Entretien réalisé par Cédric Clérin - Jeudi, 16 Octobre,
2014
Delphine Batho : "Il ne peut y avoir de transition énergétique sans renationaliser EDF"
Limogée sans ménagement en 2013 pour avoir critiqué le
budget de son ministère, Delphine Batho, ancienne ministre de l’Écologie et de
l’Énergie, publie « Insoumise » (1), ouvrage dans lequel elle tente d’analyser
la situation du pays et de la gauche. Pour elle, entre transition énergétique
et le marché, il faut choisir.
Dans votre livre, vous tentez de comprendre ce qui s’est passé entre le 6 mai 2012 et aujourd’hui. Comment, selon vous, le gouvernement en est-il arrivé là ?
Delphine Batho. L’élan de départ n’a pas été conforté
par des décisions rapides de transformation sociale. Un choix décisif est
intervenu qui n’a pas été débattu collectivement : éviter un choc avec les
marchés financiers. Ce choix a en fait emporté tout le reste. Quand la gauche
ne met pas tout de suite en œuvre des réformes, au plus fort de sa légitimité
populaire, elle est dos au mur, cernée par les intérêts dominants, et de plus
en plus affaiblie.
Vous faites des renoncements sur la transition énergétique
un des tournants du quinquennat…
D. B. Je raconte à quel point les décisions sur
l’écologie sont au carrefour des enjeux entre profits immédiats des très
grandes entreprises qui ne veulent pas changer de modèle et intérêt de la
société à long terme. En réalité, c’est une bataille entre la Bourse et la
souveraineté populaire. Ce que je considérais essentiel dans la transition
énergétique, c’est de reconquérir notre souveraineté énergétique. La gauche n’a
pas mesuré suffisamment la conséquence du changement de statut d’EDF.
L’introduction en Bourse fait que c’est la logique des actionnaires,
fussent-ils minoritaires, qui s’impose. Par exemple, pour la fermeture d’une
centrale : est-ce le marché qui décide, ou la démocratie et le peuple souverain ?
Je raconte dans mon livre qu’une forme de renationalisation d’EDF est à portée
de main, y compris financièrement. Dans l’énergie, le modèle issu de 1945 a été
mis à mal par les libéralisations, les changements de statuts, on a donné les
clefs au marché et c’est un échec total. Quand le charbon est moins cher, le
marché européen achète du charbon, c’est l’inverse du sens de l’histoire. Le
marché livré à lui-même ne peut pas aller vers la transition énergétique. Si on
veut vraiment l’engager, il faut reprendre les clefs de la maison.
HD. Comment expliquer que le gouvernement refuse jusqu’à
ouvrir ce débat ?
D. B. C’est le poids d’un grand conformisme
idéologique. On en a un autre exemple aujourd’hui : quand un ministre compare
le changement à une traversée de la « vallée de la mort », cela veut tout dire
de la perception qu’ont certains milieux du changement social. Ils voient les
conquêtes sociales comme quelque chose de dangereux. Cet été, le gouvernement a
décidé de céder une nouvelle part du capital de GDF sans que presque personne
ne s’en émeuve. C’est exactement l’inverse qu’il faut faire. Le gouvernement
annonce 4 milliards de cession de participations de l’État pour boucher les
déficits. Cela revient à vendre les bijoux de la République pour de la gestion
budgétaire à la petite semaine. On peut vendre des parts publiques dans
certains secteurs pour en acheter dans d’autres, mais dans l’énergie, il faut
reprendre des parts, pas en lâcher. Et en même temps, porter une vision
moderne. La résistance au changement n’est pas seulement le fait des grands
groupes, elle vient parfois des rangs de la gauche, comme on le voit encore sur
la question de l’avenir du nucléaire.
Vous dénoncez l’influence des grandes entreprises
énergétiques, comment se matérialisait-elle ?
