mardi 11 novembre 2014

La croissance économique forte a une grande probabilité de ne pas revenir dans les pays développés : vraies et fausses raisons et incertitudes…

Par Jean-Marie Harribeylundi 15 septembre 2014, 

La croissance économique nourrit tous les fantasmes. Les fantasmes de ceux qui placent en elle tous les espoirs de sortir du marasme dans lequel les a plongés la crise éclatée en 2007 : aggravation du chômage, de la pauvreté et des inégalités, déficits, endettement privé et public, à quoi il faut ajouter sur le long terme épuisement des ressources et changement du climat. Les fantasmes également de ceux qui sont partis en croisade contre elle au nom de la décroissance pour mettre fin au productivisme. Il se pourrait bien que les espoirs ou velléités des uns et des autres soient douchés par l’évolution du capitalisme contemporain. En effet, il est probable que la croissance économique forte ne reviendra pas dans les pays capitalistes développés. Le problème est d’identifier pourquoi, de façon à agir dans la bonne direction pour continuer tout de même sur la voie du progrès humain. Or, les études qui nous sont proposées oscillent entre vraies et fausses raisons. Il en résulte une marge d’incertitude non négligeable.

L’alerte est donnée

Depuis maintenant au moins quatre décennies, nous savons que l’augmentation infinie de la production se heurtera tôt ou tard à la barrière des ressources naturelles et donc à la finitude de la planète Terre. Du rapport au Club de Rome (1972), aux conférences de l’ONU (1972, 1992, 1997, 2012) ayant peu à peu adopté le concept de développement soutenable proposé par le rapport Brundtland (1987), en passant par les rapports du GIEC (1990, 1995, 2001, 2007, 2014), les signaux d’alarme n’ont pas manqué. Depuis à peu près la même époque, a été observée une dégradation de la part salariale dans la valeur ajoutée au sein de la plupart des pays riches, contribuant à générer une surproduction chronique dans tous les grands secteurs industriels. Mais la crise de 2007, déclenchée par la finance, révèle encore autre chose : non seulement le régime d’accumulation financière de l’ère néolibérale s’est effondré, notamment in fine à cause de la dégradation des conditions imposées au salariat, mais le principe même de l’accumulation infinie est mis en cause. Aujourd’hui, la conjonction dans le temps de la crise du régime d’accumulation, qui s’inscrit dans le moyen terme, et de la crise du principe de l’accumulation, qui s’inscrit dans le long et le très long terme, fait le caractère systémique et multidimensionnel de la crise actuelle. Cela signifie que le capitalisme ne peut aller au-delà d’un certain seuil d’exploitation de la force de travail sans ruiner ses possibilités d’expansion, et il ne peut aller non plus au-delà d’un certain seuil d’exploitation de la nature sans détériorer ou détruire la base matérielle de l’accumulation.

La débâcle financière ouverte en 2007 est l’éclatement de l’illusion entretenue par l’idéologie économique dominante pendant les dernières décennies, consistant à penser que la finance pouvait se dégager des contraintes sociale et matérielle évoquées à l’instant et devenir une source endogène et autosuffisante de valeur, sinon de nouvelle richesse. Or ces deux contraintes sont indépassables. Dit dans les termes théoriques de Marx, le passage d’un capital-argent A à un capital A’ plus élevé ne peut durablement se faire sans le détour par le capital productif engageant, d’un côté, la force de travail et, de l’autre, équipements et ressources matérielles. Crise sociale et crise écologique sont donc aujourd’hui inextricablement liées, même si leur temporalité et leur cycle diffèrent par leur amplitude. [1]

Dans ce contexte, sans doute installé durablement, des hypothèses sont émises pour étudier les chances de retour de la croissance ou pour dissiper les illusions la concernant. Certaines de ces hypothèses portent sur la capacité de l’économie capitaliste à engager une nouvelle période faste d’innovations techniques. Leur solidité est celle de toutes les prévisions économiques, c’est-à-dire incertaine. D’autres hypothèses soulèvent des problèmes méthodologiques, sources de nombreuses confusions.

La fin du mythe schumpétérien ?

Le débat fait rage aux États-Unis entre, d’un côté, l’économiste critique Robert Gordon qui, depuis de nombreuses années, explique que la croissance ne reviendra pas, et de l’autre, Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee, qui promettent au contraire un nouvel âge industriel autour des nouvelles techniques.

