Par Jean-Marie Harribey, lundi 15 septembre 2014,
La croissance économique nourrit tous les fantasmes. Les
fantasmes de ceux qui placent en elle tous les espoirs de sortir du marasme
dans lequel les a plongés la crise éclatée en 2007 : aggravation du
chômage, de la pauvreté et des inégalités, déficits, endettement privé et
public, à quoi il faut ajouter sur le long terme épuisement des ressources et
changement du climat. Les fantasmes également de ceux qui sont partis en
croisade contre elle au nom de la décroissance pour mettre fin au
productivisme. Il se pourrait bien que les espoirs ou velléités des uns et des
autres soient douchés par l’évolution du capitalisme contemporain. En effet, il
est probable que la croissance économique forte ne reviendra pas dans les pays capitalistes
développés. Le problème est d’identifier pourquoi, de façon à agir dans la
bonne direction pour continuer tout de même sur la voie du progrès humain. Or,
les études qui nous sont proposées oscillent entre vraies et fausses raisons.
Il en résulte une marge d’incertitude non négligeable.
Depuis maintenant au moins quatre décennies, nous savons que
l’augmentation infinie de la production se heurtera tôt ou tard à la barrière
des ressources naturelles et donc à la finitude de la planète Terre. Du rapport
au Club de Rome (1972), aux conférences de l’ONU (1972, 1992, 1997, 2012) ayant
peu à peu adopté le concept de développement soutenable proposé par le rapport
Brundtland (1987), en passant par les rapports du GIEC (1990, 1995, 2001, 2007,
2014), les signaux d’alarme n’ont pas manqué. Depuis à peu près la même époque,
a été observée une dégradation de la part salariale dans la valeur ajoutée au
sein de la plupart des pays riches, contribuant à générer une surproduction
chronique dans tous les grands secteurs industriels. Mais la crise de 2007,
déclenchée par la finance, révèle encore autre chose : non seulement le
régime d’accumulation financière de l’ère néolibérale s’est effondré, notamment in
fine à cause de la dégradation des conditions imposées au salariat, mais
le principe même de l’accumulation infinie est mis en cause. Aujourd’hui, la
conjonction dans le temps de la crise du régime d’accumulation, qui s’inscrit
dans le moyen terme, et de la crise du principe de l’accumulation, qui
s’inscrit dans le long et le très long terme, fait le caractère systémique et
multidimensionnel de la crise actuelle. Cela signifie que le capitalisme ne
peut aller au-delà d’un certain seuil d’exploitation de la force de travail
sans ruiner ses possibilités d’expansion, et il ne peut aller non plus au-delà
d’un certain seuil d’exploitation de la nature sans détériorer ou détruire la
base matérielle de l’accumulation.
La débâcle financière ouverte en 2007 est l’éclatement de
l’illusion entretenue par l’idéologie économique dominante pendant les
dernières décennies, consistant à penser que la finance pouvait se dégager des
contraintes sociale et matérielle évoquées à l’instant et devenir une source
endogène et autosuffisante de valeur, sinon de nouvelle richesse. Or ces deux
contraintes sont indépassables. Dit dans les termes théoriques de Marx, le
passage d’un capital-argent A à un capital A’ plus élevé ne
peut durablement se faire sans le détour par le capital productif engageant,
d’un côté, la force de travail et, de l’autre, équipements et ressources
matérielles. Crise sociale et crise écologique sont donc aujourd’hui
inextricablement liées, même si leur temporalité et leur cycle diffèrent par
leur amplitude. [1]
Dans ce contexte, sans doute installé durablement, des
hypothèses sont émises pour étudier les chances de retour de la croissance ou
pour dissiper les illusions la concernant. Certaines de ces hypothèses portent
sur la capacité de l’économie capitaliste à engager une nouvelle période faste
d’innovations techniques. Leur solidité est celle de toutes les prévisions
économiques, c’est-à-dire incertaine. D’autres hypothèses soulèvent des
problèmes méthodologiques, sources de nombreuses confusions.
La fin du mythe schumpétérien ?
Le débat fait rage aux États-Unis entre, d’un côté,
l’économiste critique Robert Gordon qui, depuis de nombreuses années, explique
que la croissance ne reviendra pas, et de l’autre, Erik Brynjolfsson et Andrew
McAfee, qui promettent au contraire un nouvel âge industriel autour des
nouvelles techniques.
