Par Thomas
Coutrot, le 30 septembre
La quête de la compétitivité n’est pas seulement erronée,
elle est dangereuse, parce qu’elle masque les vrais défis et les vrais enjeux
de l’avenir de nos économies et de nos sociétés. Telle est la thèse que
soutient Thomas Coutrot, cofondateur des Économistes atterrés et porte-parole
d’Attac.
Peu nombreux sont ceux qui le contestent : la montée des inégalités socio-économiques et l’augmentation continue des émissions de gaz à effet de serre portent en germe des catastrophes sociales et écologiques à l’horizon de deux ou trois décennies. Pourtant les décisions politiques de court terme ne sont pas seulement indifférentes à ces menaces, mais en accélèrent de toute évidence l’arrivée. Contrairement à une vision superficielle, l’austérité n’engage aucunement nos sociétés dans la voie de la sobriété. La priorité donnée par François Hollande à la compétitivité de la France s’inscrit en effet dans une vision de court terme — redresser la croissance des exportations du pays par la baisse du coût du travail et des dépenses publiques — qui est contraire à toute perspective de redistribution des richesses et de transition écologique. Je voudrais montrer ici en quoi ses effets secondaires prévisibles, l’accroissement encore accéléré des inégalités et des émissions de GES, nous rapprochent des grandes fractures annoncées.
Dans un premier temps je rappellerai les principaux faits
stylisés concernant ces deux grands périls et leurs dynamiques cumulatives de
renforcement mutuel. Puis je montrerai pourquoi la priorité absolue donnée à la
compétitivité ne peut, par ses implications économiques, écologiques et
politiques, qu’accélérer la réalisation des périls annoncés. Enfin je
m’interrogerai sur les changements qu’il faudrait apporter à nos systèmes
économiques et politiques pour que nous commencions enfin à « croire ce
que nous savons », comme le dit bien Jean-Pierre Dupuy [1],
et à agir en conséquence.
Deux courbes explosives
Depuis 200 ans, grâce à la science, à la technique et à la
croissance économique, le capitalisme a pu faire accéder la masse des hommes à
une sécurité et une qualité de vie qui depuis l’Antiquité avaient toujours été
réservées à une infime minorité bénéficiaire de l’asservissement de la
majorité. Il a laissé entrevoir la possibilité de faire sortir l’humanité de
l’obsédante peur du lendemain.
Mais c’est précisément au moment où elle semblait près de se
réaliser que cette promesse d’accomplissement tourne au cauchemar. Les Chinois
ont cru pouvoir rattraper le niveau de consommation nord-américain : mais
au moment où ils atteignent seulement le niveau européen d’émission de CO2 par
habitant, ils découvrent que leurs villes sont devenues de gigantesques étouffoirs
où ils meurent à petit feu.
Les Nord-Américains s’aperçoivent eux aussi que les
conditions matérielles dans lesquelles ils ont construit leur « niveau de
vie non négociable » (selon la fameuse déclaration de G. Bush père avant
le Sommet de la Terre de Rio en 1992) vont rendre ce même niveau de vie
définitivement insoutenable. Ils commencent à se rendre compte qu’on ne négocie
pas avec la nature : elle impose des limites à une action humaine qui a
cru pouvoir impunément se transformer en force géologique (le fameux
« anthropocène » [2])
sans réfléchir aux conséquences à long terme de cette transformation.
Comme l’indique le dernier rapport du Giec, le Groupe
intergouvernemental d’études sur le climat, le réchauffement
climatique est en voie d’accélération incontrôlée : entre 2000 et
2010, les émissions de gaz à effet de serre ont augmenté de 2,2% par an contre
0,4% au cours des trois décennies précédentes. On connaît déjà les conséquences
d’une augmentation de 2°C, désormais inévitable dès 2030 : hausse du
niveau des mers, événements climatiques extrêmes, insécurité alimentaire, pénurie
d’eau, conflits et guerres pour les ressources. Les mécanismes de rétroaction
« positive » (effet albedo de la fonte des glaces, effet de
serre de la vapeur d’eau, émissions de méthane avec la fonte du permafrost...)
pourraient fort bien enclencher un emballement auto-entretenu du réchauffement.
