Par Marc Petel Secrétaire fédéral à l'Europe (91) pour la motion 4 - professeur d'économie en Prépa sciences
Po et chargé d'enseignement à l'université d'Evry
1) Liminaires : Qu’est-ce qu’une révolution ?
Il existe différentes définitions
de la notion de révolution, certaines sont très larges et ont le mérite de la
clarté, d’autres mettent en avant des critères plus précis et sont donc plus
propices à l’analyse du phénomène. Nous avons choisi de n’en étudier que trois,
de la plus globale à la plus détaillée.
La première définition est celle que nous livre Joseph Proudhon dans son ouvrage célèbre Qu’est-ce que la propriété ?[1], datant de 1840 : « Lorsque sur un fait physique, intellectuel ou social, nos idées, par suite des observations que nous avons faites, changent du tout au tout, j’appelle ce mouvement de l’esprit révolution ». Donc pour Proudhon, une révolution est assimilée à un changement majeur des mentalités d’une société. Pour lui, s’il n’y a que progrès ou approfondissement du système de pensée existant, il ne s’agit pas d’une révolution mais plutôt d’une révolte. Il prend pour exemple 1789 ou encore le système de Ptolémée en astronomie comme illustrations de révoltes alors que le système de Copernic fut, selon lui, une révolution. Avec la définition très large de Proudhon, nous touchons au cœur-même de la notion de révolution : un changement majeur de la grille de lecture d’une société.
En affinant davantage l’analyse,
tout en conservant l’esprit de la définition proudhonienne, nous rencontrons la
définition de Jacques Ellul présente dans un article de 1935[2] :
« Toute révolution
doit être immédiate, c'est-à-dire qu'elle doit commencer à l'intérieur de
chaque individu par une transformation de la façon de juger (...) et
d'agir. C'est pourquoi la révolution ne peut plus être un mouvement de masse et
un grand remue-ménage (...). C'est pourquoi encore il est impossible
actuellement de se dire révolutionnaire sans être révolutionnaire,
c'est-à-dire sans changer de vie ». Pour Ellul, la révolution
comporte, au-delà du changement d’idées, une dimension personnelle, intérieure
mais aussi comportementale : une révolution, c’est une modification
profonde de l’attitude d’une personne entendue dans son acception sociologique,
à savoir comme un bouleversement du
système personnel de valeurs et des
comportements. Cette définition prolonge, on le voit, la définition précédente
en ajoutant une dimension personnelle et concrète à la conception de Proudhon.
Un ajout supplémentaire : la dimension temporelle, à savoir l’immédiateté
de la révolution. Peut-être que certains lecteurs avertis verront même dans cette
approche non pas un prolongement de la conception de Proudhon mais une autre
grille de lecture, non plus globale mais personnaliste. Cela peut paraître
compréhensible, seulement, notre objectif n’est pas de « faire
croire » que chaque définition est un progrès par rapport à la précédente
mais plutôt de trouver ce qu’il y a de commun entre elles, au-delà des
différences, afin de tendre vers une définition qui recueille un certain
consensus. A terme, il s’agit bien de dégager quelques critères qui permettent
de déceler si nous sommes en présence ou pas d’une révolution et non de nier
les singularités de chacun des auteurs étudiés.
Enfin, le philosophe, économiste et psychanalyste
français Cornélius Castoriadis [3] nous offre une définition plus précise encore
d’une révolution qui nous servira de référence : « Révolution ne signifie ni guerre
civile ni effusion de sang. La révolution est un changement de certaines
institutions centrales de la société par l'activité de la société elle-même :
l'autotransformation explicite de la société condensée en un temps bref […] La
révolution signifie l'entrée de l'essentiel de la communauté dans une phase
d'activité politique, c'est-à-dire instituante.
