iii) opposition aumaintien du
plein emploi et non à la simple prévention de crises profondes et prolongées.
Maintenant il doit être reconnu que la période pendant laquelle
les « chefs d’entreprise » [« business leaders »] pouvaient s’offrir de s’opposer à touttype
d’intervention gouvernementale pour pallier une crise est plus ou moins
dépassée. Trois facteurs ont contribué à cela : (i) le très plein emploi durant
la présente guerre ; (ii) le développement de la doctrine du plein emploi ;
(iii) partiellement en raison de ces deux facteurs, le slogan « plus jamais de
chômage » est maintenant profondément enraciné dans la conscience des masses.
Cette situation est reflétée dans les récentes déclarations des « capitaines
d’industrie » et de leurs experts. La nécessité que « quelque chose soit fait
lors d’une crise » est acceptée ; mais la bataille continue, d’abord, surce qui
doit être fait lors d’une crise (c’est-à-dire la direction que doit prendre
l’intervention du gouvernement) et deuxièmement, que cela doit être fait
uniquement lors d’une crise (c’est-à-dire simplement pour pallier les crises
plutôt que pour assurer un plein emploi permanent).
2. Dans les
discussions actuelles sur ces problèmes émergent de temps à autres le concept
de contrer la crise en stimulant l’investissement privé. Cela peut être
effectué en abaissant les taux d’intérêt, par la réduction de l’impôt sur le revenu,
ou en subventionnant l’investissement privé directement ou sous une autre
forme. Qu’un tel schéma puisse être attrayant pour le milieu des affaire n’est
pas surprenant. L’entrepreneur demeure le moyen par lequel l’intervention est
conduite. S’il n’a pas confiance dans la situation politique, il ne sera pas
soudoyé pour investir. Et l’intervention ne requiert pas que le gouvernement
soit « joue avec » l’investissement public ou « gaspille de l’argent » en
subventionnant la consommation.
Il peut être montré, cependant, que la stimulation de la demande
privée ne fournit pas une méthode adéquate pour empêcher le chômage de masse.
Il y a deux alternatives à considérer ici. (i) Les taux de l’intérêt ou de
l’impôt sur le revenu (ou des deux) est réduit drastiquement lors de la crise
et accrus lors de la reprise. En ce cas, tant la période que l’amplitude du
cycle économique seront réduites, mais l’emploi non seulement lors de la crise
mais même lors de la reprise peut être loin du plein emploi, c’est-à-dire que
le chômage moyen peut être considérable, bien que ses fluctuations seront moins
marquées. (ii) Les taux d’intérêt et d’impôt sur le revenu sont réduits lors de
la crise mais pas accrus lors de la reprise subséquente. En ce cas la reprise
durera plus longtemps, mais elle doit finir en une nouvelle crise : une
réduction des taux d’intérêt ou d’impôt sur le revenu n’élimine pas, bien sûr,
les forces qui causent des fluctuations cycliques dans une économie
capitaliste. Lors de la nouvelle crise il sera nécessaire de réduire encore les
taux d’intérêt et d’imposition et ainsi de suite. Ainsi dans un futur pas si
lointain, le taux d’intérêt devra être négatif et l’impôt sur le revenu devra
être remplacé par une subvention au revenu. [NdT : Cf illustration
graphique de la chute des taux directeurs.] La même chose surviendrait si on
tentait de maintenir le plein emploi en stimulant l’investissement privé : les
taux d’intérêt et d’impôt sur le revenu devraient être continuellement réduits.4
En plus de cette
faiblesse intrinsèque pour combattre le chômage par l’investissement privé, il
y a une difficulté pratique. La réaction des entrepreneurs aux mesures décrites
ci-dessus est incertaine. Si la récession est brutale, ils peuvent devenir très
pessimistes quant au futur, et la réduction des taux d’intérêt ou d’impôt sur
le revenu peut alors avoir pour longtemps peu ou prou d’impact sur
l’investissement, et ainsi sur le niveau de production et d’emploi.
3. Même ceux qui prônent la stimulation de l’investissement
privé pour contrer la crise fréquemment ne se repose pas dessus exclusivement,
mais envisagent que cela doit être associé avec l’investissement public. Il
semble à présent que les chefs d’entreprises et leurs experts (du moins
certains d’entre eux) tendraient à accepter comme un pis-aller [en fr.] l’investissement public
financé par emprunt comme moyen de pallier les crises. Ils semblent, cependant,
être toujours opposés à la création d’emplois par la subvention de la
consommation et au maintien du
plein emploi.
Cet état de chose
est peut-être révélateur du futur régime économique des démocraties
capitalistes. En cas de crise, soit sous la pression des masses, ou même sans
elle, de l’investissement public financé par emprunt peut être entrepris pour
prévenir un chômage massif. Mais si des tentatives sont menées pour appliquer
cette méthode de manière à maintenir un haut niveau d’emploi atteint lors de la
reprise suivante, une forte opposition des chefs d’entreprises est probablement
à craindre. Comme il a déjà été argumenté, un plein emploi durable n’est pas ce
qu’ils aiment. Les travailleurs « s’échapperaient de leurs mains » et les «
capitaines d’industrie » seraient pressés de leur « donner une leçon ». Plus
encore, l’augmentation des prix lors de la reprise se fait au détriment des
petits et gros rentiers, et les rend « épuisés par la reprise ».
Dans cette situation
une puissante alliance sera probablement formée entre les intérêts de la grande
entreprise et des rentiers, et ils trouveront probablement plus d’un économiste
pour déclarer que la situation était manifestement malsaine. La pression de
toutes ces forces, et en particulier de la grande entreprise — qui en règle
générale est influente dans les ministères gouvernementaux — conduiront selon
toute probabilité le gouvernement à retourner à la politique orthodoxe qui
coupe le déficit public. Une crise s’ensuivra dans lequel la politique de
dépense publique s’imposerait d’elle-même.
