PAR MATHIEU ARNAL | 15 OCTOBRE 2014 |
Entretien avec Gabriel Colletis, professeur de sciences
économiques à l’Université Toulouse I Capitole et chercheur au Laboratoire
d’études et de recherches sur l’économie, les politiques et les systèmes
sociaux (LEREPS). Il dresse un virulent réquisitoire contre
l’« illégitimité » de la dette et plaide pour la constitution d’une
société des citoyens comme nouvelle « agora » politique.
Depuis 2008-2009 et les débuts de la crise, la Troïka
(Commission Européenne, Banque Centrale Européenne, Fonds monétaire
International) a imposé à la Grèce différentes politiques d’austérité. Une
stratégie qui ne marche pas puisque la crise de la dette grecque avait failli
faire exploser la zone euro il y a deux ans. A vos yeux, cette dette est même
illégitime…
La question de la dette est très ancienne puisqu’elle
remonte à l’Antiquité. Il faut avoir en tête qu’un des concepteurs des lois
d’Athènes, Solon (-640 -558 av. J.C), avait dénoncé ce qu’il appelait la
« dette servage ». Il considérait qu’on n’avait pas le droit
d’asservir quelqu’un au prétexte que cette personne devait de l’argent à un
autre. Hors très souvent ce cas existe encore aujourd’hui en 2014. Les gens
tombent en esclavage parce qu’ils ont des dettes ou parce que leurs parents ont
contracté des dettes. Je crois que la dette est un des prétextes
d’asservissement et ceci vaut aussi bien pour les individus que pour les Etats.
Et de ce point de vue-là, le cas de la Grèce est intéressant. On pourrait aussi
bien parler du cas de l’Argentine, de l’Equateur… Des pays qui ont été
confrontés à des politiques que les institutions internationales, au premier
rang desquels le Font monétaire international (FMI), ont voulu leur imposer, au
prétexte que ces pays étaient endettés. La « dette prétexte » me
paraît un élément déterminant. Si vous voulez qu’on vous aide à rembourser
cette dette, il va falloir en contrepartie que vous meniez en œuvre des
politiques d’austérité et de privatisation, c’est-à-dire autant de formes de
bradage non seulement des biens publics mais surtout des communs. Le
gouvernement grec s’apprête à vendre des milliers de kilomètres de littoral,
c’est-à-dire quelque chose qui ne lui appartient pas puisqu’il appartient à
tous les Grecs. Il se pose donc non seulement un problème de légitimité mais
aussi un problème de légalité.
Certains économistes et politiques considèrent qu’il faille
recomposer l’espace européen par cercles concentriques avec différents niveaux
d’intégration et un noyau dur composé de l’Allemagne, de la France, de l’Italie
et du Benelux. Va-t-on vers une Europe à deux vitesses ?
Au lieu de parler de zones concentriques, je préfère parler
de centre et de périphérie. Manifestement, le centre serait l’Allemagne et la
périphérie serait une vaste zone qui inclurait l’Espagne, le Portugal
mais aussi, assez rapidement, la France. Notre pays connaît des difficultés
assez similaires à celles de la Grèce, et a engagé, depuis 2008-2009, une
politique assez semblable. Réduction de la dépense publique, réduction du
nombre de fonctionnaires… les premiers plans grecs ont exactement été de cet
acabit. Fin juin, Valérie Rabault, la rapporteure générale du budget de
l’Assemblée nationale, expliquait que le projet du gouvernement allait aboutir
à des destructions d’emplois tout à fait considérables. Je crois
malheureusement que la France est en train de prendre le même chemin que celui
que la Grèce a adopté. Je ne pense pas que la zone euro puisse être
véritablement considérée de manière viable dans l’orientation générale des
politiques austéritaires telles qu’elles sont conduites. Il se peut très bien
que des pressions très fortes s’exercent sur la Grèce. Et si un nouveau
gouvernement grec devait annoncer un moratoire sur les intérêts et peut-être un
autre sur la totalité ou la majeure partie de la dette, je pense que la valeur
de l’euro en subirait immédiatement le contrecoup et amènerait sans doute à se
déprécier. On serait alors très surpris de constater que, probablement, le pays
qui quitterait alors la zone euro serait l’Allemagne. Tout simplement parce que
c’est le pays qui bénéficie de l’actuel fonctionnement de cette zone.
Actuellement, la chancelière Angela Merkel ne veut ni d’une mutualisation de la
dette, ni d’un euro qui serait dévalué avec un taux de change inférieur à celui
actuel. La surévaluation de l’euro profite à l’industrie outre-Rhin pour deux
raisons. D’abord parce qu’elle ne pénalise pas ses exportations car celles-ci
sont très peu sensibles au prix. Donc même lorsque l’euro est surévalué, les
Allemands vendent quand même leurs produits. La seconde raison c’est que les
entreprises allemandes détiennent des liquidités en euro très importantes.
