BASTA! - PAR AGNÈS
ROUSSEAUX 29 AVRIL 2013
Faire condamner les responsables de la crise
financière : telle est l’ambition de l’Islande depuis quatre ans.
Nomination d’un procureur spécial, investigations sur les crimes économiques,
levée du secret bancaire... Si tout n’est pas rose sur l’île, une chose est
sûre : face à la pire crise bancaire de l’histoire, l’Islande fait passer
les intérêts des citoyens avant ceux des banquiers. Et a décidé de mettre fin à
l’impunité des délinquants de la finance. Mode d’emploi d’une sortie de crise
pas comme les autres.
Imaginez en France 20 000 agents de l’Etat chargés
d’enquêter sur les crimes économiques, cherchant des preuves, interrogeant des
témoins, fouillant dans les moindres recoins des archives des banques, plaçant
en détention provisoire PDG, dirigeants ou traders. Plus de secret bancaire,
accès illimité à toutes les informations. Un seul objectif : faire
condamner les responsables de la crise financière. Science-fiction ? C’est
pourtant la voie choisie depuis quatre ans par l’Islande, avec des moyens à la
mesure de ce petit pays de 320 000 habitants.
Octobre 2008. L’onde de choc de la crise des subprimes qui
secoue les États-Unis arrive en Islande. Le tsunami financier submerge l’île.
En 48 heures, les trois principales banques du pays (Glitnir, Kaupthing et
Landsbanki) se déclarent en faillite. Elles détiennent des actifs d’un montant
dix fois supérieur au PIB islandais ! Et sont incapables de faire face. En
cause, un secteur bancaire hypertrophié, fragilisé par le développement de
crédits à bon marché, le gonflement de la sphère financière, la fusion des
banques d’investissement et des banques commerciales, des pratiques de gestion
plus que douteuses... « Que Dieu sauve l’Islande. » Telle
est la conclusion du discours télévisé du Premier ministre, alors que
s’effondre le secteur bancaire. C’est la débâcle.
Quatre ans et une Assemblée Constituante plus tard,
l’Islande a retrouvé quelques couleurs. Fin 2012, le taux de chômage – qui
dépasse les 8 % en 2009 et 2010 – est redescendu à 4,4 %.
Inlassablement, les autorités traquent les responsables de la crise. Et
prouvent qu’un pays peut survivre à un crash mondial, sans endetter ses
citoyens sur plusieurs générations. Ni transformer des dettes privées en dette
publique, comme l’ont fait une grande partie des pays européens, dont la
France. Comment l’Islande a-t-elle réussi à se remettre aussi vite, alors que
plus au Sud, Espagne, Grèce et Portugal s’enfoncent dans l’austérité ?
Petit mode d’emploi.
1 - Enquêter sur les crimes financiers
Première étape : établir les responsabilités. C’est le
rôle d’Olafur Hauksson. En 2008, il était commissaire de police dans une petite
ville côtière, à 50 kilomètres de Reykjavik, la capitale. Lorsque la gauche
arrive au pouvoir début 2009, la nouvelle Premier ministre, Johanna
Sigurdardottir, le nomme Procureur spécial. Sa mission ? Traduire en
justice les responsables de l’effondrement économique du pays. Pour cela, il
assure deux fonctions : enquêteur et procureur. « Je décide des
investigations à lancer sur les délits commis, mais aussi des poursuites en
justice, explique Olafur Hauksson. Nous enquêtons et poursuivons en même
temps. Nous travaillons des deux côtés de l’Atlantique, et à l’échelle
européenne. » Comme par exemple au Luxembourg, où en avril dernier
une trentaine d’agents ont perquisitionné les
locaux de la banque Landsbanki, pour y confisquer des données utiles aux
investigations du Procureur spécial.
2 - Donner à la justice des moyens conséquents
Ces deux missions sont parfois difficiles à mener de front,
mais garantissent une très bonne connaissance des dossiers, face à l’armée
d’avocats engagés par les banquiers. « Nous devons nous battre à
chaque étape. Nous avançons doucement mais sûrement ». Depuis quatre ans,
l’équipe s’est étoffée. En février 2009, son service compte cinq personnes. Aujourd’hui,
il est à la tête d’une équipe de 110 agents. Des moyens conséquents. Avant la
crise, le service d’investigation sur les crimes économiques employait
seulement 15 personnes.