Gordon identifie six obstacles au retour de la croissance [2] :
• la perte du « dividende démographique » :
le ralentissement démographique induit une moindre augmentation de la quantité
d’heures de travail ;
• la stagnation de l’efficacité de l’éducation freine
les progrès de la productivité du travail ;
• l’augmentation des inégalités freine les bienfaits de
l’éducation ;
• la compétition entre nations émergentes et nations à hauts
salaires handicape celles-ci ;
• les contraintes écologiques sont de plus en plus
prégnantes ;
• l’endettement privé et public réduit le revenu disponible
des ménages.
Deux points de discussion émergent de cette liste
d’obstacles : d’une part, le capitalisme est-il à même de produire une
nouvelle vague d’innovations porteuses de croissance économique forte ;
d’autre part, la productivité du travail peut-elle rebondir à la faveur de la
généralisation de l’utilisation des nouvelles techniques ?
Concernant la première question, il s’agit de comprendre la
nature de ladite « troisième révolution industrielle ». On a
l’habitude de qualifier de « première révolution industrielle » celle
qui est née en Angleterre, aux Pays-Bas et en Flandre à la fin du XVIIIe siècle
et un peu plus tard en France et dans la future Allemagne, autour de la machine
à vapeur, du textile, de la sidérurgie et du charbon. La « deuxième
révolution industrielle » eut lieu à la fin du XIXe et au début du XXe autour
de l’électricité, du moteur à explosion, du pétrole et, par suite, de
l’automobile. La « troisième révolution industrielle » désigne celle
qui est fondée sur l’utilisation massive de la robotique et de l’informatique
dans tous les processus productifs à la fin du XXe et au début du XXIe siècle.
Pourquoi cette dernière ne semble pas entraîner des gains de productivité du
travail aussi élevés que les deux premières ? C’est là que le débat
commence.
Pour Gordon, les innovations liées aux techniques modernes
n’ont rien à voir avec celles introduites antérieurement. Pour le dire
abruptement, elles produisent à profusion des gadgets électroniques, elles
permettent d’acheter sur Internet, elles créent de nouveaux besoins comme celui
de téléphone mobile, mais elles n’engendrent aucun effet comparable à
l’invention de l’électricité ou à celle du chemin de fer qui a remplacé les
diligences. [3] Ce
diagnostic est confirmé par ce que révèlent les statistiques. Déjà, au cours de
la décennie 1990, l’économiste américain Robert Solow avait noté ironiquement
qu’« on voit l’ère des ordinateurs partout sauf dans les statistiques de
productivité ». Et, hormis une courte période de 1996 à 2004, la
productivité du travail progresse très peu aux États-Unis. Récemment, Patrick
Artus, puis Gilbert Cette ont confirmé le diagnostic, tant aux États-Unis qu’en
Europe (voir les graphiques ci-dessous). L’impact du progrès technique est
habituellement évalué en décomposant le taux de croissance de la production en
deux éléments : l’augmentation des quantités de travail et de capital
utilisées, et le rôle du progrès technique. Ce rôle est appelé « productivité
globale des facteurs », qui est censée mesurer l’influence du progrès
technique sur l’efficacité du travail et des machines employés, et dont la
progression est évaluée en faisant la différence entre le taux de croissance
économique et le taux de croissance des quantités de travail et de capital
pondérées par leur part dans le revenu global. [4] Le
constat est sans appel : la « productivité globale des facteurs »
connaît une croissance ralentie, voire une diminution, depuis le début de la
décennie 2000.
Patrick Artus, « Les nouvelles
technologies modernes ont-elles des effets macroéconomiques ? »,
Natixis, Flash-Problèmes structurels, n° 824, 19 novembre 2013.
Reproduit dans Le Monde Éco&entreprise,
2 septembre 2014.
En réalité, personne ne peut prédire aujourd’hui quel sera
l’exact devenir de l’influence des transformations techniques, car ce serait
faire preuve, dans un sens ou dans l’autre, d’un déterminisme technique que
l’histoire n’a pas confirmé, malgré l’enthousiasme que manifestait Schumpeter
vis-à-vis de l’innovation au début du XXe siècle. En effet, l’« efficacité »
des deux premières révolutions industrielles est vraisemblablement due à
l’accompagnement des bouleversements techniques par une transformation des
rapports sociaux permettant leur utilisation à grande échelle : la
première révolution industrielle ne serait pas née sans l’abolition des
rapports sociaux féodaux et la naissance du prolétariat salarié ; la
deuxième s’est accomplie dans un cadre socio-institutionnel où le salariat
s’est généralisé et a gagné des droits sociaux compensant (plus ou moins) le
taylorisme et l’intensification du travail : ce fut l’époque dite du
fordisme. Quel est l’accompagnement « social » de la révolution
informatique et de la mondialisation du capital ? Il n’a pas d’autre nom
que précarisation et flexibilisation du travail, ainsi qu’amoindrissement de la
protection sociale. Rien qui permette d’envisager une relance de la
productivité du travail. On peut même avancer l’hypothèse que la difficulté du
capitalisme à surmonter sa propre crise actuelle et à sortir de la langueur
commune à presque tous les pays développés (Japon, Europe, États-Unis malgré
l’embellie trompeuse, car passagère, due aux gaz de schiste) tient à son
incapacité à proposer un modèle autre que celui de la dégradation de la
condition salariale.