L'imaginaire social se met au travail et s'attaque explicitement à la transformation
des institutions existantes ». On
retrouve dans cette définition les critères envisagés précédemment, à savoir le
changement radical du système de pensée (« L’imaginaire social »)
cher à Proudhon mais aussi les dimensions endogène (« auto-transformation »),
pratique (« phase d’activité politique») et temporelle (« en un temps
bref ») présentes chez Ellul. La dimension pacifique constitue-t-elle un
ultime critère ? Nous ne le pensons pas car si la révolution ne signifie
pas « effusion de sang », cela ne veut pas dire qu’elle soit
forcément synonyme de paix, elle peut fort bien prendre la forme d’une
insurrection populaire. Seulement, pour Castoriadis, la révolution est avant
toute chose un changement des institutions accompagné ou non de violence. Cette
définition nous permet donc d’établir quatre critères à partir desquels nous pourrons juger de la
réalité ou non d’une révolution chrétienne passée et d’une révolution
décroissante future que nous appelons de nos vœux.
Pour résumer, les
quatre critères qui permettent de valider l’existence d’une révolution
sont :
• Un
bouleversement radical des institutions
de la société (valeurs et normes) et donc aussi de l’imaginaire
collectif.
• Une révolution qui a abouti (ou peut aboutir)
dans un laps de temps court
• Un phénomène endogène
• Un phénomène qui a rapidement touché (ou peut
rapidement toucher) la majorité de la population
2) Une révolution décroissante à
venir ?
La notion de décroissance apparaît en 2002 pour s’opposer à celle de développement durable qui a elle-même supplanté le terme d’éco-développement tombé en désuétude. Depuis, de nombreux auteurs se revendiquent de ce courant contemporain. Alors, la décroissance représente-t-elle une révolution ?
• Un phénomène endogène
La pensée décroissante se situe
à la croisée de trois courants distincts : Le premier, autour d’auteurs
comme Ivan Illich, André Gorz ou encore Cornélius Castoriadis, entend remettre
en cause le développement occidental centré sur la notion de croissance et
l’assimilation du progrès à toujours plus de richesses et de consommation. Pour
ces auteurs, critiques du développement, le bien-être a d’autres sources que
les biens matériels, selon le fameux adage : « Plus de liens, moins
de biens ». Tout d’abord, Ivan Illich met au jour le mécanisme de
contre-productivité propre à nos économies capitalistes[4].
Pour le philosophe Gorz, proche du
courant post-marxiste, il faut s’éloigner de notre société fondée sur le primat
du travail pour favoriser les relations interpersonnelles[5].
Enfin, pour Castoriadis, il faut « décoloniser notre imaginaire »
afin de pouvoir changer de société.[6] Le deuxième courant, initié par le roumain
Nicholas Georgescu-Roegen [7],
entend montrer les limites de la pensée économique qui raisonne dans un univers
infini alors qu’à l’inverse les ressources naturelles n’existent qu’en
quantités limitées. Plus précisément, sa seconde loi de la thermodynamique,
autour de la notion d’entropie, montre
clairement que de l’énergie libre comme du charbon se transforme après usage en
énergie liée comme des cendres sans que l’on puisse revenir en arrière. La
science économique, malheureusement, ne tient pas compte de l’entropie, de la
déperdition d’énergie de notre planète
rendant la plupart des travaux économiques simplistes et éloignés de la
réalité. Enfin, un troisième courant de pensée, plus ancien, a profondément
influencé la décroissance à savoir le socialisme utopique à travers des auteurs
comme Robert Owen, Saint Simon ou encore Charles Fourier. Ces auteurs ont en
commun d’avoir été à l’origine de petites communautés d’ouvriers fondées à la
fois sur la convivialité, sur des liens étroits mais aussi sur la recherche de
la productivité maximale dans le travail. Si la décroissance reprend à son compte la recherche de liens forts entre
les personnes, elle rejette cependant l’objectif de productivité effrénée.
Après ce bref historique de la décroissance, celle-ci s’avère bien un courant
endogène à la société occidentale des années postérieures à la crise
économique, issu d’une critique du développement, d’une critique de la science
économique et de la pensée des socialistes utopiques.