Elles les utilisent pour procéder à des acquisitions partout dans le monde,
hors zone euro évidemment, dans les meilleures conditions possible. Quand elles
achètent une entreprise américaine ou investissent en Chine, elles le font plus
facilement avec un euro surévalué qu’avec un euro qui perdrait 10 ou 15 % de sa
valeur. Kai A. Konrad, le principal conseiller du ministre allemand des
Finances, a plaidé de manière tout à fait explicite dans la presse allemande pour
une sortie de son pays de la zone euro.
Depuis les années 1980, l’Europe politique suit un
cheminement clairement libéral, tournant le dos à l’équilibre des « Pères
fondateurs ».
Le processus européen démarre véritablement le 25 mars 1957
lors de la signature du Traité de Rome qui institue la Communauté économique
européenne (CEE). Il y a alors deux traditions qui portent le projet européen
et qui trouvent des compromis, autant de traces que l’on va retrouver dans des
institutions européennes comme par exemple la Politique agricole commune (PAC)
ou le Fonds social européen (FSE). La première est ordo-libérale qui est plutôt
allemande, autour de l’Ecole de Fribourg et de la personnalité de Ludwig Erhard
(ministre de l’Economie de la RFA, 1949-1963, puis chancelier, 1963-1966), dont
la devise est « le marché autant que possible, l’Etat tant que
nécessaire ». La seconde est social-démocrate, que l’on retrouve en
Allemagne mais aussi d’une certaine manière en France. Le gaullisme social y
ressemble beaucoup avec un rôle encore plus important dévolu à l’Etat. Je pense
au rôle du Commissariat au Plan ou de celui de l’Etat stratège (évoqués lors de
la première partie), mais aussi de la mise en place progressive de la Sécurité
Sociale à partir de 1946, selon le programme du Conseil national de la
Résistance.
Progressivement, ces deux influences vont s’atténuer parce
que la social-démocratie ne saura pas se renouveler. Il y aura bien un
renouvellement dans les années 1980 avec la doctrine Delors de l’Europe sociale
(ce qu’on a appelé les paquets Delors) avec la création d’institutions comme
les fonds FEDER, pour aider certaines zones de pays plutôt périphériques de
l’Europe. Mais est-ce que Delors a réussi à imprimer une marque sociale ?
Je ne le crois pas car dans le même temps l’ordo-libéralisme a reculé sous
l’emprise croissante de l’ultra-libéralisme. Mais le véritable basculement
s’opère avec le traité de Maastricht (1992) qui dit que l’intégration
européenne ne doit pas se faire par l’économie ou le social mais par la monnaie
et la finance. Rappelez-vous des cinq critères de convergence que sont la
dette, les déficits, les taux de change, les taux d’intérêt et l’évolution des
prix. L’intégration échoue et l’Europe se financiarise. Malheureusement le
traité de Lisbonne (2007) ne constitue pas le sursaut nécessaire. Alors qu’on
dit que l’Europe doit devenir la zone la plus compétitive du monde par la
connaissance et l’éducation, dans les faits, on sacralise le pacte de stabilité
et on grave dans le marbre le fait que des pays doivent réduire leur déficit et
leur dette. On a donc une vision extrêmement libérale et très financiarisée qui
aujourd’hui domine et produit tous les désastres que l’on a pu voir en Grèce et
qu’on commence à percevoir en France.
Il faut définitivement réorienter l’Europe et la penser
comme un espace possible pour un nouveau modèle de développement économique,
social et environnemental. Il faut repenser le fonctionnement de la zone euro
et mettre nécessairement la finance au service du développement économique et
social en redéfinissant les missions de la Banque centrale européenne (BCE). Au
lieu de s’arcbouter sur son indépendance, la BCE devrait, comme aux Etats-Unis
sur le modèle de la réserve fédérale américaine (FED) qui travaille de concert
avec le gouvernement fédéral, avoir un objectif de régulation en matière de
prix et donc être responsable de la croissance économique, croissance qui
aujourd’hui n’est pas de son ressort.
Depuis plus de trente ans, la gauche et la droite n’ont
jamais remis en cause l’orthodoxie monétaire, la libéralisation financière et
l’ouverture au libre-échange. Trois piliers qui remontent finalement à la
constitution du Système monétaire européen (SME).