Il est un autre élément à prendre en compte pour expliquer
la situation des pays développés : ils ont tous atteint un degré de
tertiarisation élevé de leur économie. Or, la productivité du travail augmente
beaucoup plus lentement dans la plupart des services que dans l’industrie ou
dans l’agriculture industrielle, et comme la part des services est devenue
prépondérante dans la valeur ajoutée globale, l’augmentation moyenne de la
productivité du travail décline. Cette part, devenue prépondérante, des
services a fait naître une discussion méthodologique complexe.
Sur la mesure de la productivité
Beaucoup de commentateurs estiment aujourd’hui que la mesure
de la productivité du travail est devenue difficile, voire n’a plus de sens.
Cette idée commence même à se répandre dans la presse grand public. Ainsi,
Valérie Segond, dans Le Monde Éco&entreprise du 1er juillet
2014, signe un article : « Les économistes face à la mystérieuse
panne de la productivité ». L’auteur a sollicité les plus en vue, qui
proposent des explications de la panne. « Mais où sont donc passés les
gains de productivité ? Si chacun s’interroge, il y a d’abord un double
problème de lecture. ’Alors que la comptabilité nationale tient compte de la
qualité des produits, elle ne sait pas faire de même pour les services,
souligne Patrick Artus. Ainsi, un billet de train acheté sur Internet qui
a fait économiser une demi-heure de queue n’est pas mesuré différemment.
L’amélioration de la qualité est comptée pour zéro.’ L’outil statistique
est d’autant plus déficient que, remarque l’économiste américain Erik
Brynjolfsson, ’dans un monde où la gratuité s’étend, les services ’offerts’ par
les Google, Facebook, Youtube comptent pour zéro dans le PIB nominal. De façon
générale, en pesant sur les prix, la digitalisation des services pèse sur le
PIB, donc sur la productivité. Et Patrick Artus de conclure : Il
est bien possible que le PIB et, partant, les gains de productivité soient
aujourd’hui très fréquemment sous-estimés.’ »
Le problème soulevé par ces deux économistes éminents est, à
mon sens, un faux problème. Leur erreur est de croire que la productivité du
travail et le PIB en amont de celle-ci sont des indicateurs vus du côté du
consommateur, du côté de l’utilité que celui-ci retire de la consommation de
biens ou de services. Il n’en est rien, ces indicateurs sont calculés du côté
de la production, évaluée monétairement, dans laquelle la qualité du service
rendu en aval n’entre nullement en compte. La plupart des économistes ont
oublié les linéaments de l’économie politique, à savoir que la valeur d’usage
et la valeur au sens économique n’ont aucun lien commensurable entre elles. C’est
ce qui conduit ces économistes à s’alarmer que le PIB (qui figure au numérateur
du ratio productivité du travail) ne tienne pas compte de la qualité des
services. Mais s’émeuvent-ils de la qualité du transport dans des véhicules
coincés dans des embouteillages pour mesurer la productivité sur les chaînes
automobiles ?
L’erreur précédente se retrouve dans beaucoup de travaux
visant à « reconstruire » les indicateurs de richesse. Elle consiste
à affirmer simultanément que les gains de productivité du travail se
ralentissent dans nos économies (ce qui est exact) et que leur mesure est
devenue impossible. Or, ou bien on peut constater leur baisse et on est en
droit de chercher le bien-être ailleurs que dans leur éternelle augmentation,
ou bien les instruments de mesure sont obsolètes et on ne peut fonder sur eux
la nécessaire réorientation de l’économie. S’il y a incertitude, c’est sur
l’évolution future de ces gains, et cela doit inciter à la prudence :
personne ne peut prévoir ce que deviendra le PIB si l’amélioration de la
qualité se traduit par une augmentation des valeurs unitaires (pour cause de
travail nécessaire supérieur) compensant ou non la réduction des quantités
produites. L’augmentation – pour cette raison – des prix ne serait alors
pas assimilable à de l’inflation dont il faudrait déflater le taux pour
calculer la variation en volume. Que les gains de productivité du travail ne
mesurent pas directement les externalités est une chose, mais dire [6] que
le numérateur du ratio productivité est constitué de la même grandeur que le
dénominateur (des heures de travail) est inexact, puisque le numérateur est la
valeur ajoutée exprimée monétairement.
