Entretien de Mathieu Rigoust
par Paul Conge |
le 30 octobre 2014
Mathieu Rigouste, militant, chercheur en sciences sociales,
travaille à disloquer les mécanismes de domination. Dans La
Domination policière (2013), il avance que « la violence
policière est rationnellement produite et régulée par l’Etat ». Selon lui,
les zadistes du Testet sont face à une « contre-insurrection
policière », qui peut dériver en « guerre de basse
intensité ». Il distille une lecture iconoclaste des événements qui ont
conduit à la mort de Rémi Fraisse. Entretien.
Place du Capitole, lors du premier hommage à Rémi
Fraisse, on lisait « la police assassine » sur une
banderole. Comment caractérisez-vous la mort de Rémi Fraisse ?
Mathieu Rigouste : Cette banderole disait « Zied et Bouna (27 oct 2005), Timothée Lake (17 oct 2014), Rémi Fraisse (26 oct 2014), RIP, La police assassine, Ni oubli ni pardon !». Parce que ce 27 octobre, c’était l’anniversaire de la mort de Zied et Bouna à Clichy-sous-Bois en fuyant la police, qui déclencha la grande révolte des quartiers populaires de 2005. Parce qu’une semaine avant le meurtre de Rémi, le 17 octobre, c’est Thimothée Lake qui a été tué par la BAC à St-Cyprien (Toulouse), dans une supérette et dans l’indifférence quasi-générale.
C’était exactement 53 ans après le massacre
policier du 17 octobre 1961, durant lequel la police parisienne tua
plusieurs dizaines d’Algériens en lutte pour la libération de leur
peuple. La propagande de l’Etat et des médias dominants produisent une
histoire « nationale » et officielle qui permet de légitimer le fonctionnement
de cette violence industrielle.
Dans le cas de Rémi, La Dépêche du midi a ouvert
le bal des mythomanes en publiant cette
histoire de corps retrouvé dans la forêt, laissant planer l’idée que
la police n’avait rien à voir là-dedans, voire même qu’elle l’avait recueilli.
Mais nous pouvons démontrer collectivement, par la contre-enquête populaire et
des contre-médias auto-organisés que la police assassine régulièrement, que sa
violence est systémique, systématique et portée par des structures politiques,
économiques et sociales. La police distribue la férocité des classes
dominantes.
La mort de Rémi constitue-t-elle un événement isolé, ou
trahit-elle une logique plus générale de la violence policière ?
Il faut replacer le meurtre de Rémi dans une histoire longue
où la police apparaît très clairement pour ce qu’elle est : un appareil d’Etat
chargé de maintenir l’ordre économique, politique et social (capitaliste,
raciste et patriarcal) par l’usage de la violence.
« Face aux ZAD, les polices occidentales expérimentent
de nouveaux dispositifs de contre-insurrection »
La police sait reconnaître ses maîtres, et distribue
différents degrés et formes de violence selon la classe, la race et le genre
des personnes qu’elle contrôle. Elle a ainsi toujours brutalisé, mutilé et tué
certaines parties de la « population » de la ville capitaliste (misérables,
marginaux, prostituées…). Elle entretient, dans toutes les puissances impérialistes,
un rapport particulier avec les quartiers et les classes populaires les plus
pauvres, avec les parties du prolétariat les plus ségréguées et les plus
exploitées, généralement issues de l’immigration et de la colonisation. Elle
est chargée de dominer, bannir et soumettre les couches sociales qui auraient
le plus intérêt à se débarrasser de ce système parce qu’elles en bénéficient le
moins.
« La police tue entre 10 et 15 habitants des quartiers
populaires par an en moyenne »
La police tue ainsi entre 10 et 15 habitants des quartiers
populaires par an en moyenne. Avec la prison et le système de harcèlement et
d’occupation policière de la rue, il s’agit d’une véritable entreprise de «
nettoyage social »et d’écrasement de toutes formes d’autonomie populaire.