Gordon identifie six obstacles au retour de la croissance [2] :

• la perte du « dividende démographique » : le ralentissement démographique induit une moindre augmentation de la quantité d’heures de travail ;
• la stagnation de l’efficacité de l’éducation freine les progrès de la productivité du travail ;
• l’augmentation des inégalités freine les bienfaits de l’éducation ;
• la compétition entre nations émergentes et nations à hauts salaires handicape celles-ci ;
• les contraintes écologiques sont de plus en plus prégnantes ;
• l’endettement privé et public réduit le revenu disponible des ménages.
Deux points de discussion émergent de cette liste d’obstacles : d’une part, le capitalisme est-il à même de produire une nouvelle vague d’innovations porteuses de croissance économique forte ; d’autre part, la productivité du travail peut-elle rebondir à la faveur de la généralisation de l’utilisation des nouvelles techniques ?

Concernant la première question, il s’agit de comprendre la nature de ladite « troisième révolution industrielle ». On a l’habitude de qualifier de « première révolution industrielle » celle qui est née en Angleterre, aux Pays-Bas et en Flandre à la fin du XVIIIe siècle et un peu plus tard en France et dans la future Allemagne, autour de la machine à vapeur, du textile, de la sidérurgie et du charbon. La « deuxième révolution industrielle » eut lieu à la fin du XIXe et au début du XXe autour de l’électricité, du moteur à explosion, du pétrole et, par suite, de l’automobile. La « troisième révolution industrielle » désigne celle qui est fondée sur l’utilisation massive de la robotique et de l’informatique dans tous les processus productifs à la fin du XXe et au début du XXIe siècle. Pourquoi cette dernière ne semble pas entraîner des gains de productivité du travail aussi élevés que les deux premières ? C’est là que le débat commence.

Pour Gordon, les innovations liées aux techniques modernes n’ont rien à voir avec celles introduites antérieurement. Pour le dire abruptement, elles produisent à profusion des gadgets électroniques, elles permettent d’acheter sur Internet, elles créent de nouveaux besoins comme celui de téléphone mobile, mais elles n’engendrent aucun effet comparable à l’invention de l’électricité ou à celle du chemin de fer qui a remplacé les diligences. [3] Ce diagnostic est confirmé par ce que révèlent les statistiques. Déjà, au cours de la décennie 1990, l’économiste américain Robert Solow avait noté ironiquement qu’« on voit l’ère des ordinateurs partout sauf dans les statistiques de productivité ». Et, hormis une courte période de 1996 à 2004, la productivité du travail progresse très peu aux États-Unis. Récemment, Patrick Artus, puis Gilbert Cette ont confirmé le diagnostic, tant aux États-Unis qu’en Europe (voir les graphiques ci-dessous). L’impact du progrès technique est habituellement évalué en décomposant le taux de croissance de la production en deux éléments : l’augmentation des quantités de travail et de capital utilisées, et le rôle du progrès technique. Ce rôle est appelé « productivité globale des facteurs », qui est censée mesurer l’influence du progrès technique sur l’efficacité du travail et des machines employés, et dont la progression est évaluée en faisant la différence entre le taux de croissance économique et le taux de croissance des quantités de travail et de capital pondérées par leur part dans le revenu global. [4] Le constat est sans appel : la « productivité globale des facteurs » connaît une croissance ralentie, voire une diminution, depuis le début de la décennie 2000.


Patrick Artus, « Les nouvelles technologies modernes ont-elles des effets macroéconomiques ? », Natixis, Flash-Problèmes structurels, n° 824, 19 novembre 2013.
Reproduit dans Le Monde Éco&entreprise, 2 septembre 2014.