D. B. Ce sont des campagnes insidieuses : se plaindre
de tel ou tel ministre auprès du chef du gouvernement ou du président, des
conseillers qui relayent le moindre froncement de sourcils d’un grand patron.
En réalité, il y a en permanence, sur les questions de politique énergétique,
un climat, une pression latente. Je l’ai vu sur la question des barrages
hydrauliques : il y avait une alternative à l’ouverture à la concurrence, on
pouvait créer un établissement public ; au lieu de cela, le choix a été fait de
faire un cadeau aux lobbies.
Pourquoi, selon vous, le gouvernement laisse-t-il
« tenir la plume » par les entreprises ?
D. B. On assiste depuis des années à une sorte de
gouvernance des entreprises qui prend d’autant plus de place que les
gouvernements sont faibles et baissent la tête. Par rapport à EDF, ce qui
prime, ce n’est pas la politique énergétique, mais le cours de l’action. Total
est la première entreprise du CAC 40 et c’est vrai que, même si je le savais,
je n’imaginais pas un tel poids du lobby pétrolier en France. Je suis pour que
les entreprises réussissent. Que des dirigeants défendent l’intérêt de leur
entreprise ne me choque pas, mais ce qui est choquant, c’est qu’il n’y ait plus
de clarté entre l’État et les grandes entreprises, alors qu’intérêts privés et
intérêt public ne se confondent pas.
Pourquoi ne pas avoir voté la loi sur la transition
énergétique ?
D. B. J’aurais pu la voter si elle ne comportait pas
l’ouverture à la concurrence de l’hydroélectricité, ce qui est une forme de
privatisation. Je ne peux pas accepter cette décision. Pour le reste, la loi
prévoit des avancées, mais elle est loin de l’engagement que nous avions pris,
qui était celui d’une loi de programmation. Non seulement ce n’est pas le cas,
mais en plus on continue à diminuer le budget de l’Écologie.
Vous appelez à la refondation d’un nouveau projet…
La crise de 2008 et le nouvel état de l’économie mondiale
appellent une nouvelle régulation moderne et non pas des certitudes ou un
prêt-à-penser qui date des années 1980. Il n’y aura pas de retour de la
croissance à l’ancienne. Préconiser la baisse du coût du travail pour les uns
ou la relance de la demande pour les autres sont des solutions du passé. Il
faut porter des idées nouvelles. Sans un changement de modèle et une politique
de relance écologique par l’investissement, il n’y aura pas de redémarrage de
l’activité en France. Toute une partie des élites de ce pays n’ont pas compris
que tout un monde ancien est en train de s’écrouler. Si on ne prend pas en
compte la question énergétique, la raréfaction des ressources mondiales et ses
conséquences sur l’économie réelle, on ne s’en sortira pas. Il faut un
gigantesque plan de modernisation de la France : ça se joue sur le bâtiment et
la construction avec les économies d’énergie, l’éducation, le numérique. Il
faut remettre la nation en mouvement, recréer une dynamique, un espoir. Ces
investissements créeront des recettes… sinon la dette va s’aggraver.
Pourquoi ne pas participer aux discussions entre les voix
critiques à gauche ?
D. B. Beaucoup se contentent de critiquer la politique
d’austérité en mettant un bémol. Ça reste la même partition. Dans ce que disent
les frondeurs, par exemple, il n’y a pas de projet positif, d’alternative
crédible et sérieuse, uniquement la critique de la politique actuelle. Ça ne me
paraît pas être une voie d’espérance nouvelle et ça me paraît insuffisant par rapport
à la gravité de la crise politique dans laquelle est la gauche aujourd’hui. Je
veux, pour ma part, aider la génération politique de demain à émerger. Il y a
une nouvelle génération très active dans les associations, les entreprises, les
démarches collaboratives, complètement absente du débat démocratique. La
question est que cette énergie positive dans la société devienne consciente de
sa force, se mette en mouvement et qu’elle s’exprime sur un plan politique.
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