3 - Lever le secret bancaire
Autre élément essentiel : la modification de la loi sur
le secret bancaire. « Si on devait approcher les banques avec des
mandats du juge pour obtenir des informations, la procédure serait très longue »,
détaille le procureur. Pour accélérer le processus, le Parlement a décidé de
lever le secret bancaire. « Les banques sont tenues de nous fournir
tous les documents dont nous avons besoin. Ce qui a grandement simplifié notre
travail. » Des experts internationaux ont également été sollicités,
comme Eva Joly, pour venir renforcer le travail du procureur et de son équipe.
4 - Punir les délinquants en col blanc
Une fois les enquêtes menées, reste à faire aboutir les
procédures judiciaires. Mises en examen et procès ont commencé. Au total, une
centaine de personnes devraient être inculpées d’ici fin 2014, assure Olafur
Hauksson. En majorité d’anciens responsables du secteur financier. Et pas
question de renouer avec l’impunité. Les têtes tombent les unes après les
autres. Et les condamnations pleuvent. Anciens PDG et ex-dirigeants écopent de
peines de prison. Et pas des peines symboliques : de plusieurs mois à
plusieurs années de prison ferme pour la plupart d’entre eux.
Tels ces deux anciens dirigeants de la banque Byr, condamnés à
quatre ans et demi de prison en 2012. Alors que leur banque était sur le point
de faire faillite, ils ont octroyé un prêt de 6 millions de dollars à une
holding. Celle-ci a utilisé l’argent pour leur racheter les actions de la
banque qu’ils détenaient personnellement... Le hold-up était presque parfait.
Ou tel le PDG de la banque Landsbanki, Sigurjon Arnason : il passe une
partie de l’année 2012 en cellule de confinement pendant que la justice enquête
sur ses possibles délits. Imaginez Daniel Bouton, ex-PDG de la Société
Générale, placé en détention provisoire pendant l’enquête sur l’affaire
Kerviel ! Impossible ? Pas en Islande. D’autres dirigeants sont
inculpés pour manipulation du cours des actions, fraude, évasion fiscale ou
délit d’initié [1].
Il faut dire que les dirigeants des grandes banques locales ne s’embarrassent
ni avec l’éthique, ni avec la loi [2].
5 - Faire le ménage dans l’oligarchie administrative et
politique
Le Procureur spécial fait également le ménage dans
l’administration. Baldur Gudlaugsson, directeur de cabinet du ministre des
Finances en 2008, est condamné à deux ans de prison ferme pour délit d’initié [3]. « Nous
avons fait du bon travail, estime Olafur Hauksson. Mais cela demande
beaucoup de temps. Une grande partie de notre travail d’investigation sera
terminé d’ici fin 2014. Tous les responsables de la crise bancaire seront
poursuivis à cette date. Si, bien sûr, les preuves le permettent. » En
comparaison, aux États-Unis, aucun dirigeant de banque n’a été poursuivi suite
à la crise des subprimes. L’organisme de contrôle des marchés financiers – la
SEC (Securities and Exchange Commission) – a annoncé avoir sanctionné 39 hauts
fonctionnaires pour leurs décisions lors de l’effondrement du marché
immobilier.
La « purge » du secteur bancaire islandais
permettra-t-elle de prévenir de nouveaux abus ? « Le système n’a
pas changé, tempère Árni Daníel Júlíusson, chercheur indépendant et membre
d’Attac Islande. Mais certaines personnes en ont été exclues, les
responsables bancaires ont complément changé. Et l’Islande n’est pas autant
ouverte qu’avant au système financier international ».
6 - Assurer une totale transparence
Pour faire toute la lumière sur cette crise, le Parlement
islandais, a également mis sur pied une Commission
spéciale d’enquête. Son travail : établir une chronologie de la
crise, analyser avec minutie le processus d’effondrement bancaire, examiner les
responsabilités de chacun des acteurs économiques.
Expliquer comment la taille des trois principales banques a été multipliée par
20 en sept ans ! Ou pourquoi les propriétaires de ces banques en étaient
également les principaux emprunteurs...
Le résultat de cette commission [4] est
impressionnant : huit livres, soit plus de 2500 pages, relatant dans le
détail la crise de 2008. « Tous les citoyens ont accès à ce texte,
qui est disponible dans les librairies depuis 2010, explique Árni Daníel
Júlíusson. Il donne clairement le nom de tous les responsables de cette
crise, et montre comment les responsables politiques n’ont rien fait, alors
qu’ils savaient qu’un effondrement était en cours. » Le texte va
jusqu’à révéler les courriels échangés entre responsables bancaires, mettant en
évidence qui avait accès à quelle information, qui a pris les décisions et sur
quelles bases.