Lors des élections législatives de mars 1978, la gauche a
perdu de très peu. Giscard d’Estaing sorti politiquement renforcé, s’empresse,
de concert, avec le chancelier ouest-allemand Helmut Schmidt, de mettre en
place, l’année suivante, les conditions du Système monétaire européen (SME). Un
système qui rendait les dévaluations unilatérales quasi-impossibles. Pour
obtenir une dévaluation, il fallait avoir l’accord des autres partenaires
européens ainsi que du Fonds européen de stabilisation de change. Ce SME a
manifestement servi Mitterrand par la suite pour justifier une politique
de rigueur. La politique dite de relance n’a duré, en vérité, que neuf mois.
Dès mars 1982, le gouvernement Mauroy avait dit que vu la dégradation
contextuelle de la France et vu les pressions qui s’exerçaient sur sa réserve
de change, il fallait stopper l’expérience de relance. Au nom de ses
« engagements européens », Mitterrand décide de ne pas sortir du SME.
Je pense que c’est une erreur fondamentale et qu’il aurait fallu suivre la voie
proposée par Jean-Pierre Chevènement, alors ministre de la Recherche et de
l’Industrie, qui, lui, voulait sortir de ce Système (et qui démissionnera par
la suite en mars 1983), c’est-à-dire probablement laisser flotter le franc,
voir même le laisser se dévaluer, de manière à éviter le creusement considérable
du déficit de la balance commerciale.
Aujourd’hui, la zone euro est une zone économique très
hétérogène. De quelle manière peut-on la réguler ? Et doit-on
inéluctablement à terme la quitter ?
Non, aujourd’hui, je ne pense pas qu’il faille sortir de la
zone euro mais plutôt adopter ce qu’on aurait dû faire dès le départ,
c’est-à-dire non pas adopter une monnaie unique mais une monnaie commune. La
première se substitue se substitue aux monnaies nationales alors que la seconde
suggère que nous ayons une monnaie commune pour tous nos échanges extérieurs
alors que pour nos échanges intérieurs de la zone euro, les différents pays
conserveraient leurs monnaies nationales. Il y aurait donc un euro-franc, un
euro-mark, une euro-lire, un euro-drachme… ce qui permettrait aux pays dont les
difficultés économiques (difficultés en termes d’équilibrage de la balance
commerciale, notamment) sont trop importantes, de laisser se déprécier
éventuellement leur monnaie tout en restant membre de la zone euro. Ce serait
une manière de redonner aux économies nationales une souveraineté monétaire
qu’elles ont perdu, ce qui a été fort dommageable. On peut donc penser à une
zone euro avec une monnaie commune. Beaucoup d’économistes s’y penchent de
manière très sérieuse.
Au-delà de la monnaie unique, on assiste aujourd’hui à
l’émergence des monnaies locales complémentaires. L’une des plus prégnantes est
le Sol-Violette à Toulouse. Quel est votre avis sur ces nouvelles formes
d’échange ?
Ce ne sont pas des monnaies complémentaires mais des
quasi-monnaies complémentaires. Il en existe différentes formes. Je pense au
chèque restaurant, aux Miles que vous accumulez si vous êtes client d’Air
France… Pour moi, ces quasi-monnaies complémentaires locales n’ont de sens que
s’il s’agit d’un outil de développement de l’économie locale. Le grand intérêt
du Sol-Violette c’est qu’il fonctionne sur la base d’une charte. Si vous
souhaitez en disposer, vous allez en recevoir parce que vous êtes bénéficiaire
de transferts sociaux dont une partie peut vous être versée sous cette forme de
Sol-Violette. Si vous avez un compte par exemple auprès du Crédit Mutuel, vous
pouvez demander la conversion de vos euros en Sol-Violette, le taux de change
étant d’un pour un. La question est de savoir ce que vous allez faire de ces
Sol, si vous en disposez par l’un ou l’autre de ces deux moyens. La réponse
actuelle me paraît satisfaisante puisque vous allez accéder à des services ou à
des biens qui sont produits par l’économie locale. S’agissant de services, je
pense par exemple aux services culturels (accès à certains cinémas et
théâtres…), aux transports (paiement de vos titres de transport de type
Tisséo), à certains magasins coopératifs y compris pour des biens alimentaires
produits souvent sous le label bio. La quasi monnaie locale n’a de sens que si
c’est une monnaie citoyenne favorisant les relations citoyennes impactant le
développement local. Elle est très utile puisqu’elle permet de
reterritorialiser l’activité économique, sociale et culturelle.
Les dernières élections européennes ont montré une forte
poussée des mouvements populistes d’extrême-droite. Il n’y a finalement qu’en
Grèce que la donne est différente avec la victoire de Syriza, une coalition de
la gauche dite radicale. Comment expliquez-vous ce résultat ? Et
pensez-vous que la philosophie de ce mouvement puisse avoir le même impact
ailleurs en Europe et notamment en France ?
