ENTRETIEN AVEC MARIE-MONIQUE ROBIN
Pourquoi avez-vous consacré un documentaire à
la croissance ?
Marie-Monique Robin - L’idée de ce documentaire m’est
venue, à la suite de ceux que j’avais réalisés sur l’agro-industrie, parce
qu’il me paraît évident que l’origine de tous les problèmes dans lesquels nous
sommes aujourd’hui réside dans le dogme de la croissance économique. Tous les
jours, nos hommes politiques et les journalistes ne cessent de déplorer
l’absence de croissance ou sa faiblesse. A la radio, à la télévision, il y a
une incantation permanente, quasi-pathologique, à la croissance parce que,
selon eux, elle résoudrait les problèmes du chômage et de la pauvreté. J’ai
voulu faire ce documentaire précisément pour comprendre comment on en était
arrivé là et pourquoi la croissance est devenue le paradigme indépassable.
Parallèlement, nous avons atteint les limites de notre modèle économique, comme
en témoignent de façon inouïe le réchauffement climatique, l’épuisement des
ressources naturelles, l’effondrement des écosystèmes, la sixième extinction
des espèces. Pour la première fois de son histoire, l’humanité toute entière
est dans une situation gravissime. L’enjeu aujourd’hui, c’est sa survie et il y
a urgence !
Je voulais aussi montrer que, partout dans le monde, des
gens avaient compris cette situation et qu’ils dessinaient à leur échelle ce
que pourrait être la société post-croissance en s’engageant dans des
alternatives concrètes, dans les domaines de l’agriculture urbaine, des
énergies renouvelables, des monnaies locales et sociales. Cette société, qui
est déjà en marche, n’est pas basée sur le toujours plus mais sur le toujours
mieux en prônant des valeurs telles que la convivialité, le partage, la
coopération, l’échange, la créativité, etc.
J’ai beaucoup d’estime pour le mouvement de la décroissance
car je trouve qu’il a été courageux de lancer ce mot-obus à un moment où le consensus
sur la croissance paraissait inébranlable. Mais je préfère parler de société
post-croissance parce que je pense que le terme de décroissance fait peur à
beaucoup de gens, qu’il est pour eux synonyme d’austérité, de récession. Alors
que post-croissance, cela veut dire que la croissance en tant que dogme
économique – né il y a seulement deux siècles avec les économistes classiques,
Adam Smith, John Stuart Mill, David Ricardo – n’est qu’une parenthèse dans
l’histoire. J’ai d’ailleurs été surprise de voir durant mes recherches
qu’eux-mêmes considéraient déjà à l’époque la croissance, c’est-à-dire
l’augmentation de la production, comme un processus limité devant déboucher sur
un état stationnaire. Les libéraux actuels ont l’air de l’avoir oublié.
Que représente, pour vous, la croissance ?
Quand on parle de croissance, il ne faut jamais oublier
qu’on parle de l’augmentation du produit intérieur brut (PIB), un concept
économique né durant la Grande Dépression en 1929 aux États-Unis pour mesurer
l’évolution de la production nationale. Cet indicateur traduit donc dès le
départ une vision très productiviste de la réalité. Une vision qui fait
aujourd’hui encore consensus dans tous les partis politiques, de droite comme
de gauche. J’aime beaucoup l’image qu’emploie Herman Daly, le père fondateur de
l’économie écologique et auteur du livre Beyond Growth [« Au-delà
de la croissance », NDLR]. Pour lui, nous vivions avant la Seconde
Guerre mondiale dans un monde vide avec seulement deux milliards d’habitants et
énormément de besoins à satisfaire. Désormais, nous vivons dans un monde plein.
La croissance a consisté à remplir le vide.
En réalité, la croissance a été possible à la sortie de la
guerre, durant la période dite des « Trente Glorieuses »,
uniquement parce que l’énergie, et surtout le pétrole, était bon marché. Or, ce
n’est plus le cas depuis le choc pétrolier de 1973. Pire, comme le pic
pétrolier, c’est-à-dire le moment où la consommation dépasse la production, a
été atteint en 2006, le prix du pétrole s’envole. La croissance repose aussi
sur l’utilisation excessive des ressources naturelles, et plus particulièrement
des minerais. Or là aussi le pic de production se rapproche dangereusement.
L’exploitation des gisements est de plus en plus difficile et de plus en plus
coûteux, le prix des matières premières ne peut donc que grimper. Comme ces
limites sont aujourd’hui atteintes, la croissance ne peut plus revenir. C’est
évident.
Quel regard portez-vous sur la période que nous traversons
actuellement ?
L’historienne Naomi Oreskes [co-auteure,
avec Erik Conway, de L’effondrement de la civilisation occidentale, NDLR]
parle de « l’âge de la pénombre ». Je pense en effet que nous
marchons vers l’effondrement. En vérité, nous ne traversons pas une simple
crise, il ne s’agit pas d’une situation conjoncturelle, temporaire, nous sommes
emportés dans des bouleversements systémiques, qui se sont accélérés depuis
2007 avec la crise financière, et où les conditions mêmes de la vie ne sont
plus garanties. L’effondrement de la production alimentaire est par exemple
extrêmement inquiétant. En Europe, des études montrent que le rendement des
cultures de maïs et de blé ont chuté de près de 10 %. Nourrir les
populations sera de plus en plus problématique.