7 - N’accorder aucune confiance au FMI
Si ces mesures ont été mises en place, c’est que le peuple
islandais ne s’est pas laissé faire. Et n’a pas cédé aux injonctions du FMI et
de l’Union européenne. Alors qu’elles se déclarent en faillite, les trois
grandes banques islandaises sont nationalisées, dont une filiale qui va faire
parler d’elle : Icesave (filiale de Landsbanki). Le drame islandais prend
alors une tournure internationale. Car Icesave est un service bancaire sur
internet créé en 2006 pour attirer les investisseurs européens, grâce à un taux
d’intérêt très attractif (jusqu’à 7%). Pari réussi : ceux-ci affluent
depuis le Royaume-Uni et les Pays-Bas. Parmi les clients, l’Université de
Cambridge, la police de Londres, ou la commission qui gère les finances des
collectivités locales britanniques. Les agences Icesave à l’étranger ne sont
pas des filiales : en cas de faillite, c’est bien l’Islande qui est
garante en dernier recours de ces dépôts. Et personne ne se pose la question de
savoir comment ce pays de 320 000 habitants pourra faire face en cas de
problème. Résultat : en 2008, les banques islandaises font défaut sur 85 milliards
de dollars ! Six fois le PIB du pays ! Les dépôts d’Icesave se sont
évaporés comme neige au soleil.
Pour éviter contagion et panique, le Royaume-Uni et les
Pays-Bas décident rapidement de rembourser les pertes subies par leurs
ressortissants dans le naufrage d’Icesave. Le FMI, appelé en renfort, demande à
l’Islande de dédommager les deux États. Le peuple islandais refuse. Pas
question que les contribuables remboursent la dette Icesave, de 4 milliards
d’euros. C’est le début de la « Révolution des casseroles », révolte
citoyenne au son des ustensiles de cuisine. Les Islandais refusent par référendum,
à deux reprises, en 2010 et 2011, un accord de remboursement [5] et
la proposition d’étaler les versements : l’équivalent d’environ 100 euros
par mois par habitant, jusqu’en 2046… En septembre 2011, Landsbanki annonce
finalement qu’elle remboursera elle-même les gouvernements britannique et
néerlandais (à hauteur de 8 milliards d’euros) grâce à la vente de ses actifs,
réévalués après le crash financier.
8 - Ne pas écouter la Commission européenne
L’affaire ne s’arrête pas là : la Commission européenne
poursuit l’Islande [6].
Motif : violation de la directive européenne qui stipule qu’un minimum de
20 000 euros doit être assuré aux déposants d’une banque en faillite [7].
L’obligation de créer un fonds de garantie n’implique pas de garantir les
dépôts avec de l’argent public, argumente l’Islande. Le 28 janvier dernier, la
justice européenne a tranché : l’Islande avait le droit de refuser le
remboursement. La liquidation de Landsbanki, dont les actifs ont permis de
rembourser la dette Icesave, a donc suivi une procédure « normale ».
C’est pourtant le contraire qui a été fait dans le reste de l’Europe, lorsque
les gouvernements ont apporté des garanties sur fonds publics, pour sauver les
banques – et les grands actionnaires – au détriment de l’ensemble des
contribuables. Cette décision de justice ouvrira-t-elle la voie pour d’autres
pratiques ?
9 - Placer les intérêts des citoyens avant ceux des
banquiers
A chaque étape de la crise financière, l’Islande a placé les
besoins de sa population avant ceux des marchés ou des banques – souvent sous
la pression de la rue. Si des mesures d’économie budgétaire ont été votées, on
est loin des destructeurs plans d’austérité appliqués dans d’autres pays
européens. Les hausses d’impôts ont visé principalement les plus hauts revenus.
Et la dévaluation de la couronne a dopé l’économie. Depuis 2008, les banques
islandaises ont allégé la dette de plus d’un quart de la population –
l’équivalent de 13% du PIB [8].
Un accord entre le gouvernement et les banques les a obligé à effacer une
partie des dettes immobilières des particuliers, lorsque celles-ci étaient
supérieures à 110% de la valeur du bien. En 2010, la Cour suprême a également
déclaré illégaux les prêts indexés sur une devise étrangère : les
emprunteurs n’ont plus à faire les frais de la dévaluation de la monnaie
islandaise.