 À l’inverse, Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee [5] soutiennent l’idée que le monde n’est qu’au début d’une période qui verra naître une nouvelle conception de l’innovation : il s’agira moins d’inventer de nouveaux objets que de combiner de meilleure façon ceux qui existent déjà, grâce aux procédures digitales, capables de transformer toute information en langage binaire. Il faudrait simplement voir la faiblesse actuelle des gains de productivité comme un effet du décalage dans le temps entre l’introduction des nouvelles techniques et leur influence économique.
En réalité, personne ne peut prédire aujourd’hui quel sera l’exact devenir de l’influence des transformations techniques, car ce serait faire preuve, dans un sens ou dans l’autre, d’un déterminisme technique que l’histoire n’a pas confirmé, malgré l’enthousiasme que manifestait Schumpeter vis-à-vis de l’innovation au début du XXe siècle. En effet, l’« efficacité » des deux premières révolutions industrielles est vraisemblablement due à l’accompagnement des bouleversements techniques par une transformation des rapports sociaux permettant leur utilisation à grande échelle : la première révolution industrielle ne serait pas née sans l’abolition des rapports sociaux féodaux et la naissance du prolétariat salarié ; la deuxième s’est accomplie dans un cadre socio-institutionnel où le salariat s’est généralisé et a gagné des droits sociaux compensant (plus ou moins) le taylorisme et l’intensification du travail : ce fut l’époque dite du fordisme. Quel est l’accompagnement « social » de la révolution informatique et de la mondialisation du capital ? Il n’a pas d’autre nom que précarisation et flexibilisation du travail, ainsi qu’amoindrissement de la protection sociale. Rien qui permette d’envisager une relance de la productivité du travail. On peut même avancer l’hypothèse que la difficulté du capitalisme à surmonter sa propre crise actuelle et à sortir de la langueur commune à presque tous les pays développés (Japon, Europe, États-Unis malgré l’embellie trompeuse, car passagère, due aux gaz de schiste) tient à son incapacité à proposer un modèle autre que celui de la dégradation de la condition salariale.

Il est un autre élément à prendre en compte pour expliquer la situation des pays développés : ils ont tous atteint un degré de tertiarisation élevé de leur économie. Or, la productivité du travail augmente beaucoup plus lentement dans la plupart des services que dans l’industrie ou dans l’agriculture industrielle, et comme la part des services est devenue prépondérante dans la valeur ajoutée globale, l’augmentation moyenne de la productivité du travail décline. Cette part, devenue prépondérante, des services a fait naître une discussion méthodologique complexe.

Sur la mesure de la productivité

Beaucoup de commentateurs estiment aujourd’hui que la mesure de la productivité du travail est devenue difficile, voire n’a plus de sens. Cette idée commence même à se répandre dans la presse grand public. Ainsi, Valérie Segond, dans Le Monde Éco&entreprise du 1er juillet 2014, signe un article : « Les économistes face à la mystérieuse panne de la productivité ». L’auteur a sollicité les plus en vue, qui proposent des explications de la panne. « Mais où sont donc passés les gains de productivité ? Si chacun s’interroge, il y a d’abord un double problème de lecture. ’Alors que la comptabilité nationale tient compte de la qualité des produits, elle ne sait pas faire de même pour les services, souligne Patrick Artus. Ainsi, un billet de train acheté sur Internet qui a fait économiser une demi-heure de queue n’est pas mesuré différemment. L’amélioration de la qualité est comptée pour zéro.’ L’outil statistique est d’autant plus déficient que, remarque l’économiste américain Erik Brynjolfsson, ’dans un monde où la gratuité s’étend, les services ’offerts’ par les Google, Facebook, Youtube comptent pour zéro dans le PIB nominal. De façon générale, en pesant sur les prix, la digitalisation des services pèse sur le PIB, donc sur la productivité. Et Patrick Artus de conclure : Il est bien possible que le PIB et, partant, les gains de productivité soient aujourd’hui très fréquemment sous-estimés.’ »

Le problème soulevé par ces deux économistes éminents est, à mon sens, un faux problème. Leur erreur est de croire que la productivité du travail et le PIB en amont de celle-ci sont des indicateurs vus du côté du consommateur, du côté de l’utilité que celui-ci retire de la consommation de biens ou de services. Il n’en est rien, ces indicateurs sont calculés du côté de la production, évaluée monétairement, dans laquelle la qualité du service rendu en aval n’entre nullement en compte. La plupart des économistes ont oublié les linéaments de l’économie politique, à savoir que la valeur d’usage et la valeur au sens économique n’ont aucun lien commensurable entre elles. C’est ce qui conduit ces économistes à s’alarmer que le PIB (qui figure au numérateur du ratio productivité du travail) ne tienne pas compte de la qualité des services. Mais s’émeuvent-ils de la qualité du transport dans des véhicules coincés dans des embouteillages pour mesurer la productivité sur les chaînes automobiles ?