Cette discussion renvoie aux controverses portant sur l’interprétation
d’un des plus célèbres textes de Marx :
« Cependant, à mesure que se développe la grande
industrie, la création de la richesse réelle dépend moins du temps de travail
et du quantum de travail employé que de la puissance des agents mis en mouvement
au cours du temps de travail, laquelle à son tour – leur puissance
efficace – n’a elle-même aucun rapport avec le temps de travail
immédiatement dépensé pour les produire, mais dépend bien plutôt du niveau
général de la science et du progrès de la technologie, autrement dit de
l’application de cette science à la production. […] Dans cette mutation ce
n’est ni le travail immédiat effectué par l’homme lui-même, ni son temps de
travail, mais l’appropriation de sa propre force productive générale, sa compréhension
et sa domination de la nature, par son existence en tant que corps social, en
un mot le développement de l’individu social, qui apparaît comme le grand
pilier fondamental de la production et de la richesse. […] Dès lors que le
travail sous sa forme immédiate a cessé d’être la grande source de la richesse,
le temps de travail cesse d’être nécessairement sa mesure et, par suite, la
valeur d’échange d’être la mesure de la valeur d’usage. » [7]
Les théoriciens du capitalisme cognitif ont tiré de ce
passage la conclusion que le travail ne créait plus la valeur. J’ai essayé de
montrer que cette conclusion était fausse et qu’il fallait reconsidérer la
chose de la manière suivante. Marx parle de la distanciation de plus en plus
grande entre le travail vivant et les richesses créées, c’est-à-dire le travail
et les valeurs d’usage, mais jamais il ne parle de distanciation entre travail
et valeur. Au contraire, au fur et à mesure de l’augmentation de la productivité
du travail et de la disparition du travail vivant – et pour Marx il s’agit
d’une « proposition tautologique » [8] –
la valeur d’échange disparaît elle aussi, ce qui est, jusqu’au bout, conforme à
la loi de la valeur. À l’encontre des théoriciens du cognitivisme, on peut dire
que, pour Marx, c’est la dissociation entre valeur et richesse qui est au cœur
de la contradiction du capital dont il avait bien vu les potentialités
d’évolution : « Il donne vie à toutes les puissances de la science et
de la nature, comme à celles de la combinaison et de la communication sociales
pour rendre la création de richesse indépendante (relativement) du temps de
travail qui est affecté. » [9]
Le développement des forces productives – tant qu’il se
poursuit ! – conduit à l’exclusion progressive du travail vivant du
processus de production, ce qui a pour conséquence d’augmenter la productivité
du travail et donc d’abaisser les coûts de production et, à long terme, la
valeur des marchandises, évolution que renforce l’incorporation de
connaissances de plus en plus grandes. [10] Cette
exclusion ne constitue pas une négation de la loi de la valeur en tant que
tendance, mais en est la stricte application. Le constat que, à l’époque de la
tertiarisation de l’économie, dans laquelle l’introduction de la connaissance
joue un rôle important, les gains de productivité du travail se révèlent
inférieurs à ce qu’ils étaient au temps de la primauté de l’industrie est donc
confirmé. Preuve supplémentaire, s’il en était besoin, de la nécessité de
distinguer accroissement de richesse et accroissement de valeur.