Les conséquences d’une hausse désormais envisageable de 6°C ou plus de la
température moyenne de la planète d’ici 2100 sont encore inconnues mais
effrayantes.
En même temps — et je reviendrai sur le lien étroit entre
ces deux courbes —, la courbe de la concentration des richesses est, elle
aussi, sur une tendance explosive, atteignant et dépassant (dans le cas
nord-américain) ses records du début du XXe siècle. La tendance séculaire à la
concentration du capital productif, décelée par Marx, est plus active que
jamais : un noyau dur de 147 multinationales contrôlent aujourd’hui 40% de
l’économie mondiale [3].
Les trois-quarts de ces groupes sont des banques, confirmant l’hégémonie du
capital financier. Corrélativement, la concentration des revenus et des
patrimoines connaît désormais elle aussi un mécanisme d’emballement
auto-entretenu [4].
Dans un monde où la croissance économique ne peut que ralentir (notamment du
fait de l’épuisement des ressources naturelles et de la fin du phénomène de
rattrapage de la frontière technologique par les pays émergents), et où la
domination d’un capital financier ultra-mobile (grâce à la fameuse
« liquidité » [5] tant
chérie des banquiers) garantit des taux de rentabilité très supérieurs au taux
de croissance, aucune contre-tendance n’apparaît susceptible de ralentir, et
encore moins d’inverser, la tendance à l’accroissement des inégalités. Les 1%
les plus riches détiennent déjà 25% des richesses en Europe et 35% aux
États-Unis, et cette part connaît une hausse rapide et incontrôlée.
Inégalités sociales et dérèglement climatique : un
cercle vicieux
Le plus inquiétant dans ces deux tendances est qu’elles se
renforcent mutuellement dans un véritable cercle vicieux. La montée des
inégalités favorise à la fois la consommation ostentatoire des riches et la
frénésie consumériste compensatrice des classes moyennes : Pickett et
Wilkinson [6] montrent
ainsi que les émissions de gaz à effet de serre sont étroitement corrélées au
degré d’inégalité économique : « l’inégalité accentue la concurrence
des statuts sociaux et l’anxiété, qui induit l’individualisme, le matérialisme
et le consumérisme, et donc la surconsommation et le gaspillage. Les pays
développés les plus inégalitaires ont une empreinte écologique plus grande —
par habitant ils consomment plus de viande et d’eau, ils produisent plus de
déchets et prennent plus l’avion ». L’inégalité engendre la frustration et
favorise donc l’endettement : aux États-Unis « les taux de
banqueroute des ménages ont augmenté le plus dans les États où les inégalités
ont le plus augmenté » ; autre indice de ce lien, « les dépenses
publicitaires varient avec l’inégalité : les pays inégalitaires dépensent
une proportion plus importante de leur PIB en publicité, les États-Unis et la
Nouvelle-Zélande dépensant deux fois plus que la Norvège et le Danemark ».
Le deuxième mécanisme pervers qui lie inégalités sociales et
crise écologique tient à la mainmise croissante de l’industrie financière sur
les politiques climatiques et de biodiversité. Alors que le protocole de Kyoto
reposait sur des engagements contraignants de réduction d’émissions, les
négociations climatiques privilégient désormais les mécanismes de marché dans
le cadre de « l’économie verte » promue par l’ONU, la Banque mondiale
et l’industrie financière. C’est aux marchés financiers qu’on voudrait
désormais confier la responsabilité de réorienter les flux de capitaux vers des
activités favorables à l’environnement (énergies renouvelables, « climate
smart agriculture » ou agriculture amie du climat, entretien des
forêts et plus généralement des « services écosystémiques », etc.).
Pour ce faire, et malgré l’échec notoire du marché européen des permis
d’émission (ETS, Emissions Trading System) [7],
une nouvelle vague d’innovation financière est organisée par les pouvoirs
publics et les banques : marchés du carbone, « instruments pour la
biodiversité », programme REDD pour les forêts et autres « Nouveaux
Mécanismes de Marché » [8] ...
La finance espère ainsi trouver de nouveaux champs d’expansion potentiellement
gigantesques. Mais à placer les politiques climatiques entre les mains de
marchés financiers par nature exubérants et irrationnels, que restera-t-il de
ces « mécanismes innovants » et des perspectives de réduction
d’émissions après la prochaine explosion de la bulle financière ?