L’erreur précédente se retrouve dans beaucoup de travaux visant à « reconstruire » les indicateurs de richesse. Elle consiste à affirmer simultanément que les gains de productivité du travail se ralentissent dans nos économies (ce qui est exact) et que leur mesure est devenue impossible. Or, ou bien on peut constater leur baisse et on est en droit de chercher le bien-être ailleurs que dans leur éternelle augmentation, ou bien les instruments de mesure sont obsolètes et on ne peut fonder sur eux la nécessaire réorientation de l’économie. S’il y a incertitude, c’est sur l’évolution future de ces gains, et cela doit inciter à la prudence : personne ne peut prévoir ce que deviendra le PIB si l’amélioration de la qualité se traduit par une augmentation des valeurs unitaires (pour cause de travail nécessaire supérieur) compensant ou non la réduction des quantités produites. L’augmentation – pour cette raison – des prix ne serait alors pas assimilable à de l’inflation dont il faudrait déflater le taux pour calculer la variation en volume. Que les gains de productivité du travail ne mesurent pas directement les externalités est une chose, mais dire [6] que le numérateur du ratio productivité est constitué de la même grandeur que le dénominateur (des heures de travail) est inexact, puisque le numérateur est la valeur ajoutée exprimée monétairement.

Cette discussion renvoie aux controverses portant sur l’interprétation d’un des plus célèbres textes de Marx :

« Cependant, à mesure que se développe la grande industrie, la création de la richesse réelle dépend moins du temps de travail et du quantum de travail employé que de la puissance des agents mis en mouvement au cours du temps de travail, laquelle à son tour – leur puissance efficace – n’a elle-même aucun rapport avec le temps de travail immédiatement dépensé pour les produire, mais dépend bien plutôt du niveau général de la science et du progrès de la technologie, autrement dit de l’application de cette science à la production. […] Dans cette mutation ce n’est ni le travail immédiat effectué par l’homme lui-même, ni son temps de travail, mais l’appropriation de sa propre force productive générale, sa compréhension et sa domination de la nature, par son existence en tant que corps social, en un mot le développement de l’individu social, qui apparaît comme le grand pilier fondamental de la production et de la richesse. […] Dès lors que le travail sous sa forme immédiate a cessé d’être la grande source de la richesse, le temps de travail cesse d’être nécessairement sa mesure et, par suite, la valeur d’échange d’être la mesure de la valeur d’usage. » [7]

Les théoriciens du capitalisme cognitif ont tiré de ce passage la conclusion que le travail ne créait plus la valeur. J’ai essayé de montrer que cette conclusion était fausse et qu’il fallait reconsidérer la chose de la manière suivante. Marx parle de la distanciation de plus en plus grande entre le travail vivant et les richesses créées, c’est-à-dire le travail et les valeurs d’usage, mais jamais il ne parle de distanciation entre travail et valeur. Au contraire, au fur et à mesure de l’augmentation de la productivité du travail et de la disparition du travail vivant – et pour Marx il s’agit d’une « proposition tautologique » [8] – la valeur d’échange disparaît elle aussi, ce qui est, jusqu’au bout, conforme à la loi de la valeur. À l’encontre des théoriciens du cognitivisme, on peut dire que, pour Marx, c’est la dissociation entre valeur et richesse qui est au cœur de la contradiction du capital dont il avait bien vu les potentialités d’évolution : « Il donne vie à toutes les puissances de la science et de la nature, comme à celles de la combinaison et de la communication sociales pour rendre la création de richesse indépendante (relativement) du temps de travail qui est affecté. » [9]

Le développement des forces productives – tant qu’il se poursuit ! – conduit à l’exclusion progressive du travail vivant du processus de production, ce qui a pour conséquence d’augmenter la productivité du travail et donc d’abaisser les coûts de production et, à long terme, la valeur des marchandises, évolution que renforce l’incorporation de connaissances de plus en plus grandes. [10] Cette exclusion ne constitue pas une négation de la loi de la valeur en tant que tendance, mais en est la stricte application. Le constat que, à l’époque de la tertiarisation de l’économie, dans laquelle l’introduction de la connaissance joue un rôle important, les gains de productivité du travail se révèlent inférieurs à ce qu’ils étaient au temps de la primauté de l’industrie est donc confirmé. Preuve supplémentaire, s’il en était besoin, de la nécessité de distinguer accroissement de richesse et accroissement de valeur.