Malgré cela, les hommes politiques continuent d’implorer, de
sacraliser la croissance comme si de rien n’était. Mais ce n’est matériellement
plus possible ! Ils sont incapables de penser dans un cadre différent de
celui qui prévaut depuis deux siècles et dans lequel ils ont été formés, dans
les grandes écoles, à l’ENA. Ils sont dans ce que j’appelle « le
grand déni ». Notre système de démocratie parlementaire présente lui aussi
ses limites dans la mesure où les élections empêchent nos représentants d’avoir
la vision à moyen et long termes dont nous avons cruellement besoin.
Malheureusement, nos élus ne pensent bien souvent qu’à leur prochain mandat.
Des alternatives au modèle capitaliste existent depuis les
années 1960, voire avant. En quoi les alternatives actuelles sont-elles
porteuses d’un changement systémique ?
Il y a une différence très claire. Ceux qui se sont engagés
dans des mouvements alternatifs après Mai 68 contestaient la société de
consommation en recherchant une manière de vivre différente, hédoniste, et ils
allaient pour cela vivre en Ardèche ou ailleurs dans une démarche, la plupart
du temps, personnelle. Aujourd’hui, ceux qui sont impliqués dans des
alternatives ont intégré les limites du système que j’ai citées, ils ont
conscience des enjeux planétaires et ils recherchent collectivement des
solutions, par exemple en reprenant en main la production alimentaire, comme à
Toronto et à Rosario (en Argentine), en relocalisant la production énergétique,
comme au Danemark et au Népal, ou en créant des monnaies locales, comme à
Fortaleza (au Brésil) et en Allemagne. Un mot revient sans cesse à travers ces
initiatives, c’est« résilience ». C’est le nouveau concept économique
dont nous avons besoin.
Comment le définissez-vous ?
C’est la capacité à encaisser les chocs, car il faut
admettre qu’il y en aura de plus en plus même si ce n’est pas facile à
accepter. D’ailleurs, on est déjà dans la tourmente. Or plus on anticipera les
chocs, comme le réchauffement climatique, et moins ils seront violents.
Autrement dit, la résilience, c’est la recherche de l’autonomie en réduisant
son empreinte écologique. Dennis Meadows [physicien américain et co-auteur du
célèbre rapport Halte à la
croissance ? en 1972, NDLR] l’explique très bien dans
le film, c’est une démarche qui consiste à se dire : qu’est-ce que je peux
faire à mon niveau pour éviter de rejeter du CO2 ? Comment je peux
faire dans la vie de tous les jours ? Et cette réflexion est généralisable
à l’échelle d’une famille, d’une usine, d’une région, etc. La bonne nouvelle,
c’est que toutes les personnes que j’ai rencontrées et qui se sont engagées sur
cette voie créent des liens entre elles et elles se portent bien, et même mieux
qu’avant.
Ces initiatives redéfinissent aussi ce que sont nos besoins
fondamentaux. Dans la société de consommation dans laquelle nous vivons, c’est
une question que l’on ne se pose même plus ! Ce qui est en train de se
passer, c’est que nous revenons en fait aux besoins qui prévalaient à l’ère
pré-industrielle, juste manger, vivre...
Ces initiatives individuelles et collectives suffisent-elles ?
Que devons-nous attendre des responsables politiques ?
Elles ne suffiront pas parce que, à la différence des années
1960-1970, nous n’avons plus le temps. Le rôle des politiques est justement
d’encourager, de soutenir, y compris financièrement, toutes ces initiatives
pour qu’elles se multiplient et se généralisent. Or ce n’est pas du tout ce qu’ils
font. Les milliards d’euros offerts aux entreprises sans contrepartie en sont
une illustration. Le formatage idéologique des hommes politiques tout comme
leur proximité avec ceux qui ont intérêt à ce que la machine continue sa course
folle – ces riches
qui détruisent la planète – sont des obstacles énormes. Le
problème de la justice sociale internationale, avec des riches de plus en plus
riches et des pauvres de plus en plus pauvres, se pose également. On ne peut
plus faire l’économie de la question fondamentale de la répartition des
richesses dans un monde aux ressources limitées.
Il est impératif d’investir dans les secteurs qui nous
permettent d’accélérer la transition vers une société post-croissance,
décarbonée, comme les énergies renouvelables, l’agro-écologie, la rénovation
thermique des bâtiments, etc. Si on le veut vraiment, l’Europe peut produire
100 % de son énergie à partir d’énergies renouvelables d’ici 2050, voire
2030 ! En plus, la transition énergétique est pourvoyeuse d’emplois :
un million d’emplois peuvent être créés grâce à l’agro-écologie
par exemple. Pour accompagner la transition, nos hommes politiques
peuvent d’ores et déjà s’appuyer sur les savoir-faire de toutes celles et de
tous ceux qui sont impliqués dans les alternatives concrètes. On a tendance à
penser que la transition ne peut être que douloureuse, mais elle ne le sera pas
si on la prépare dès maintenant. Hélas, le temps presse...
Propos recueillis par Anthony Laurent
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