10 - Refonder la démocratie, un travail à long terme...
Tout irait donc pour le mieux en Islande ? Les partis
conservateurs et libéraux – ceux-là même qui ont préparé le terrain à la crise
de 2008 – ont pourtant remporté les élections législatives le 27 avril. Sans
doute des années de rigueur budgétaire et l’endettement persistant des
propriétaires immobiliers ont-ils eu raison de la coalition de gauche, qui
avait pris les rênes du pays en 2009.
Si Geir Haarde, Premier ministre en 2008, a dû répondre de ses actes, d’autres responsables politiques n’ont pas été inquiétés. Et le pays est toujours marqué par un puissant réseau de clientélisme, qui pèse sur la société islandaise.
Si Geir Haarde, Premier ministre en 2008, a dû répondre de ses actes, d’autres responsables politiques n’ont pas été inquiétés. Et le pays est toujours marqué par un puissant réseau de clientélisme, qui pèse sur la société islandaise.
Symbole de cette oligarchie politique et économique :
David Oddson, premier ministre pendant 20 ans, gouverneur de la Banque centrale
en 2008, est aujourd’hui directeur d’un des grands journaux du pays, d’où il
assure la couverture médiatique de la crise économique. Un peu comme si on
avait nommé Richard Nixon à la tête duWashington Post pendant le
Watergate, compare Le monde
diplomatique. L’Islande a-t-elle tiré des leçons de la crise ? « Au
moins, les responsables économiques et les banquiers sont désormais conscients
que les infractions peuvent être condamnées », souligne Árni Daníel
Júlíusson, d’Attac. Et une partie des responsables de la crise financière
dorment en prison. Une voie que d’autres pays n’ont pas encore eu le courage de
suivre. Sans parler de ceux qui ont capitulé avant même de livrer bataille.
Agnès Rousseaux
@AgnesRousseaux sur
twitter
Illustrations : CC Occupydesign
Notes
[1] Les dirigeants de Landsbanki ont été inculpés pour
manipulation du cours des actions, avant l’effondrement du système bancaire. Un
dossier de 30 pages recensant les charges retenues contre eux établit notamment
comment la banque a acheté pour près d’un demi-milliard de dollars de ces
propres actions, pour soutenir le cours de celle-ci, avant l’effondrement.
Cette accusation concerne également les dirigeants de la banque Kaupthing.
[2] Pour la banque Glitnir, les condamnations de
dirigeants se succèdent depuis quelques mois. Décembre 2012 : Larus
Welding, ancien PDG, et Gudmundur Hjaltason, ancien directeur, sont condamnés à
9 mois de prison pour fraude. Ils ont approuvé un prêt à une entreprise qui
détenait des actions de Glitnir, afin que l’entreprise puisse à son tour
rembourser une dette à Morgan Stanley. Ce prêt a entrainé une perte de 53
millions d’euros pour la banque. Février 2013 : Bjarni Armannsson, ancien
PDG de la banque est accusé d’évasion fiscale. Mars 2013 : Fridfinnur
Ragnar Sigurdsson, ancien dirigeant, est condamné à un an de prison pour délit
d’initié, pour avoir vendu en 2008 des actions de la banque à cinq reprises. Du
côté de la banque Kaupthing, même traitement : Sigurdur Einarsson, ancien
président, a été condamné à rembourser 3,2 millions d’euros.
[3] Membre d’un comité gouvernemental de surveillance sur
la stabilité financière, il avait vendu ses actions de la banque Landsbanki
deux semaines avant la faillite de celle-ci...
[4] Composée d’un juge de la cour suprême, du médiateur
parlementaire et d’une professeure de l’Université de Yale (Etats-Unis),
épaulés par des historiens et des économistes.
[5] L’accord soumis au vote en 2010 porte sur une
remboursement de 3,7 milliards d’euros, versés au Royaume-Uni et aux Pays-Bas
de 2016 à 2023. 93 % des Islandais (contre 2%) le refusent lors du
référendum de 2010.
[6] Devant le tribunal de l’Association européenne de
libre-échange (AELE)
[7] Suite à la crise de 2008, ce montant garanti a été
relevé en 2009 de 20 000 à 100 000 euros par déposant.
[8] Selon un rapport de Icelandic
Financial Services Association. Le montant des créances effacées
serait d’environ 1,6 milliards de dollars, d’après les décisions de justice
enregistrées.
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