Il est frappant de constater qu’en l’espace de cinq ans le
Parti socialiste grec est passé de plus de 40% à moins de 10%, ce qui risque
fort d’arriver au Parti socialiste français s’il continue sur la pente sur
laquelle il est engagé depuis deux ans et demi. Nouvelle Démocratie, le parti
de la droite grecque, qui a toujours fait aux alentours de 35% des voix, a
obtenu seulement 22%. Aube dorée, parti néo-nazi, a été contenu mais reste
néanmoins à 10%. Quant à Syriza, ses progrès sont remarquables puisqu’il a
quintuplé son score en à peine cinq ans et réalisé plus de 25% (26, 57% aux
dernières européennes, ndlr). De mon point de vue, c’est le résultat d’un
certain nombre de facteurs. Le premier est évidemment lié à la crise économique
et à la faillite des deux partis dominants qui étaient au pouvoir. Mais ce
n’est pas un vote de rejet mais bien un vote d’adhésion. Syriza et son leader Alexis
Tsipras proposent un programme de changement qui met fin aux politiques
austéritaires et de privatisation et en rétablissant le salaire minimum et le
droit du travail et propose la mise en œuvre d’un nouveau modèle de
développement. Cette coalition de la gauche radicale ne cherche pas à précéder,
encadrer ou contrôler le mouvement social mais l’accompagne. Syriza soutient
les diverses formes d’expérimentations sociales. Dans le domaine de la santé,
une très large part des Grecs ont perdu leur couverture maladie et se
retrouvent sans aucune protection. Pour y remédier, Syriza a favorisé la mise
en place de dispensaires sociaux dans toutes les municipalités qu’il dirige. En
même temps, Syriza n’a pas une conception unilatérale et n’est pas favorable à
une extension du secteur public de la santé mais considère l’utilité d’un
secteur privé et la nécessité de renforcer le secteur hospitalier. Même chose
du point de vue économique où le parti soutient et promeut des formes de
coopératives. (http://blogs.mediapart.fr/blog/gabriel-colletis/061014/le-programme-de-syriza-la-loupe)
Je me félicite de la convergence entre les positions politiques de Syriza et
certaines thèses que je développe moi-même dans le livre que j’ai publié en
Grèce en mai dernier. Je pense en particulier à la thèse d’après laquelle c’est
à la société des citoyens de prendre ses affaires en main, en Grèce comme en
France d’ailleurs, pour mettre en œuvre un nouveau modèle de développement. Le
gouvernement doit se considérer comme l’allié de ces forces sociales et non
chercher à le précéder, voire l’anéantir.
En France, quel serait l’équivalent de Syriza ?
Ce ne serait malheureusement pas le Front de gauche (FDG)
parce que de mon point de vue il souffre de deux problèmes : un
fonctionnement très autocratique du Parti de gauche (PG) autour de la personne
de Jean-Luc Mélenchon et un fonctionnement très contradictoire du Parti
communiste qui défend deux lignes opposées : une ligne consistant à sauver
des positions d’élus sur le plan local en faisant alliance avec des maires
socialistes, comme à Paris, une ligne de concert avec le PG pour contester le
PS à chaque fois que cela est possible. Mais le principal problème du FDG,
c’est qu’il n’existe pas. C’est un « logo », une association de
partis dont les lignes politiques manquent de clarté. Si quelqu’un veut adhérer
au FDG, il ne le peut pas. Il n’y a pas d’adhésion directe, il ne peut adhérer
qu’au PG ou au PC. De ce point de vue-là, on est très loin de Syriza qui s’est
constitué en parti politique et dispose aujourd’hui d’un corps doctrinal
clairement établi. Il manque en France un pôle de radicalité à gauche. Comment
peut-il émerger des appareils politiques eux-mêmes ? Il ne pourra émerger
que si la société des citoyens s’empare de ce besoin, le transforme et fait
émerger de nouvelles pratiques politiques et peut-être impose une solution
différente. Il faut saluer l’émergence de mouvements politiques comme Nouvelle
Donne ou le Parti Pirate qui procèdent d’une organisation plus horizontale et
non plus hiérarchique, avec une plus grande attention aux formes directes d’intervention
publique. Syriza n’a pas été constitué in extenso tout de suite mais est issu
d’un long processus et de la mise en convergence de l’ensemble de ces
mouvements. C’est la résultante de débats politiques sur des problématiques
aussi diverses qu’essentielles que la démocratie, le travail, la cité,
l’entreprise, les retraites, l’industrie… Toutes ces questions dont le
mouvement social doit se saisir pour finalement créer ce nouvel espace
politique, cette nouvelle « agora » dont nous avons besoin et qui
finira par accoucher de nouvelles formes politiques inédites.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Vos réactions nous intéressent…