Il ne faut pas croire que ces discussions soient des querelles byzantines, car elles ont des répercussions très pratiques en termes de choix politiques. La rigueur conceptuelle est donc cruciale, tant dans les débats entre théoriciens que dans les traductions qui en sont données pour le grand public. Dans le dossier d’Alternatives économiques, déjà cité, la thèse de Gordon est ainsi présentée : « Les économistes mesurent la productivité au niveau de l’ensemble d’un pays en ramenant la somme des richesses crées – le produit intérieur brut (PIB) – au nombre total d’habitants. Cela donne le PIB par habitant. Afin de mieux comprendre cette évolution, on peut décomposer cet indicateur en deux parties : la production de richesse par heure travaillée et le nombre d’heures de travail par habitant. Ainsi on peut suivre la dynamique de la productivité d’une économie de la manière suivante :

PIB/population = PIB/heures travaillées x heures travaillées/population. » [11]

Cette équation est exacte (à ceci près que son membre de gauche n’est pas la productivité du travail mais le produit par habitant), mais, en elle-même, elle n’explique rien, car c’est une décomposition comptable qui dépend du choix des éléments mis en évidence. [12] Dans le membre de droite de cette équation, le premier facteur (PIB/heures travaillées) est la productivité horaire du travail, et le second facteur (heures travaillées/population) est la durée du travail ramenée à la population totale active et inactive. Mais la décomposition du PIB par habitant peut être modifiée pour faire apparaître côte à côte les trois facteurs que sont la productivité horaire du travail, la durée individuelle du travail des actifs (et non plus la durée du travail rapportée à la population totale, qui n’a pas grand sens) et le taux d’activité de la population [13] :

PIB/population = PIB/heures travaillées x heures travaillées/population x population/nombre d’emplois xnombre d’emplois/population.

Cette équation se ramène alors à :

PIB/population = PIB/heures travaillées x heures travaillées/nombre d’emplois x nombre d’emplois/population,

c’est-à-dire :

PIB par habitant = productivité horaire du travail x durée individuelle du travail x taux d’activité.

Autrement dit, on peut pressentir que l’évolution de l’économie n’est pas due uniquement à des facteurs d’ordre technique, mais que l’organisation du travail, la répartition de celui-ci, et, finalement, les rapports sociaux sont déterminants. On pourrait même pousser plus loin la décomposition du PIB par habitant en faisant apparaître la répartition des revenus, afin de montrer que la captation par les revenus financiers d’une part de plus en plus grande de la valeur ajoutée est préjudiciable au PIB par habitant :

PIB/population = PIB/heures travaillées x heures travaillées/nombre d’emplois x nombre d’emplois/population x salaires/PIB x PIB/nombre d’emplois x nombre d’emplois/salaires,

c’est-à-dire :

PIB par habitant = productivité horaire du travail x durée individuelle du travail x taux d’activité x part des salaires dans le PIB x productivité individuelle du travail x inverse du coût salarial unitaire.

Mais, et c’est la limite de cet exercice, on peut aussi rebâtir la relation de départ tout à fait différemment :

PIB/population = PIB/capital x capital/population.

On aboutit à une nouvelle relation comptable exacte, mais dont le caractère analytique est pauvre en termes de causalité, car elle met seulement en scène ladite productivité du capital dans le langage néoclassique et le capital par tête d’habitant.

La difficulté de construire des indicateurs fiables

Les problèmes d’ordre méthodologique sont fréquents lorsqu’on tente une mise en cohérence des objectifs sociaux et écologiques. Donnons-en deux exemples. Le premier porte sur les indicateurs écologiques. Nous disposons aujourd’hui de l’indicateur « empreinte écologique » qui rapporte la surface nécessaire à toutes les activités humaine à la surface de la Terre disponible. [14] Malgré les critiques qui lui ont été faites, et certaines fort justifiées (ce n’est pas un indicateur global, ni social, ni même écologique, c’est surtout un indicateur de l’empreinte carbone, partiel car il ne tient pas compte de la production d’électricité), il a au moins une cohérence car les grandeurs comparées sont homogènes : quantité d’hectares dits globaux (hectares nécessaires correspondant à la moyenne mondiale en termes de rendements) et quantité d’hectares disponibles. En revanche, il est un autre indicateur qui n’a pas grand sens. Ainsi, a-t-on entendu parler le 19 août dernier du « jour du dépassement » [15] : à cette date de l’année, les humains auraient dépassé ce que produit la planète en un an. Entre le 20 août et le 31 décembre, nous devrions vivre à crédit, c’est-à-dire en nous suicidant puisque nous puiserions plus qu’il n’y a à prendre. L’image est forte et on peut lui reconnaître une capacité à frapper les esprits pour changer de trajectoire, mais le calcul a-t-il un sens : pourquoi ne sommes-nous pas déjà morts puisque nous prélèverions plus qu’il n’y a ? Cette question permet de voir que les grandeurs rapprochées sont en réalité incomparables. Ce que nous puisons en une année est un flux qui diminue un stock si la régénération de celui-ci dans l’année est inférieure au flux prélevé. Mais, dans la réalité, beaucoup de ressources et de matières premières – parmi les renouvelables – que nous utilisons sont engendrées dans un laps de temps beaucoup plus long que celui du flux utilisé. Cela n’a donc aucun sens de fixer une date au-delà laquelle nous vivrions avec quelque chose dont on pourrait croire qu’il viendrait de l’au-delà de la planète. Pour ce qui concerne les ressources non renouvelables, par définition, le « jour du dépassement » devrait être le 1er janvier à 0h 0min 1sec… Totalement absurde.