·
Une révolution qui a abouti (ou peut aboutir)
dans un laps de temps court
Concrètement, la décroissance milite en faveur
d’expériences locales comme la mise en place d’AMAP, de ruches, de SEL, de
coopératives de production et de consommation mais aussi de monnaies
complémentaires ou fondantes. Le point commun entre ces différentes entités est
qu’il s’agit à chaque fois de s’éloigner des grandes structures capitalistiques
fondées sur le marché, l’argent et la domination de quelques-uns, afin
d’instaurer une véritable économie sociale et solidaire (ESS). Localement,
l’instauration de telles pratiques est aisée, alors en peu de temps le
développement de l’ESS est possible.
• Un
phénomène qui a rapidement touché (ou peut rapidement toucher) la majorité de
la population
Ici se pose le problème de la
diffusion des idées décroissantes dans un monde
colonisé par les idées capitalistes. Comment faire passer l’idée qu’un
renoncement à un certain niveau de confort superflu peut être bénéfique pour
soi-même comme pour le reste de l’humanité ? Inciter le plus de personnes
à participer aux expériences locales décrites ci-dessus peut provoquer une
prise de conscience qui ne viendra pas forcément de la lecture de livres ou de
l’écoute de conférences. Il faudra aussi tenter de convaincre l’ensemble des
courants politiques : les libéraux bien sûr, chantres du progrès technique
et économique mais aussi les socialistes qui selon Jean-Claude Michéa sont
aussi victimes du « complexe d’Orphée »[8]
qui consiste à ne pas oser regarder en arrière et à ne considérer que le futur
comme source de bonheur et de progrès. Plus surprenant peut-être, il nous faudra convaincre aussi
les marxistes orthodoxes qui voient en la décroissance une nouvelle forme
d’ascétisme qui leur rappelle le christianisme et qui ne voient pas de place
pour les prolétaires dans ce courant. La tâche semble donc ardue sur le terrain des idées. Enfin, gardons à
l’esprit que l’ESS représente aujourd’hui près de 10% du PIB français et des
emplois, ce qui n’est pas négligeable.
• Un bouleversement radical des institutions de la société (valeurs et normes) et donc
aussi de l’imaginaire collectif.
Tout d’abord qu’est-ce que le
capitalisme et de quand date-t-il ? Tantôt le capitalisme est vu
comme un état d’esprit surtout (Braudel, Weber) tantôt comme un système de
production et une idéologie en même temps (Marx), tantôt comme un développement
des marchés (Wallerstein). L’historien Jacques Le Goff a posé trois conditions
à l’apparition du capitalisme : une quantité de monnaie suffisante en
circulation pour financer l’activité économique – un marché unique rendu
possible par la mondialisation – enfin, l’existence de bourses des
capitaux. Alors, selon lui, le
précapitalisme ne date que du XVIe et le capitalisme contemporain
que de la fin du XVIIIe.
Auparavant, c’est l’économie de la
« caritas », c’est-à-dire du don qui domine. La décroissance s’est
donc donné pour mission de combattre ce système économique ou cet état d’esprit
qui, finalement, n’a que deux siècles d’existence. Le capitalisme n’est donc
pas un passage obligé de nos sociétés permettant leur développement, c’est
plutôt, si l’on en croit Braudel[9]
et Polanyi[10], un phénomène mis en
place par les Etats afin de rendre service aux puissants marchands de l’époque.
Le capitalisme n’est donc ni une nécessité, ni un accident de l’histoire mais
bien un choix politique. Or, il est peut être temps de faire d’autres choix
afin de développer la solidarité et même la générosité entre les hommes plutôt
que leurs « bas instincts » comme le disait Tocqueville. L’Economie
Sociale et Solidaire répond justement à ces nouvelles attentes.