Ce schème de cycle
d’économie politique n’est pas entièrement conjecturé ; quelque chose de très
similaire est survenu aux États-Unis dans les années 1937-1938. La cassure dans
la reprise dans la seconde moitié de 1937 était en fait due à la réduction
drastique du déficit budgétaire. D’un autre côté, à la vue de la crise qui s’en
est suivie le gouvernement est promptement retourné à sa politique de dépense.
Le régime du cycle
d’économie politique serait une restauration artificielle de l’état de fait qui
existait dans le capitalisme du dix-neuvième siècle. Le plein emploi serait
atteint seulement au plus haut de la reprise, mais les crises seraient
relativement mitigées et brèves.
V
4. Un progressiste
doit-il être satisfait avec un régime de cycle d’économie politique comme
décrit dans la précédente section ? Je pense qu’il doit s’y opposer sur deux
fondements : (i) cela n’assure pas de plein emploi durable ; (ii)
l’intervention du gouvernement est lié à l’investissement public et ne comporte
pas la subvention à la consommation. Ce que les masses demandent maintenant
n’est pas de mitiger les crises mais leur totale abolition. Non plus la plus
complète utilisation des ressources ne doit être appliquée à des
investissements publics non-voulus seulement pour fournir du travail. Le
programme de dépense gouvernementale ne devrait être dévolu à l’investissement
public que dans la mesure où cet investissement est effectivement nécessaire.
Le reste de la dépense gouvernementale nécessaire pour maintenir le plein
emploi devrait être utilisée au subventionnement de la consommation (par des
allocations familiales, des pensions pour personnes âgées, des réductions des
impôts indirects, et la subvention des produits de premières nécessité). Les
opposants d’une telle dépense gouvernementale dise que le gouvernement n’en
aura pas pour leur argent. La réponse est que la contrepartie de cette dépense
est un meilleur niveau de vie pour les masses. N’est-ce pas le but de
l’activité économique ?
5. Le « capitalisme
de plein emploi » devra, bien sûr, développer de nouvelles institutions
politiques et sociales ce qui reflétera la puissance accrue des travailleurs.
Si le capitalisme peut s’adapter au plein emploi, il aura opéré une réforme
fondamentale. Sinon, il se trouvera être un système démodé
qui devra être mis au rebut.
Mais peut-être que
la bataille pour le plein emploi mènera au fascisme ? Peut-être le capitalisme
s’adaptera au plein emploi de cette manière ? Cela semble extrêmement
improbable. Le fascisme a éclos en Allemagne sur un terreau de chômage
colossal, et s’est maintenu au pouvoir en assurant le plein emploi alors que la
démocratie capitaliste y échoue. La bataille des forces progressistes pour
l’emploi de tous est simultanément une manière de prévenir la récurrence du
fascisme.
Notes :
1 Cet article
correspond grossièrement à une conférence donnée à la Société Marshall de
Cambridge au printemps de 1942.
2 Un autre problème
d’une nature plus technique est la dette nationale. Si le plein emploi est
maintenu par la dépense gouvernementale financée par emprunt, la dette
nationale va croitre continuellement. Cela ne provoquera pas, toutefois,
obligatoirement quelque perturbation que ce soit dans la production et
l’emploi, si les intérêts sur la dette sont financés par une taxe annuelle sur
le capital. Le revenu courant, après paiement de la taxe sur le capital, de
certains capitalistes peut être inférieur et d’autres supérieurs que si la
dette nationale ne s’était accrue, mais leur revenu agrégé restera inchangé et
leur consommation agrégée ne variera vraisemblablement pas significativement.
Plus encore, l’incitation à investir dans du capital fixe n’est pas affecté par
une taxe sur le capital parce qu’elle est payée sur tout type de richesse.
Qu’un montant soit détenu en liquide ou en bons du Trésor ou investi dans la
construction d’une usine, la même taxe sur le capital est payé dessus et ainsi
les avantages comparatifs sont inchangés. Et si l’investissement est financé
par des prêts il n’est clairement pas affecté par une taxe sur le capital parce
que cela ne signifie pas une augmentation de la richesse de l’entrepreneur
investissant. Ainsi ni la consommation du capitaliste, ni son investissement ne
sont affectés si les intérêts sur la dette publique sont financées par une taxe
annuelle sur le capital. [Voir « Une Théorie de la Taxation
des biens, des Revenus, et des Capitaux »]
[NdT : Autre différence avec le
néochartalisme, Kalecki ne semble pas comprendre que le gouvernement ne peut
pas faire défaut sur sa propre dette, et que les intérêts versés aux rentiers
ne sont qu'un moyen parmi d'autre de distribuer le nécessaire déficit. Mais
justement ce subventionnement de fait des rentiers le gêne et il préfère
soudainement la « pureté originelle du marché » qui est une sorte de prudence
matoise envers l'existant, sauf dogmatisme libéral. Pourtant, sa proposition
pourrait bien infléchir le ratio consommation/investissement des ménages
faisant partie de son assiette fiscale, une broutille…]
3 Il doit être noté
ici que l’investissement dans une industrie nationalisée peut contribuer à la
solution du problème du chômage seulement si entrepris sur des principes
différents du retour sur investissement du privé, ou il doit programmer
délibérément son investissement pour compenser ceux de l’entreprise privée. Le
gouvernement devrait être gratifié d’une moindre fréquence des crises.
4 Une démonstration
rigoureuse de cela est donnée dans mon article publié dans Oxford
Economic Papers. [Voir « Le Plein Emploi par la Stimulation de l'Investissement Privé ?]
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