Une méthodologie ressemblante est utilisée par une association ultra-libérale dénommée « Contribuables associés » qui fait campagne sur le « jour de la libération fiscale » : par exemple, en 2012, les Français auraient travaillé « jusqu’au 24 juillet, soit 205 journées pour le seul profit de l’État et des administrations publiques : une évolution des dépenses qui ne laisse entrevoir aucune amélioration rapide de la peine des Français.
 Cette année, les Français travaillent 205 jours pour payer les factures de l’État ! » Tout est faux dans ce genre d’affirmation. Elle s’appuie sur le lieu commun que les dépenses publiques représenteraient 57 % du PIB. Rapporter toute ladite dépense publique au PIB comporte un biais que taisent tous les économistes et politiques qui veulent à tout prix la diminuer : en effet, cette dépense globale inclut toutes les consommations intermédiaires nécessaires à l’activité publique (120 Mds en France en 2013), qui, au passage, s’adressent le plus souvent au secteur privé. Or, pour mesurer le PIB, on déduit pour toutes les entreprises privées leurs consommations intermédiaires (plus de 1500 Mds), ce qui équivaut à un montant presque aussi grand que toute la valeur ajoutée brute et de moitié supérieur à la valeur ajoutée brute des sociétés. Il n’y a donc aucune raison, sinon celle d’affoler la population, d’ajouter, pour le secteur public, des choses que, en toute logique, on exclut par ailleurs. De même, dans cette dépense publique vilipendée, figurent 328,6 Mds directement consommés par les individus et 181,3 Mds indirectement, soit en tout près de la moitié de ladite dépense publique et plus de 24 % du PIB. Ainsi relativisé, le « poids public » dans le PIB, ressassé comme étant excessif parce que mesuré de façon biaisée à hauteur de 57 % en France, aurait une image plus proche de la réalité.

Mais il y a plus important encore et qui concerne directement le sujet traité ici, celui de la croissance économique future. Le grief le plus souvent invoqué par les libéraux qui veulent restreindre la sphère non marchande en saturant le débat politique de la prétendue nécessité de baisser la dépense publique est que cette sphère serait parasitaire pour l‘économie marchande, seule légitime à leurs yeux, parce que l’une obligerait à prélever sur l’autre. Rien n’est plus faux. Les travailleurs employés dans la fonction publique (fonctionnaires comme salariés sous droit privé) sont productifs, non seulement de services utiles (éducation, soins…), mais aussi de valeur économique, comptabilisée dans le PIB à hauteur des salaires versés. [16] Dès lors, les impôts et cotisations, dénommés souvent de manière péjorative prélèvements obligatoires, constituent en réalité le paiement collectif du produit non marchand (la valeur ajoutée non marchande), qui s’ajoute au produit marchand et ne lui est donc pas soustrait. Ainsi, en France, pour l’année 2013, ce produit non marchand des administrations publiques représentait 354,8 Mds d’euros, soit environ un tiers de ce qui est mesuré sous le terme de « dépense publique » évaluée à 57 % du PIB. Tandis que plus de la moitié de cette dépense est constituée par les transferts sociaux : 650 Mds en 2013. Au total, 1000 Mdsne sont pas versés « pour payer les factures de l’État », comme disent les prétendus « contribuables associés, mais sont payés par les citoyens pour les citoyens. Il est donc au moins aussi important de connaître le contenu de la production que le niveau de celle-ci.

Quelles conclusions tirer ?

La crise actuelle, avons-nous dit, est, au fond, une crise du principe de l’accumulation infinie. Mais avouons que cette affirmation relève plus de l’intuition que de la vérification empirique donnée par les indicateurs usuels. La raison en est que ces indicateurs donnent tous une vue partielle de l’activité humaine : le PIB donne la valeur des seules productions monétaires et ne peut donner qu’elle ; la productivité du travail porte en son numérateur la valeur précédente ; les indicateurs écologiques ne peuvent être intégrés à ces deux indicateurs économiques car ils s’expriment dans d’autres unités. Mais il est possible de comparer les évolutions de deux grandeurs : par exemple, on sait que la production mondiale augmente plus vite que l’utilisation des ressources ou que les émissions de gaz à effet de serre, ce qui montre que le décrochage entre ces grandeurs est relatif et non absolu.