Parallèlement, depuis le début du XXe siècle, la gestion
policière des « mouvements sociaux » avait tendance à réduire au maximum les
risques de tuer les strates supérieures des classes populaires, les
aristocraties ouvrières, les classes moyennes et les petites-bourgeoisies
précarisées et radicalisées.
Le meurtre policier de « militants » reste jusqu’aujourd’hui
exceptionnel face à l’industrie des meurtres policiers des non-blancs pauvres.
Mais les figures de Carlos Giuliani tué par la
police à Gênes en 2001 et d’Alexis Grigoropoulos, tué à
Athènes en 2008, montrent que l’assassinat policier de « militants »
tend à se développer à mesure que la restructuration néolibérale et sécuritaire
du capitalisme opère.
Comme tous les crimes policiers dans les quartiers, le
meurtre de Rémi n’est pas une « bavure », pas un dysfonctionnement, mais bien
le produit de mécaniques instituées, de formations rationnelles, de tactiques
et de stratégies légitimées et justifiées du haut de l’appareil d’Etat jusque
dans les gestes des exécutants policiers, c’est un meurtre d’Etat, prémédité
par la mise en oeuvre des structures qui l’ont rendu possible, un assassinat.
Au Testet, CRS et gendarmes sont quasi-omniprésents. Comment
comprenez-vous le rôle de la police sur le site du barrage de Sivens ?
La police applique des tactiques et des stratégies établies
à l’intersection des pouvoirs politiques, économiques et sociaux. Tant que les
industriels et les gouvernants qui investissent dans ce projet de barrage
considèrent que « ça vaut le coût » de continuer, malgré la diversification et
la montée en puissance des résistances collectives, la police augmente
l’intensité répressive.
« Les polices occidentales sont capables de passer
instantanément de la répression policière à la guerre de basse intensité »
Face aux ZAD et à leurs formes de reterritorialisations des
luttes urbaines et rurales,, les polices occidentales expérimentent aussi de
nouveaux dispositifs de contre-insurrection hybrides et modulables,
c’est-à-dire où la dimension militaro-policière du quadrillage, de
l’enfermement et de la provocation est centrée sur un théâtre d’opération rural
et forestier mais est aussi capable de passer rapidement voire simultanément en
mode « Azur » (action en zone urbaine). Capable de passer instantanément
du « maintien de l’ordre » au « contrôle des foules », de la
répression policière à la guerre de basse intensité.
C’est l’occasion d’expérimenter ces dispositifs mais aussi
de les mettre « en valeur » médiatiquement, c’est-à-dire de faire d’une
expérience de répression, la vitrine d’une « excellence » du «
savoir-faire français » en direction du marché international de la
sécurité et du maintien de l’ordre. L’hybridité des doctrines, des matériels et
des personnels constitue une valeur ajoutée très forte sur le marché de la
défense et de la sécurité.
« Au Testet comme dans les quartiers populaires, la
police est chargée de soumettre tout ce qui résiste »
La contre-insurrection repose aussi sur des méthodes
d’action psychologique, parmi lesquelles des protocoles visant à diviser les
résistances en désignant des « ennemis
intérieurs » dont il faudrait se méfier voire purger. En
l’occurrence, la figure des « casseurs » et des « violents » («
le braqueur furieux » dans le cas de Timothée Lake) permet de diaboliser
les actions directes non conventionnelles, de masquer la violence structurelle
du pouvoir et de promouvoir face à cela des mobilisations inoffensives et
facilement gérables.
Les doctrines de contre-insurrection appellent ce mécanisme «
schismo-genèse » : développer un schisme, une séparation dans la «
population » résistante. Cette forme d’« action psychologique » rénovée repose
sur l’existence de caisses de résonance pour cette propagande dans les médias
dominants et parmi les appareils politiques et syndicaux supplétifs.
Au Testet comme dans les quartiers populaires, la police est
chargée de soumettre tout ce qui résiste à l’expansion du système impérialiste.
Elle doit balayer tout ce qui gène le mouvement de conquêtes ainsi que les
programmes de déplacements et de dépossession des territoires et de leurs
habitant.e.s, que le capitalisme met en oeuvre pour se restructurer.
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