Qu’est-ce que la
monnaie ? L’or, l’argent puis la monnaie au sens large sont des symboles qui établissent, tel un langage,
une communication entre les hommes et qui
est source de lien social. Plus précisément, la monnaie représente une
réserve de pouvoir. Le problème est que cette relation n’est pas toujours
équilibrée et certains agents économiques ont plus de dettes que de créances et
vice-et-versa. C’est là que l’instauration de monnaies fondantes pourrait permettre d’éviter l’accumulation et la transmission de grandes
fortunes par les uns et la misère pour beaucoup d’autres. Une monnaie fondante,
selon le commerçant et théoricien monétaire allemand Silvio Gesell, se déprécie
au cours du temps rendant impossible l’accumulation capitalistique et la
transmission d’un grand revenu. Pour établir une telle monnaie, il suffit de
fixer un taux de dépréciation annuel, mensuel ou hebdomadaire de la
monnaie. Un moyen plus radical de faire
fondre la monnaie est de supprimer les intérêts liés à son placement, alors
l’inflation réduira mécaniquement la valeur de cette monnaie. Il est bien
entendu qu’une telle révolution monétaire ne pourra s’accomplir en un seul jour
et qu’il faudra bien imaginer, dans un premier temps, un système mixte
combinant monnaies capitalistes et monnaies complémentaires et fondantes. Notre
rapport à l’argent en sortirait alors transformé.
Enfin, il est un pilier
incontournable de notre système économique qui mérite toute notre
attention : la propriété privée. En effet, si les monnaies fondantes
encouragent la consommation et rendent éphémère la transmission de fortunes en
monnaie, il reste possible de transmettre à ses enfants des propriétés et des
terrains de grandes valeurs. Il est aussi possible pour les capitalistes de
posséder des actions et de les transmettre à leurs enfants. La pensée de Joseph
Proudhon nous sera ici d’une grande utilité [11] :
pour ce philosophe, la grande propriété des entrepreneurs capitalistes
constituent un vol sur l’ensemble de la société puisqu’elle remet en cause un
principe fondamental de notre droit : l’égalité entre les hommes. Se pose
donc ici le problème des maisons secondaires qui restent inoccupées une grande
partie de l’année mais aussi des maisons principales qui sont cédées en
héritage aux enfants. Ces derniers ont le plus souvent un âge avancé lorsque leurs
parents décèdent, alors ils n’ont pas forcément besoin de cette
transmission, monétaire à terme, qui permet aussi d’entretenir les grandes
fortunes. Proudhon, il faut le préciser, ne va pas jusqu’à remettre en question
les héritages puisqu’il vise essentiellement à abattre les grands groupes
capitalistes et les banques. Mais, si l’on pousse son analyse un peu plus loin,
on en vient à remettre en cause également les donations en argent comme en
biens entre générations d’une même famille. Il faudrait alors prévoir pour
l’argent, comme pour la transmission de patrimoine, un seuil maximal. Au-delà,
les biens et les sommes seraient transmis à l’Etat qui en assurerait la
redistribution.
J'adhère.
RépondreSupprimerOui les réalités écologiques impliquent la nécessité d'une révolution aux sens définis dans l'article.
La révolution doit se faire d'abord dans les têtes.
Ensuite lorsque les esprits sont mûrs, elle peut s'étendre à la société, aux institutions.
Pour l'instant seule une minorité a fait la révolution dans sa tête.
Pour passer à la suite, cette minorité devra convaincre.
Ensuite lorsque la majorité est convaincue, à mon avis nous n'y sommes pas encore, la révolution pourra se généraliser.
Je crains que cela ne prenne du temps, ce qui ne signifie pas qu'il faille renoncer !
Seul des événements exceptionnels, catastrophes climatique, écologique, technologique peuvent accélérer le cours de l'histoire.
Les grands changements passés ont souvent suivi des situations catastrophiques, le Conseil national de la résistance après la domination nazie en Europe par exemple ...
Et encore, Tchernobyl ou Fukushima n'ont pour l'instant pas conduit à abandonner notre modèle énergétique.
Quels sont les événements futurs qui pourraient déclencher la révolution ?
C'est sans doute imprévisible. (toute proportion gardée, personne n'avait vraiment prévu mai 1968)