Finalement, la modification de la structure de la production, au profit de la qualité et du « durable » et au détriment du gaspillage, n’aura peut-être pas de retombées sur la croissance du PIB, mais elle aura une influence sur la soutenabilité de l’ensemble. À ce titre, la sphère non marchande aura un rôle décisif dans la bifurcation des trajectoires de production et de consommation. Cette bifurcation sera une phase pendant laquelle une dynamique économique pourra repartir au vu des gros investissements de transition nécessaires, mais ce sera comme une conséquence provisoire de la bifurcation vers une consommation moindre de matières – et non plus comme un objectif de croissance recherché –. Et si, grâce à – ou à cause de – la révolution numérique, les prix des nouveaux produits diminuent, et donc entraînent le PIB vers une moindre augmentation, voire une stagnation, où est le malheur si les services rendus par ces nouveaux produits sont réels ? Ce serait plutôt cet aspect qu’il conviendrait d’examiner, au regard de la crise sociale et de la crise écologique, plutôt que de perdre son temps dans des reconstructions du PIB qui ne seraient pas moins arbitraires que les constructions initiales. À cet égard, on commence à lire ici ou  qu’Attac aurait tout récemment accompli sa conversion à la décroissance, au motif que l’association prônerait désormais la « décroissance sélective ». Or, cette idée de sélection des productions à faire décroître à côté de celles qu’il faut promouvoir était une idée théorisée dans un livre d’Attac datant de 2004 pour en faire, avec la réduction du temps de travail et le développement du non-marchand, le pivot de la transition [17]. Et il n’a pas fallu attendre les théoriciens de la décroissance pour comprendre que la question lancinante du chômage ne pouvait plus être résolue prioritairement par la croissance, mais par le partage du travail qui suppose lui-même un partage des revenus. [18]

S’il faut considérer que les progrès de la productivité du travail seront dorénavant vraisemblablement faibles, alors l’exigence de leur partage équitable sera de plus en plus forte, entre les groupes sociaux et aussi entre les types d’investissement ainsi qu’entre le pouvoir d’achat privé et la protection sociale. Le moment des vrais choix de société s’approche peut-être. Il est probable que Gordon ait raison, la croissance forte ne reviendra pas dans les pays développés de manière durable, mais, peut-être, pour des raisons plus profondes que celles qu’il donne, car elles obligent à reconsidérer la conception de la richesse et de la valeur ainsi que les rapports sociaux dans lesquels elles sont produites et utilisées.

Notes
[1] C’est la thèse que je développe dans La richesse, la valeur et l’inestimable, Fondements d’une critique socio-écologique de l’économie capitaliste, Paris, Les Liens qui libèrent, 2013.

[2] Robert J. Gordon, «  Is US economic growth over  ? Faltering innovation confronts the six headwinds  », Center for Economic Policy Research, Policiy Insight, No 63, september 2012  ;

«  The Demise of U.S. Economic Growth : Restatement, Rebuttal, and Reflections  », NBER Working Paper No. 19895, february 2014.

[3] On lira aussi les propos, qui vont dans le même sens, du généticien moléculaire Jan Vijg, rapportés par Christian Chavagneux, dans le dossier d’Alternatives économiques, «  La croissance peut-elle revenir  ?  », n° 338, septembre 2014 : l’indicateur d’intensité d’inventivité (nombre d’innovations majeures par an) est inférieur à 1 et il diminue.

[4] Le lecteur intéressé par les détails formalisés les trouvera dans une fiche sur mon site, en même temps que la critique de la fonction de production Cobb-Douglas de laquelle est issue le calcul précédent. Le lecteur curieux pourra aussi lire l’excellent article que viennent de publier dans laRevue de la régulation Bernard Guerrien et Ozgur Gun «  En finir, pour toujours, avec la fonction de production agrégée  ». En revanche, on ne peut qu’être affligé de constater que la Direction du Trésor continue d’analyser les facteurs de la croissance à l’aide d’une fonction Cobb-Douglas, la plus fruste possible, dans «  Le décrochage du PIB par habitant en France depuis 40 ans : pourquoi  ?  »,Trésor-éco, n° 131, juin 2014, qui énumère une suite de tautologies comptables, et d’où il résulte la justification du CICE, du Pacte de responsabilité, de la réforme des retraites, parce que les Français ne travaillent pas assez, la productivité horaire ne compensant plus depuis 20 ans le recul des heures travaillées. La faute à qui  ? Aux jeunes et aux seniors, répondent les auteurs, dont le taux d’activité est insuffisant. Mais se demandent-ils si l’offre d’emplois est à la hauteur  ? Non, le chômage n’existe pas…

