Dominique Méda, professeure de sociologie à l’université Paris-Dauphine,
plaide pour une reconversion écologique mêlée de justice sociale. PROPOS RECUEILLIS PAR CÉCILE DAUMAS - LIBÉRATION
Alors que les experts économiques s’extasient à l’idée d’un
frémissement de la croissance dans la vieille Europe, la sociologue
Dominique Méda propose une démarche totalement inverse : oublier notre
obsession de la croissance et de la performance maximale pour entamer une autre
voie de développement. La Mystique de la croissance, qui vient
de paraître chez Flammarion, n’est pas un énième plaidoyer pour
la décroissance. Pour Dominique Méda (Photo AFP), professeure de
sociologie à l’université Paris-Dauphine, la reconversion écologique n’est pas
une punition. Elle n’a de sens que si elle s’articule autour de la justice
sociale, avec des bienfaits pour tous comme l’exigence de biens et d’emplois de
qualité mais aussi la jouissance de plus de temps libre.
Jamais la préoccupation écologique n’a été aussi grande, on
n’a jamais autant parlé de modes alternatifs de production, pourtant la
croissance reste la référence absolue de notre modèle économique. Pourquoi ?
Parce que la plupart de nos dispositifs économiques et
sociaux dépendent aujourd’hui de la croissance et que nous sommes des
«sociétés fondées sur la croissance». Depuis Adam Smith et ses Recherches
sur la nature et la cause des richesses des nations, nous considérons que
la production est au centre de la fabrique du lien social. Nous pensons
que sans croissance nos sociétés vont s’effondrer.
Depuis la fin des Trente Glorieuses, nous implorons le retour
de la croissance, nous scrutons l’horizon, nous consultons fiévreusement les
augures. Malgré tous les discours sur un autre développement possible, nous
continuons à croire dans la mystique de la croissance. Pourtant, si la
croissance est nécessaire pour sortir de la grave crise économique et sociale
dans laquelle nous nous trouvons, elle accentue la crise écologique avec son
cortège de pollutions, d’écosystèmes dégradés, d’émissions de gaz à effets de
serre susceptibles d’entraîner un dérèglement climatique majeur. Nous
découvrons - ou plutôt nous redécouvrons, car les années 70 avaient
une conscience aiguë de cette situation -, que la croissance ne génère pas que
des bienfaits mais aussi des maux.
Ce que nous oublions chaque jour quand nous prenons notre
voiture ou nous achetons le dernier smartphone ?
C’est ce que j’appelle l’invisibilité des coûts de la
croissance : le produit intérieur brut (PIB) occulte, par construction, les
coûts de l’augmentation de la production sur le patrimoine naturel et les
conditions de vie. Ce que les années 70 appelaient les «dégâts du
progrès». Edmond Maire, le secrétaire général de la CFDT, écrivait en 1972
que la croissance et l’idéologie de la consommation obsession «non
seulement ne répondent plus aux besoins humains fondamentaux mais ne peuvent
plus être poursuivies sans conduire le monde à la catastrophe». Le
lien était déjà établi à l’époque entre la recherche effrénée de gains de
productivité et l’exploitation intensive des ressources naturelles, d’une part,
et la dégradation des conditions de vie, du sens du travail et de
l’environnement, d’autre part.
Mais remettre en cause la consommation obsession ne
relève-t-il pas de la punition dans une société où la qualité de vie
vient aussi de la richesse et de la disponibilité des biens…
En effet, le discours de la reconversion écologique apparaît
souvent comme la double peine : il faudrait se serrer la ceinture une
première fois du fait de la crise et des mesures d’austérité puis une seconde
fois pour prévenir la crise écologique. La question de la consommation est donc
centrale. Impossible de demander aux pays les moins développés ou à ceux de nos
concitoyens, nombreux, qui n’ont pas accès à des moyens convenables d’existence
de réduire leur consommation au nom d’un changement climatique susceptible
d’intervenir en 2050.