Un troisième mécanisme, purement politique celui-ci,
renforce l’impact des inégalités sociales sur l’écologie. À mesure que croît
l’inégalité, la distance sociale se creuse entre les oligarchies et le reste de
la population. Les élites font sécession du reste de la société. En même temps
qu’elles concentrent les pouvoirs de décision, elles deviennent étrangères au
sort commun. Leur inaction face à la montée des périls résulte pour une part —
j’y reviendrai — des impératifs de la guerre économique, mais on peut aussi
l’expliquer par la certitude des dirigeants que quoi qu’il arrive, leurs
ressources leur permettront de se mettre à l’abri, eux et leurs proches. Les
« communautés fermées » (gated communities), les murs qui s’érigent
un peu partout dans le monde autour des quartiers chics ou les « îles de
milliardaires » sont les symboles les plus visibles de cette sécession [9],
que l’imaginaire hollywoodien illustre dans d’innombrables
« blockbusters » d’anticipation.
Si l’inégalité renforce le consumérisme, le gaspillage et
l’explosion des émissions de gaz à effet de serre, en sens inverse existe une
puissante rétroaction allant du climat vers l’inégalité : les conséquences
du réchauffement climatique, des pollutions et des désastres environnementaux
pèsent de façon très disproportionnée sur les pauvres. C’est vrai au plan
mondial, où les premières victimes de la montée des mers et des événements
climatiques extrêmes sont les populations pauvres des pays du Sud ; la montée
du phénomène des « réfugiés climatiques » ne fait que commencer [10].
C’est aussi vrai à l’intérieur des pays riches, où de nombreux travaux montrent
la polarisation sociale des dégâts écologiques [11] :
« tout comme il existe des inégalités de classe ou de genre, il existe des
inégalités environnementales, autrement dit les individus et groupes
d’individus ne sont pas égaux face aux effets nocifs de la crise environnementale.
L’impact du réchauffement des températures, mais aussi des pollutions ne se
fait pas ressentir de la même façon selon la place que l’on occupe dans la
structure sociale » [12].
En précarisant encore davantage les précaires, la crise écologique affaiblit
leur pouvoir d’agir et contribue à la concentration du pouvoir politique dans
les mains de l’oligarchie. Un cercle vicieux s’est installé où les riches
détruisent la planète [13] en
devenant sans cesse plus puissants et plus indifférents au sort des pauvres et
de la nature.
Le mantra de la compétitivité
Des observateurs, curieusement nombreux, ont interprété
l’annonce par François Hollande du « pacte de responsabilité » et de
la priorité absolue donnée à la compétitivité comme un « tournant
social-démocrate ». La nomination de Manuel Valls à Matignon suivie de
l’éviction des ministres Hamon et Montebourg, a de nouveau été qualifiée de
« tournant », cette fois-ci social-libéral. Pourtant à l’automne
2012, quelques mois après son élection, la ratification sans discussion du
Traité budgétaire européen, accompagnée de la création du « Crédit d’impôt
compétitivité emploi » financé par la hausse de la TVA et la baisse des
dépenses publiques, avait déjà clairement marqué le ralliement de François
Hollande aux principales propositions avancées par son concurrent Nicolas Sarkozy.
Ces diverses décisions se situent dans la droite ligne des
politiques économiques depuis 20 ans. Sur cette période, seules deux mesures
n’ont pas donné la priorité à la compétitivité : les 35 heures et la
Couverture maladie universelle, décidées par le gouvernement de Lionel Jospin.
Pour le reste, la politique fiscale s’est consacrée à la baisse des impôts et
des cotisations, réduisant de cinq points de PIB les recettes de l’État [14] ;
la politique sociale s’est focalisée sur l’assouplissement du Code du travail
et sur les réformes régressives des retraites et de l’assurance-maladie ;
la politique industrielle, si tant est qu’elle ait existé, s’est focalisée sur
les entreprises à fort potentiel de croissance en fermant les yeux devant les
délocalisations et les licenciements boursiers ; la politique commerciale,
de compétence européenne, s’est réduite au démantèlement des accords
protecteurs des pays pauvres (comme les accords « multifibres »), à
la multiplication d’accords de libre-échange ; la politique monétaire,
européenne également, s’est focalisée obsessionnellement sur l’inflation, tout
en laissant gonfler les bulles financières avant de sauver les banques du krach
en les inondant de liquidités... La compétitivité a été le leitmotiv de
toutes ces décisions.