Il ne faut pas croire que ces discussions soient des
querelles byzantines, car elles ont des répercussions très pratiques en termes
de choix politiques. La rigueur conceptuelle est donc cruciale, tant dans les
débats entre théoriciens que dans les traductions qui en sont données pour le
grand public. Dans le dossier d’Alternatives économiques, déjà cité, la thèse
de Gordon est ainsi présentée : « Les économistes mesurent la
productivité au niveau de l’ensemble d’un pays en ramenant la somme des
richesses crées – le produit intérieur brut (PIB) – au nombre
total d’habitants. Cela donne le PIB par habitant. Afin de mieux comprendre
cette évolution, on peut décomposer cet indicateur en deux parties : la
production de richesse par heure travaillée et le nombre d’heures de travail
par habitant. Ainsi on peut suivre la dynamique de la productivité d’une
économie de la manière suivante :
PIB/population = PIB/heures travaillées x heures
travaillées/population. » [11]
Cette équation est exacte (à ceci près que son membre de
gauche n’est pas la productivité du travail mais le produit par habitant),
mais, en elle-même, elle n’explique rien, car c’est une décomposition comptable
qui dépend du choix des éléments mis en évidence. [12] Dans
le membre de droite de cette équation, le premier facteur (PIB/heures
travaillées) est la productivité horaire du travail, et le second facteur
(heures travaillées/population) est la durée du travail ramenée à la population
totale active et inactive. Mais la décomposition du PIB par habitant peut être
modifiée pour faire apparaître côte à côte les trois facteurs que sont la
productivité horaire du travail, la durée individuelle du travail des actifs
(et non plus la durée du travail rapportée à la population totale, qui n’a pas
grand sens) et le taux d’activité de la population [13] :
PIB/population = PIB/heures travaillées x heures
travaillées/population x population/nombre d’emplois xnombre
d’emplois/population.
Cette équation se ramène alors à :
PIB/population = PIB/heures travaillées x heures
travaillées/nombre d’emplois x nombre d’emplois/population,
c’est-à-dire :
PIB par habitant = productivité horaire du travail x durée
individuelle du travail x taux d’activité.
Autrement dit, on peut pressentir que l’évolution de
l’économie n’est pas due uniquement à des facteurs d’ordre technique, mais que
l’organisation du travail, la répartition de celui-ci, et, finalement, les
rapports sociaux sont déterminants. On pourrait même pousser plus loin la
décomposition du PIB par habitant en faisant apparaître la répartition des
revenus, afin de montrer que la captation par les revenus financiers d’une part
de plus en plus grande de la valeur ajoutée est préjudiciable au PIB par habitant :
PIB/population = PIB/heures travaillées x heures
travaillées/nombre d’emplois x nombre d’emplois/population x salaires/PIB x PIB/nombre
d’emplois x nombre d’emplois/salaires,
c’est-à-dire :
PIB par habitant = productivité horaire du travail x durée
individuelle du travail x taux d’activité x part des salaires dans le
PIB x productivité individuelle du travail x inverse du
coût salarial unitaire.
Mais, et c’est la limite de cet exercice, on peut aussi
rebâtir la relation de départ tout à fait différemment :
PIB/population = PIB/capital x capital/population.
On aboutit à une nouvelle relation comptable exacte, mais
dont le caractère analytique est pauvre en termes de causalité, car elle met
seulement en scène ladite productivité du capital dans le langage néoclassique
et le capital par tête d’habitant.
La difficulté de construire des indicateurs fiables
Les problèmes d’ordre méthodologique sont fréquents
lorsqu’on tente une mise en cohérence des objectifs sociaux et écologiques.
Donnons-en deux exemples. Le premier porte sur les indicateurs écologiques.
Nous disposons aujourd’hui de l’indicateur « empreinte écologique »
qui rapporte la surface nécessaire à toutes les activités humaine à la surface
de la Terre disponible. [14] Malgré
les critiques qui lui ont été faites, et certaines fort justifiées (ce n’est
pas un indicateur global, ni social, ni même écologique, c’est surtout un
indicateur de l’empreinte carbone, partiel car il ne tient pas compte de la
production d’électricité), il a au moins une cohérence car les grandeurs
comparées sont homogènes : quantité d’hectares dits globaux (hectares
nécessaires correspondant à la moyenne mondiale en termes de rendements) et
quantité d’hectares disponibles. En revanche, il est un autre indicateur qui
n’a pas grand sens. Ainsi, a-t-on entendu parler le 19 août dernier du « jour
du dépassement » [15] :
à cette date de l’année, les humains auraient dépassé ce que produit la planète
en un an. Entre le 20 août et le 31 décembre, nous devrions vivre à
crédit, c’est-à-dire en nous suicidant puisque nous puiserions plus qu’il
n’y a à prendre. L’image est forte et on peut lui reconnaître une capacité à
frapper les esprits pour changer de trajectoire, mais le calcul a-t-il un
sens : pourquoi ne sommes-nous pas déjà morts puisque nous prélèverions
plus qu’il n’y a ? Cette question permet de voir que les grandeurs
rapprochées sont en réalité incomparables. Ce que nous puisons en une année est
un flux qui diminue un stock si la régénération de celui-ci dans l’année est
inférieure au flux prélevé. Mais, dans la réalité, beaucoup de ressources et de
matières premières – parmi les renouvelables – que nous utilisons sont
engendrées dans un laps de temps beaucoup plus long que celui du flux utilisé.