[5] Erik Brynjolfsson, Andrew McAfee, The Second Machin Age, Work, Progress and Prosperity in a Time of Brillant Technologies, W.W. Norton, 2014. On peut aussi écouter sur Internet une conférence des auteurs.

[6] C’est l’idée défendue par Jean Gadrey dans «  Même si Gordon a raison, ce n’est pas si grave  »,Alternatives économiques, n° 338, septembre 2014, reprenant son article «  Comment penser une ’prospérité sans croissance  », Les Possibles, n° 3, printemps 2014. De son côté, Florence Jany-Catrice, dans La performance totale : nouvel esprit du capitalisme  ?, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2012, affirme aussi, à tort selon moi, que le numérateur et le dénominateur du ratio productivité dans les services non marchands sont identiques. Pour plus de détails sur ces questions, voir le chapitre 8 de La richesse, la valeur et l’inestimable, op. cit.

[7] Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858, («  Grundrisse  »), Paris, Éditions sociales, 1980, tome II, p. 192-193.

[8] Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858, («  Grundrisse  »), op. cit., tome II, p. 322.

[9] Ibid, p. 194.

[10] Ce point est d’ailleurs confirmé par André Gorz, L’immatériel, Connaissance, valeur et capital, Paris, Galilée, 2003, p. 47. Ce qui est curieux, c’est qu’il en tire la conclusion de l’obsolescence de la loi de la valeur. Il affirme – et en cela il a raison – qu’au fur et à mesure que les coûts unitaires de production et de reproduction s’amenuisent, la valeur tend vers zéro et qu’on s’achemine vers la possibilité de la gratuité, et, simultanément, il ne voit pas qu’il s’agit tout simplement de l’application de la règle de l’amortissement s’intégrant tout à fait à l’intérieur de la loi de la valeur, la seule nouveauté étant que l’amortissement ne s’applique plus uniquement au travail mort contenu dans les équipements, mais également au travail de production et de transmission des connaissances qui peut être réparti dans un nombre quasi infini de produits finals.

[11] Christian Chavagneux, op. cit.

[12] Une telle équation comptable est tautologique si on cherche à en tirer une causalité. Elle n’a d’intérêt que pour mettre en évidence l’interdépendance des éléments qui la composent.

[13] En supposant pour simplifier que tous les emplois sont salariés.

[14] Mathis Wackernagel, WilliamRees, 1999. «  Notre empreinte écologique  », Montréal, Éditions Ecosociété, 1999. Voir Aurélien Boutaud, Natacha Gondran, L’empreinte écologique, Paris, La Découverte, Repères, 2009  ; Commissariat général au développement durable, «  Une expertise de l’empreinte écologique  », Études & documents, n° 16, janvier 2010.

[15] Les calculs sont faits par l’ONG Global Footprint Network. Pour une présentation simple, voir Fabrice Nicolino, «  Croissance : les yeux plus gros que la planète  », Charlie Hebdo, 27 août 2014.

[16] Voir Jean-Marie Harribey, La richesse, la valeur et l’inestimable, op. cit. et Les feuilles mortes du capitalisme, Chroniques de fin de cycle, Lormont, Le Bord de l’eau, 2014.

[17] Attac, Le développement a-t-il un avenir  ? Pour une société solidaire et économe, Paris, Mille et une nuits, 2004, épuisé, mis en ligne  ; sur mon site Internet, voir notamment p. 80, 81, 87, 88, 91, 92 et 93. De la même façon, l’idée de décélération de la croissance, comme première étape (voir p. 87-88), fut moquée à l’époque par certains qui, aujourd’hui, se sont ralliés à l’idée de… ralentissement…

[18] On peut se souvenir de l’âpreté des débats pendant la décennie 1990 sur les questions du travail et de la RTT. Voir Jean-Marie Harribey, L’économie économe, Le développement soutenable par la réduction du temps de travail, Paris, L’Harmattan, 1997.



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