C’est que le paradigme qui guide les politiques économiques
depuis le milieu des années 1980 n’a pas changé : celui de la
mondialisation néolibérale, qui repose sur la liberté de circulation des
capitaux et des marchandises et la concurrence généralisée. Il s’est même
radicalisé en Europe à la suite de la crise financière de 2008 : après
quelques mois pendant lesquels on a pu croire que la violence du choc avait
déstabilisé leur credo, les dirigeants européens ont engagé une offensive d’une
violence nouvelle contre l’État-social et le « modèle social
européen », décrété « mort » par Mario Draghi, le président de
la Banque centrale européenne [15]. Cette radicalisation,
que reflète la focalisation exclusive du gouvernement français sur la politique
de compétitivité, n’est pas une « erreur » mais une tentative de
contrecarrer le déclin de la part des capitalistes européens (hors Allemagne)
dans le marché mondial [16].
En effet, l’excédent commercial global du commerce extérieur
de l’Union européenne vis-à-vis du reste du monde ne saurait masquer les
considérables déficits des pays du Sud européen, France incluse. Dans un
contexte mondial marqué par de très profonds déséquilibres, insoutenables à
long terme, entre les positions fortement excédentaires de l’Allemagne et de la
Chine, et les déficits symétriques des États-Unis et de l’Europe du Sud, la
stratégie de compétitivité vise à un rééquilibrage non pas de façon coopérative,
en organisant la hausse de la demande intérieure des pays excédentaires, mais
de façon compétitive en réduisant la demande et les coûts des pays
déficitaires. L’ouverture des négociations sur le grand marché transatlantique
symbolise cette fuite en avant dans un libéralisme commercial dogmatique.
Des décisions absurdes hautement compétitives
Les politiques d’austérité et de compétitivité conduisent à
démanteler les institutions qui faisaient obstacle à la croissance des
inégalités en Europe. Le « modèle social européen »
institutionnalisait un compromis acceptable entre le capitalisme et la
démocratie. Affaissé en Europe du Sud, ébranlé ailleurs, ce modèle cède de
toutes parts : chômage, précarité (mini-jobs en Allemagne, « reçus
verts » au Portugal, auto-entrepreneurs en France et en Italie...), baisse
des salaires, facilitation des licenciements, décentralisation des négociations
collectives... Ces politiques, menées par des gouvernements de droite comme de
gauche et patronnées par l’Union européenne, sapent la confiance populaire dans
la démocratie et dans le projet européen.
Du point de vue écologique, la récession a certes ralenti le
rythme des émissions de CO2 en Europe. Mais l’austérité n’est pas la solution à
la crise climatique. D’une part elle n’est conçue que comme une purge
nécessaire pour relancer à terme l’accumulation de profits financiers et de
biens matériels. D’autre part et surtout, elle bloque les investissements qui
seraient nécessaires pour financer la reconversion écologique européenne et
accroître fortement l’efficacité énergétique.
En France, la focalisation sur la compétitivité amène le
gouvernement à prendre, au nom des avantages comparatifs du pays en particulier
dans les secteurs bancaire et nucléaire, des décisions économiquement et
écologiquement absurdes. Pourquoi la France a-t-elle, à rebours des promesses
du discours de février 2012 du candidat Hollande au Bourget, abandonné la
réforme bancaire (séparation des activités de crédit et de spéculation) au
printemps 2013, puis sabordé au printemps 2014 la taxe européenne sur les
transactions financières proposée par la Commission européenne ? Quitte à
s’opposer frontalement à la Commission et au gouvernement allemand, Bercy a mis
son veto sur la taxation des produits dérivés, qui représentent pourtant
l’immense majorité (près de 90%) des transactions et sont les plus
déstabilisantes. Il s’agissait tout simplement de préserver à tout prix les
considérables parts de marché de BNP Paribas et de la Société Générale dans la
spéculation mondiale sur les produits dérivés [17],
qui atteint aujourd’hui des sommets historiques. Faudra-t-il attendre le
prochain grand krach, qui risque d’être dévastateur, pour que le pouvoir
exorbitant et l’instabilité explosive de l’industrie financière soient enfin
remis en cause ? Quant au nucléaire, Arnaud Montebourg, alors ministre de
l’Économie, ne manquait pas une occasion de le proclamer « filière
d’avenir » et de promouvoir les exportations de cette industrie, au mépris
des leçons pourtant terrifiantes de Tchernobyl et de Fukushima. Les lobbies industriels
désignent les gaz de schistes comme la clé de la compétitivité énergétique et
le gouvernement annonce la création d’une « compagnie nationale des
mines » pour relancer l’activité extractive sur le territoire français, au
lieu de promouvoir la sobriété énergétique et matérielle des procédés de
production.