Cela n’a donc aucun sens de fixer une date au-delà laquelle nous vivrions avec
quelque chose dont on pourrait croire qu’il viendrait de l’au-delà de la
planète. Pour ce qui concerne les ressources non renouvelables, par définition,
le « jour du dépassement » devrait être le 1er janvier à
0h 0min 1sec… Totalement absurde.
Une méthodologie ressemblante est utilisée par une
association ultra-libérale dénommée « Contribuables
associés » qui fait campagne sur le « jour de la
libération fiscale » : par exemple, en 2012, les Français auraient
travaillé « jusqu’au 24 juillet, soit 205 journées pour le seul
profit de l’État et des administrations publiques : une évolution des
dépenses qui ne laisse entrevoir aucune amélioration rapide de la peine des
Français.
Cette année, les Français travaillent 205 jours pour payer les
factures de l’État ! » Tout est faux dans ce genre d’affirmation.
Elle s’appuie sur le lieu commun que les dépenses publiques représenteraient 57 %
du PIB. Rapporter toute ladite dépense publique au PIB comporte un biais que
taisent tous les économistes et politiques qui veulent à tout prix la
diminuer : en effet, cette dépense globale inclut toutes les consommations
intermédiaires nécessaires à l’activité publique (120 Mds en France
en 2013), qui, au passage, s’adressent le plus souvent au secteur privé. Or,
pour mesurer le PIB, on déduit pour toutes les entreprises privées leurs
consommations intermédiaires (plus de 1500 Mds), ce qui équivaut à un montant
presque aussi grand que toute la valeur ajoutée brute et de moitié supérieur à
la valeur ajoutée brute des sociétés. Il n’y a donc aucune raison, sinon
celle d’affoler la population, d’ajouter, pour le secteur public, des choses
que, en toute logique, on exclut par ailleurs. De même, dans cette dépense
publique vilipendée, figurent 328,6 Mds directement consommés par les
individus et 181,3 Mds indirectement, soit en tout près de la moitié de
ladite dépense publique et plus de 24 % du PIB. Ainsi relativisé, le « poids
public » dans le PIB, ressassé comme étant excessif parce que mesuré de
façon biaisée à hauteur de 57 % en France, aurait une image plus proche de
la réalité.
Mais il y a plus important encore et qui concerne directement
le sujet traité ici, celui de la croissance économique future. Le grief le plus
souvent invoqué par les libéraux qui veulent restreindre la sphère non
marchande en saturant le débat politique de la prétendue nécessité de baisser
la dépense publique est que cette sphère serait parasitaire pour l‘économie
marchande, seule légitime à leurs yeux, parce que l’une obligerait à prélever
sur l’autre. Rien n’est plus faux. Les travailleurs employés dans la fonction
publique (fonctionnaires comme salariés sous droit privé) sont productifs, non
seulement de services utiles (éducation, soins…), mais aussi de valeur
économique, comptabilisée dans le PIB à hauteur des salaires versés. [16] Dès
lors, les impôts et cotisations, dénommés souvent de manière péjorative
prélèvements obligatoires, constituent en réalité le paiement collectif du
produit non marchand (la valeur ajoutée non marchande), qui s’ajoute au produit
marchand et ne lui est donc pas soustrait. Ainsi, en France, pour l’année 2013,
ce produit non marchand des administrations publiques représentait 354,8 Mds d’euros,
soit environ un tiers de ce qui est mesuré sous le terme de « dépense
publique » évaluée à 57 % du PIB. Tandis que plus de la moitié de
cette dépense est constituée par les transferts sociaux : 650 Mds en
2013. Au total, 1000 Mdsne sont pas versés « pour payer les factures de
l’État », comme disent les prétendus « contribuables associés, mais
sont payés par les citoyens pour les citoyens. Il est donc au moins aussi
important de connaître le contenu de la production que le niveau de celle-ci.
Quelles conclusions tirer ?
La crise actuelle, avons-nous dit, est, au fond, une crise
du principe de l’accumulation infinie. Mais avouons que cette affirmation
relève plus de l’intuition que de la vérification empirique donnée par les
indicateurs usuels. La raison en est que ces indicateurs donnent tous une vue
partielle de l’activité humaine : le PIB donne la valeur des seules
productions monétaires et ne peut donner qu’elle ; la productivité du
travail porte en son numérateur la valeur précédente ; les indicateurs
écologiques ne peuvent être intégrés à ces deux indicateurs économiques car ils
s’expriment dans d’autres unités. Mais il est possible de comparer les
évolutions de deux grandeurs : par exemple, on sait que la production
mondiale augmente plus vite que l’utilisation des ressources ou que les
émissions de gaz à effet de serre, ce qui montre que le décrochage entre ces
grandeurs est relatif et non absolu.