Il faut reconnaître de surcroît le caractère addictif et
profondément gratifiant de l’acte de consommation. Il apparaît plus que jamais
porteur de libertés pour des individus qui sont de plus en plus contraints,
notamment au travail : par le choix infini qu’il semble leur offrir et par
l’usage de cet instrument majeur d’émancipation qu’est l’argent.
Il semble donc urgent d’associer l’écologie au plaisir et
non à la pénitence, comme vient de le dénoncer Pascal Bruckner dans Libération (1)…
Le ralentissement de la croissance et la fin des
énergies fossiles bon marché n’impliquent en aucune manière une régression. Ils
peuvent au contraire constituer une nouvelle voie, n’exigeant en rien le
sacrifice de la prospérité et du progrès. Il faut parvenir à mettre en évidence
le caractère profondément désirable de ce nouveau modèle de développement, dont
l’objectif serait non plus de maximiser les quantités produites mais de
satisfaire les besoins humains en prenant soin des «facteurs» de production,
c’est-à-dire des travailleurs et du patrimoine naturel. Raisonner «au-delà de
la croissance», en se référant non plus au PIB (dont la commission
Stiglitz a montré qu’il ne constituait pas une boussole fiable) mais à de
nouveaux indicateurs de richesse prenant en considération la qualité du
travail, la répartition des revenus et des protections, l’accès à l’emploi
et au temps libre, en plus des évolutions du patrimoine naturel me semble de
nature à emporter l’adhésion des citoyens, et pas seulement en France ! Le
Parlement allemand a publié, en mai, un rapport de 800 pages
consacré exclusivement à ces questions et proposé l’adoption de nouveaux
indicateurs.
Dans le milieu de l’entreprise, on évoque souvent les
notions de bonheur et de bien-être ? Une possible voie ?
Gardons-nous de tomber dans les pièges du bonheur. Les
nouveaux indicateurs de bien-être qui font une large place aux perceptions
subjectives et aux variations de la satisfaction personnelle présentent trop
souvent la double limite de négliger les déterminants sociaux et les
inégalités, d’une part, et les dimensions environnementales, d’autre part. Ces
approches continuent de mettre au cœur de leur raisonnement et de leur vision
du monde l’anthropocentrisme dans sa version la plus individualiste et la plus
utilitariste.
C’est pourquoi, il est indispensable de proposer une
reconversion qui ne fasse pas l’impasse sur la justice sociale. La santé
sociale, aux côtés des préoccupations écologiques, devrait ainsi constituer
l’une des deux principales dimensions d’un nouvel indicateur de progrès : la
manière dont les chances d’éducation, l’emploi, les revenus sont en
permanence redistribués et ré-égalisés est une composante majeure de la santé
de la société, de sa capacité à résister à l’éclatement et à l’anomie.
Le point fondamental me semble être notre capacité à construire une cause
commune et une alliance entre le mouvement écologiste, les travailleurs,
les syndicats, les entreprises de bonne volonté et les gouvernements pour
promouvoir un nouveau mode de développement dans lequel la croissance des
quantités de biens et services produits ne constituerait plus l’alpha et
l’oméga de la performance et la figure centrale du progrès.
On vous dira que cette cause commune est généreuse
humainement mais totalement irréalisable.
Paul Ricœur écrit qu’une société sans utopie serait une
société sans dessein. Nous devons de toute façon savoir ce que nous ferions si
la croissance ne revenait pas. Subsisteraient deux solutions pour faire en
sorte que le plus grand nombre ait accès à l’emploi : réduire la durée du
travail ou la productivité du travail telle qu’elle est mesurée, au
bénéfice de gains de qualité et de durabilité. Ces deux solutions restent, dans
l’état actuel du débat public, presque inaudibles. On se souvient de la
violence du débat au moment de la discussion de la RTT…
Mais là vous parlez aussi de ralentir les gains de
productivité… une hérésie pour les entreprises, pire que
les 35 heures, non ?