Pendant ce temps, les ressources manquent cruellement pour
financer les plans d’investissements massifs pourtant si nécessaires dans les
énergies renouvelables, dans les économies d’énergie, dans les transports en
commun et le rail, etc. Le « capitalisme vert » se fait attendre,
faute de perspectives de profits et d’incitations claires. Selon les experts,
« les subventions aux énergies fossiles s’élevaient encore à
544 milliards de dollars au niveau mondial en 2012 selon l’Agence
Internationale de l’Énergie, contre 101 milliards pour les renouvelables. Les
investisseurs s’inquiètent des coupes dans les politiques d’appui à ces
dernières en Europe [18] et les
financements pour la transition énergétique demeurent très insuffisants.
En finir avec la compétitivité
Parmi les voix qui critiquent les actuelles politiques
d’austérité et de compétitivité, beaucoup dénoncent la focalisation excessive
sur les coûts du travail et voudraient privilégier une compétitivité
« hors-coût », fondée sur l’innovation et la qualité. Les mêmes, le
plus souvent, prônent une « croissance verte » fondée sur les
énergies renouvelables, le recyclage, l’économie circulaire, la
dématérialisation de l’économie, l’innovation technologique. [19]
Bien sûr, mieux vaudrait qu’une part plus importante des
investissements aille vers les énergies renouvelables et les technologies non
carbonées plutôt que vers le charbon et l’automobile individuelle. Toute
politique de transition vers une économie décarbonée commencera par là. Mais
Tim Jackson [20] a
clairement montré le caractère illusoire à long terme du projet de
« croissance verte » : « imaginez, pour un instant, un
monde peuplé de neuf milliards d’habitants, aspirant tous à un niveau de
salaire occidental, croissant à 2% par an. Dans un tel monde, le seul moyen
d’avoir une quelconque chance de transmettre à nos enfants une planète
habitable est de réduire de 130 fois l’intensité en carbone de l’activité
économique durant les quarante prochaines années. Croire à la réalisation d’un
tel scénario, c’est croire par-dessus tout au pouvoir quasi magique de la
technologie » [21].
À l’horizon des décennies à venir, le « découplage
absolu », autrement dit une croissance économique qui s’accompagnerait
d’une forte diminution des émissions de CO2, est une impossibilité matérielle
dans l’état actuel et dans tous les états futurs plausibles des technologies de
production. Autrement dit, il faut en finir avec la compétitivité parce qu’il
faut renoncer à la croissance, en tout cas au Nord, si l’on veut réellement
freiner l’emballement du climat. Toutes les incantations sur le
« nécessaire rétablissement de la confiance » pour recréer les
conditions de la croissance salvatrice doivent désormais être considérées pour
ce qu’elles sont : une manifestation de l’aveuglement ou pire, de
l’indifférence des élites vis-à-vis de la crise écologique.