Finalement, la modification de la structure de la
production, au profit de la qualité et du « durable » et au détriment
du gaspillage, n’aura peut-être pas de retombées sur la croissance du PIB, mais
elle aura une influence sur la soutenabilité de l’ensemble. À ce titre, la
sphère non marchande aura un rôle décisif dans la bifurcation des trajectoires
de production et de consommation. Cette bifurcation sera une phase pendant
laquelle une dynamique économique pourra repartir au vu des gros
investissements de transition nécessaires, mais ce sera comme une conséquence provisoire de
la bifurcation vers une consommation moindre de matières – et non plus
comme un objectif de croissance recherché –. Et si, grâce à – ou à cause
de – la révolution numérique, les prix des nouveaux produits diminuent, et
donc entraînent le PIB vers une moindre augmentation, voire une stagnation, où
est le malheur si les services rendus par ces nouveaux produits sont réels ?
Ce serait plutôt cet aspect qu’il conviendrait d’examiner, au regard de la
crise sociale et de la crise écologique, plutôt que de perdre son temps dans
des reconstructions du PIB qui ne seraient pas moins arbitraires que les
constructions initiales. À cet égard, on commence à lire ici ou là qu’Attac
aurait tout récemment accompli sa conversion à la décroissance, au motif que
l’association prônerait désormais la « décroissance sélective ». Or,
cette idée de sélection des productions à faire décroître à côté de celles
qu’il faut promouvoir était une idée théorisée dans un livre d’Attac datant de
2004 pour en faire, avec la réduction du temps de travail et le développement
du non-marchand, le pivot de la transition [17].
Et il n’a pas fallu attendre les théoriciens de la décroissance pour comprendre
que la question lancinante du chômage ne pouvait plus être résolue
prioritairement par la croissance, mais par le partage du travail qui suppose
lui-même un partage des revenus. [18]
S’il faut considérer que les progrès de la productivité du
travail seront dorénavant vraisemblablement faibles, alors l’exigence de leur
partage équitable sera de plus en plus forte, entre les groupes sociaux et
aussi entre les types d’investissement ainsi qu’entre le pouvoir d’achat privé
et la protection sociale. Le moment des vrais choix de société s’approche
peut-être. Il est probable que Gordon ait raison, la croissance forte ne
reviendra pas dans les pays développés de manière durable, mais, peut-être,
pour des raisons plus profondes que celles qu’il donne, car elles obligent à
reconsidérer la conception de la richesse et de la valeur ainsi que les
rapports sociaux dans lesquels elles sont produites et utilisées.
Notes
[1] C’est la thèse que je développe dans La
richesse, la valeur et l’inestimable, Fondements d’une critique
socio-écologique de l’économie capitaliste, Paris, Les Liens qui libèrent,
2013.
[2] Robert J. Gordon, « Is US
economic growth over ? Faltering innovation confronts the six
headwinds », Center for Economic Policy Research, Policiy
Insight, No 63, september 2012 ;
« The Demise of
U.S. Economic Growth : Restatement, Rebuttal, and Reflections »,
NBER Working Paper No. 19895, february 2014.
[3] On lira aussi les propos, qui vont dans
le même sens, du généticien moléculaire Jan Vijg, rapportés par Christian
Chavagneux, dans le dossier d’Alternatives économiques, « La
croissance peut-elle revenir ? », n° 338, septembre
2014 : l’indicateur d’intensité d’inventivité (nombre d’innovations
majeures par an) est inférieur à 1 et il diminue.
[4] Le lecteur intéressé par les détails
formalisés les trouvera dans une fiche sur mon site, en
même temps que la critique de la fonction de production Cobb-Douglas de
laquelle est issue le calcul précédent. Le lecteur curieux pourra aussi lire
l’excellent article que viennent de publier dans laRevue de la régulation Bernard
Guerrien et Ozgur Gun « En finir,
pour toujours, avec la fonction de production agrégée ». En
revanche, on ne peut qu’être affligé de constater que la Direction du Trésor
continue d’analyser les facteurs de la croissance à l’aide d’une fonction
Cobb-Douglas, la plus fruste possible, dans « Le décrochage du PIB par habitant en
France depuis 40 ans : pourquoi ? »,Trésor-éco,
n° 131, juin 2014, qui énumère une suite de tautologies comptables, et
d’où il résulte la justification du CICE, du Pacte de responsabilité, de la
réforme des retraites, parce que les Français ne travaillent pas assez, la
productivité horaire ne compensant plus depuis 20 ans le recul des heures
travaillées. La faute à qui ? Aux jeunes et aux seniors, répondent
les auteurs, dont le taux d’activité est insuffisant. Mais se demandent-ils si
l’offre d’emplois est à la hauteur ? Non, le chômage n’existe pas…
[5] Erik Brynjolfsson, Andrew McAfee, The
Second Machin Age, Work, Progress and Prosperity in a Time of Brillant
Technologies, W.W. Norton, 2014. On peut aussi écouter sur Internet une conférence des
auteurs.