De plus en plus, l’augmentation obsessionnelle des gains de
productivité dans tous les secteurs apparaît en partie responsable non
seulement de la perte de sens du travail mais aussi de la dégradation de la
qualité des services. Bertrand de Jouvenel avait attiré l’attention dès les
années 60 sur le fait qu’avec les progrès de l’efficacité productive et de
la productivité, «s’il gagne des satisfactions comme consommateur,
l’homme en perd comme producteur».
Ralentir considérablement les gains de productivité dans
certains secteurs peut être une piste. C’est la voie proposée en France par
Jean Gadrey, qui, non sans faire écho à l’économiste américain Robert Gordon
(pour lequel les freins sont désormais trop nombreux pour que la croissance
revienne), indique que le concept de gains de productivité ne correspond
plus à nos économies de service. Notre PIB est incapable d’enregistrer les gains
de qualité. Par exemple, il ne fait pas la différence entre 1 kilo de
fraises, goûteuses, cultivées sans pesticides, exigeant une importante
main-d’œuvre travaillant à proximité et 1 kilo de fraises ramassées dans des
conditions sociales médiocres, bourrées de pesticides et ayant parcouru des
milliers de kilomètres avant d’atterrir dans l’assiette du consommateur. C’est
évidemment dans cette double prise en considération de la qualité, du travail
et des produits, que réside l’intérêt suscité par sa démonstration.
Depuis longtemps, vous militez pour une notable réduction du
temps de travail. Pourquoi considérez-vous que le travail est aussi une
composante majeure d’une reconversion écologique ?
Il nous faut reconsidérer les liens entre la pression de plus
en plus forte actuellement exercée sur le monde du travail, précisément au nom
des gains de productivité et de rentabilité, et le fort malaise au travail qui
s’est développé en Europe et notamment en France, comme nous l’avons mis
en évidence avec Patricia Vendramin dans Réinventer le travail (PUF,
2013). Dès lors, une alliance entre des consommateurs soucieux de la qualité de
ce qu’ils achètent et des travailleurs désireux de retrouver du sens à leur
travail peut sans doute permettre de constituer la cause commune dont je
parlais précédemment. Une réduction du temps de travail permettant d’accommoder
le choc d’un changement de rythme de croissance sur l’économie (mais aussi de
réintégrer dans celle-ci les millions de chômeurs qui en sont exclus et de contribuer
à améliorer l’égalité professionnelle) peut ainsi être une voie pour
répondre aux travaux mettant en évidence que les objectifs fixés par le
Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (réduction
de 85 % des gaz à effet de serre d’ici à 2050) sont inaccessibles
sans une forte réduction du PIB mondial.
Si l’on se souvient qu’en additionnant les temps partiels
(majoritairement féminins) et les temps complets, la France a une durée du
travail annuelle supérieure à celle de l’Allemagne. Une réduction de la norme
de travail à temps complet, favorable à l’égalité hommes-femmes, est ainsi
parfaitement envisageable.
Et l’autre bénéfice d’une réduction du travail serait de
valoriser des activités jugées jusqu’à maintenant futiles voire inutiles...
Nul doute qu’un tel modèle permettrait une reconsidération
d’activités radicalement méprisées qui, parce qu’elles ne sont pas recensées
par le PIB, comptent pour zéro. Toutes ces activités «improductives»,
consistant à contempler, se promener, être avec les autres, discuter,
aimer, s’occuper de ses enfants et de son couple, se reposer, rêver, discuter
des conditions de vie communes, faire de la politique contribuent éminemment au
bien-être et au lien social et présentent de plus l’immense avantage d’être…
infiniment légères (du point de vue de l’empreinte écologique). Ces
activités que Françoise Héritier considère comme «le sel de la vie».
(1) «Libération» du 6 septembre.
Recueilli par Cécile Daumas
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