La croissance zéro est-elle compatible avec la survie du
capitalisme ? Jackson ne l’écarte pas, en invoquant l’idée que certains
pays capitalistes ont connu une croissance durablement faible, comme le Japon
depuis vingt ans. Mais l’analogie est peu convaincante : la transition
écologique, et en particulier la réduction drastique des émissions des gaz à
effet de serre, ne s’accommoderait aucunement de la stagnation générale
consécutive à l’éclatement de bulles financières ni de l’enlisement dans
l’austérité et/ou la déflation. Elle supposera bien au contraire des
investissements massifs dans certaines activités et un désinvestissement tout
aussi massif d’autres activités (à commencer par les énergies fossiles). La
croissance globale devra rester globalement proche de zéro, mais certains
secteurs devront connaître une croissance à deux chiffres et d’autres une
décroissance rapide. La seule expérience comparable de brutale réorientation
productive est celle de l’économie de guerre (nazie puis américaine) dans les
années 1930-40, mais celle-ci a occasionné une forte relance de la croissance,
désormais interdite.
Les conditions d’une bifurcation
À supposer que le capitalisme soit capable d’organiser cette
bifurcation radicale à court et moyen terme tout en préservant le régime de
démocratie parlementaire — ce qui est loin d’être évident —, on peut
douter fortement de la possibilité d’une économie dominée par les logiques
capitalistes et respectant une trajectoire macroéconomique stationnaire. Quoi
qu’il en soit du diagnostic sur la nécessité d’un post-capitalisme, les trois
conditions que Tim Jackson énonce pour engager la transition vers une économie
durable sont incontournables : maîtriser les marchés financiers, réduire
la durée du travail et sortir de la « cage de fer du consumérisme ».
Il s’agit donc de nous désintoxiquer de notre addiction à la consommation
ostentatoire, à la croissance infinie et à la compétition exacerbée.
Pour ce faire, il faudra réduire fortement les inégalités
par une redistribution fiscale (taxe sur les transactions financières, impôt
progressif sur le capital...). Mais aussi par une diminution des écarts de
revenus primaires et un développement de la démocratie économique :
« les inégalités de revenu au sein des grandes entreprises ont été
multipliées par 10 ou 15 au cours des 30 dernières années. La culture des bonus
révèle un manque total de responsabilité démocratique au sommet. Une solution
est de promouvoir toutes les formes d’une plus grande démocratie économique —
représentation des salariés aux conseils d’administration et aux comités de
rémunération, avantages fiscaux pour les entreprises contrôlées par leurs
salariés, coopératives et mutuelles, fonds publics pour financer des prêts
bonifiés pour la reprise d’entreprises par leurs salariés ».
Au plan international, un tel scénario suppose
nécessairement un fort degré de relocalisation des économies. Cela peut passer
par le rétablissement d’importants droits de douane aux frontières, mais le
risque de dérive nationaliste de telles politiques protectionnistes nationales
est élevé. Mieux vaudrait une taxe kilométrique s’appliquant indépendamment du
passage des frontières, mais renchérissant fortement les transports à longue
distance, émetteurs de CO2 et facteurs d’instabilité économique et sociale.
Ainsi réduit fortement, le commerce mondial serait également régulé par une
union mondiale de compensation du type de celle proposée par Keynes en 1944, de
façon à empêcher la formation d’excédents et de déficits commerciaux
structurels. Dans ce cadre, un pays ou un bloc régional insuffisamment
« compétitif » (c’est-à-dire doté d’un déficit commercial structurel)
verrait sa monnaie dévaluée par rapport à l’unité de compte internationale, au
contraire des pays ou zones excédentaires dont la monnaie serait réévaluée. Les
politiques de compétitivité perdraient tout sens dans le cadre d’une économie
mondiale pacifiée et désintoxiquée de la croissance.
Un tel changement de cap est-il crédible, et quelle en
seraient les conditions politiques ? Répondre à cette question nous emmènerait
bien au-delà de cette note [22],
mais il semble certain que le titre de l’ouvrage de Pickett et Wilkinson
(« Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous ») est exagérément
optimiste. Le pouvoir exorbitant dont disposent les 1% leur permet de goûter
aux délices de la démesure (l’hubris des Grecs) et sans doute de croire
qu’ils peuvent s’extraire de l’humaine condition. C’est ce qui explique leur
très grande résistance à toute idée de régulation de la finance, de
redistribution des richesses et de décroissance énergétique : six ans
après le krach de 2008, la bulle spéculative a retrouvé et même dépassé ses
records historiques et les émissions de CO2 accélèrent. Il faudra des luttes
politiques et sociales de très grande ampleur, en espérant que le passage par
la guerre (qui seule a permis de sortir le capitalisme de sa crise des années
1930) pourra être évité.