[6] C’est l’idée défendue par Jean Gadrey
dans « Même si Gordon a raison, ce n’est pas si grave »,Alternatives
économiques, n° 338, septembre 2014, reprenant son article « Comment
penser une ’prospérité sans croissance’ », Les
Possibles, n° 3, printemps 2014. De son côté, Florence Jany-Catrice, dans La
performance totale : nouvel esprit du capitalisme ?, Villeneuve
d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2012, affirme aussi, à tort
selon moi, que le numérateur et le dénominateur du ratio productivité dans les
services non marchands sont identiques. Pour plus de détails sur ces questions,
voir le chapitre 8 de La richesse, la valeur et l’inestimable, op.
cit.
[7] Karl Marx, Manuscrits de
1857-1858, (« Grundrisse »), Paris, Éditions
sociales, 1980, tome II, p. 192-193.
[8] Karl Marx, Manuscrits de
1857-1858, (« Grundrisse »), op. cit., tome II,
p. 322.
[9] Ibid, p. 194.
[10] Ce point est d’ailleurs confirmé par
André Gorz, L’immatériel, Connaissance, valeur et capital, Paris, Galilée,
2003, p. 47. Ce qui est curieux, c’est qu’il en tire la conclusion de
l’obsolescence de la loi de la valeur. Il affirme – et en cela il a raison –
qu’au fur et à mesure que les coûts unitaires de production et de reproduction
s’amenuisent, la valeur tend vers zéro et qu’on s’achemine vers la possibilité
de la gratuité, et, simultanément, il ne voit pas qu’il s’agit tout simplement
de l’application de la règle de l’amortissement s’intégrant tout à fait à
l’intérieur de la loi de la valeur, la seule nouveauté étant que
l’amortissement ne s’applique plus uniquement au travail mort contenu dans les
équipements, mais également au travail de production et de transmission des
connaissances qui peut être réparti dans un nombre quasi infini de produits
finals.
[11] Christian Chavagneux, op. cit.
[12] Une telle équation comptable est
tautologique si on cherche à en tirer une causalité. Elle n’a d’intérêt que
pour mettre en évidence l’interdépendance des éléments qui la composent.
[13] En supposant pour simplifier que tous
les emplois sont salariés.
[14] Mathis Wackernagel, WilliamRees, 1999.
« Notre empreinte écologique », Montréal, Éditions
Ecosociété, 1999. Voir Aurélien Boutaud, Natacha Gondran, L’empreinte
écologique, Paris, La Découverte, Repères, 2009 ; Commissariat
général au développement durable, « Une expertise
de l’empreinte écologique », Études & documents,
n° 16, janvier 2010.
[15] Les calculs sont faits par l’ONG Global Footprint Network.
Pour une présentation simple, voir Fabrice Nicolino, « Croissance :
les yeux plus gros que la planète », Charlie Hebdo,
27 août 2014.
[16] Voir Jean-Marie Harribey, La
richesse, la valeur et l’inestimable, op. cit. et Les feuilles
mortes du capitalisme, Chroniques de fin de cycle, Lormont, Le Bord de l’eau,
2014.
[17] Attac, Le développement a-t-il un
avenir ? Pour une société solidaire et économe, Paris, Mille et une
nuits, 2004, épuisé, mis en ligne ;
sur mon site Internet, voir notamment p. 80, 81, 87, 88, 91, 92 et 93. De
la même façon, l’idée de décélération de la croissance, comme première étape
(voir p. 87-88), fut moquée à l’époque par certains qui, aujourd’hui, se
sont ralliés à l’idée de… ralentissement…
[18] On peut se souvenir de l’âpreté des
débats pendant la décennie 1990 sur les questions du travail et de la RTT. Voir
Jean-Marie Harribey, L’économie économe, Le développement soutenable par
la réduction du temps de travail, Paris, L’Harmattan, 1997.
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