L’humanité n’a donc jamais été aussi riche, mais la richesse
a rarement été aussi mal répartie, le système économique et financier semble
plus instable que jamais, et le danger d’un effondrement écosystémique se
précise. Comme le disent Pickett et Wilkinson, « la croissance est un
substitut à l’égalité, mais inversement une plus grande égalité rend la
croissance moins nécessaire » [23] ;
quand la croissance n’est plus possible ni souhaitable, l’égalité, la
coopération et la démocratie deviennent des impératifs vitaux. La compétitivité
est une idée morte.
par Thomas
Coutrot , le 30 septembre
Notes
[1] Jean-Pierre Dupuy (2002), Pour un catastrophisme
éclairé, Seuil.
[2] Geneviève Azam (2011), Le temps du monde fini.
Vers l’après-capitalisme, Les liens qui libèrent ; Christophe
Bonneuil, Jean-Baptiste Fressoz, L’évènement anthropocène. La Terre,
l’histoire et nous, Le Seuil, 2013.
[3] Stefania Vitali, James B. Glattfelder, Stefano
Battiston, « The
Network of Global Corporate Control », ScienceNews , septembre
2011.
[4] Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle, Fayard,
2013.
[5] André Orléan, Le pouvoir de la finance, Odile
Jacob, 1999.
[6] Kate Pickett, Richard Wilkinson (2013), Pourquoi
l’égalité est meilleure pour tous, Les Petits Matins.
[7] Joanna Cabello, Ricardo Coelho, Tamra Gilberts (2013), “Extractive
energy. How the EU ETS exacerbates climate change”, Carbon Trade
Watch.
[8] Voir Institute for Global Environemental Strategies, “New Market
Mechanisms in Charts”. Voir aussi Geneviève Azam, Christophe
Bonneuil, Maxime Combes (2012), La nature n’a pas de prix, les méprises de
l’économie verte, Les Liens qui libèrent.
[9] Rowland Atkinson, Sarah Blandy (2006), Gated
Communities. An international perspective,Routledge ; voir par exemple www.bornrich.com/richfiles/islands/
[10] Harald Welzer (2010) Les Guerres du climat.
Pourquoi on tue au XXIe siècle, NRF.
[11] Razmig Keucheyan (2014), La nature est un champ
de bataille, La Découverte.
[12] Razmig Keucheyan, « La définition de ce qu’est
l’environnement est l’enjeu d’une bataille politique », Le Monde, 29/03/2014.
[13] Hervé Kempf (2007), Comment les riches
détruisent la planète, Seuil.
[14] Collectif, « Que faire de la dette ? Un
audit de la dette publique de la France », Mai 2014.
[15] Wall Street Journal, 23-24 février 2012.
[16] Attac, Fondation Copernic (2014), Que faire de
l’Europe ? Désobéir pour reconstruire, Les Liens qui Libèrent.
[17] Adrien de Tricornot, Mathias Trépot, Franck Dedieu
(2014), Mon amie c’est la finance ! Comment François Hollande a plié
devant les banquiers, Bayard.
[18] Jérémie Marais, « Les investissements verts se
font attendre », Agefi, 19/12/2013.
[19] Voir par exemple Patricia Crifo, Matthieu Glachant,
Stéphane Hallegatte et Éloi Laurent (2012),L’économie verte contre la
crise : 30 propositions pour une France plus soutenable, PUF ;
Nicholas Stern (2007), The Economics of Climate Change : The Stern
Review, Cambridge University Press.
[20] Tim Jackson (2010), Prospérité sans croissance.
La transition vers une économie durable, De Boeck ; voir aussi Jean
Gadrey (2010), Adieu à la croissance, Les Petits Matins.
[21] Tim Jackson, discours à l’Université de Louvain,
3/2/2011.
[22] Pierre Dardot et Christian Laval (Commun. Essai sur
la révolution au XXIe siècle, La Découverte, 2014) proposent un cadre
théorique rigoureux pour redéfinir un imaginaire et une stratégie de
transformation sociale radicale ni étatiste ni libérale.
[23] C’est aussi la thèse de Dominique Méda (2013), La
mystique de la croissance, Flammarion.
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