Le traitement de l'endettement par davantage de dette
conduit à un constat ignoré, celui du dernier Geneva Report : sept années de
crise financière globale et le “deleveraging” (désendettement) n'a même pas
encore commencé. Inquiétant.
Plus de six ans après la faillite de Lehman Brothers, on
pourrait croire que l’économie mondiale serait bien avancée dans la purge de
l’excès généralisé d’endettement qui l’avait projetée dans la crise financière
globale. Or, en dépit d’un discours omniprésent sur le “deleveraging”, la
réalité est tout autre : globalement, et toutes catégories confondues
(ménages, entreprises non financières, souverains et même banques), le niveau
d’endettement a continué d'augmenter, pour atteindre des sommets historiques.
Autrement dit, les effets dramatiques du dernier cataclysme n’ont pas encore
été surmontés que les conditions d’un nouveau choc se mettent en place.
Désendettement ? Quel désendettement ?
Ce constat permet de revenir sur l’impressionnante économie
de dette édifiée dans les économies avancées au cours des quatre dernières
décennies, depuis la grande rupture des années 70 du siècle dernier. Derrière
le Japon, champion hors classe avec un ratio total de 562 % du PIB et de
411 % hors financières, la zone euro, le Royaume-Uni et les États-Unis
affichent aujourd’hui des scores comparables (250-280 % hors financières),
mais une hausse de l’effet de levier bien plus rapide chez les
« Anglo-Saxons » (+ 61 et + 54 points respectivement) dans
les années conduisant à la crise (contre + 31 seulement dans « l'Euroland »).
Depuis 2008, le rythme d’accroissement, en dépit du jugement négatif des
auteurs sur la politique suivie en zone euro, n’est pas sensiblement
différent : + 25 points en zone euro, + 23 au Royaume-Uni, + 19 points aux
États-Unis.
Que l’éclatement d’une crise financière de dimension historique
n’ait pas été capable de stopper, sauf très brièvement en 2008-2009, la course
généralisée à l’endettement dans les pays avancés démontre la gravité de
l’addiction et enferme l’économie mondiale dans un cercle vicieux. Un des
moyens de réduire le ratio d’endettement est d’augmenter le PIB. Mais
précisément, le haut niveau d’endettement des agents économiques agit comme un
nœud coulant qui étrangle la croissance. Comme le note le rapport, la
perspective d’une période prolongée de croissance très faible, certains
évoquant même une stagnation séculaire, soulève de sérieux doutes sur la
soutenabilité de la dette.
L’autre issue de secours la plus “soft” possible,
l’inflation, est condamnée, pour des raisons à la fois conjoncturelles
(l’impact prolongé de la crise elle-même) et structurelles, par exemple les
énormes surcapacités financées par l’explosion du crédit dans la phase
conduisant à la crise ou de puissants bouleversements technologiques. Cette
tendance déflationniste pourrait encore s’accentuer si le recul des prix des
matières premières tournait à la débandade, une offre surabondante rencontrant
une demande affaiblie par l’absence même de croissance. Les prix du pétrole
brut ont chuté de plus de 20 % au cours de l’été. Dans ce contexte, on ne
peut que constater l’échec (prévisible) des tentatives des banques centrales
des principaux pays avancés pour contrarier ces tendances de fond avec leurs
pauvres instruments monétaires.
Comme le relève le Geneva Report, « un taux
d’inflation plus faible que prévu est un facteur inquiétant pour la
soutenabilité de la dette. Dans la mesure où la grande majorité de la dette
n’est pas indexée sur l’inflation, une hausse des prix plus faible qu’attendu
représente une augmentation du poids réel de la dette ». Et, ajoute le
rapport, « dans de telles conditions, des taux d’intérêt nominaux bas
dans le contexte d’une inflation qui surprend par sa faiblesse et avec un
potentiel de croissance en baisse n’offrent pas de grande consolation pour la
soutenabilité de la dette ».
Vous avez dit "soutenabilité" ? © Geneva
Report
Avec une croissance faible et une hausse des prix
insuffisante, les (modestes) tentatives de désendettement (on pense à la
prétendue « austérité budgétaire » en France) sont vouées à l’échec.
Conclusion : « Le cercle vicieux en cours d’endettement et de
tentatives politiques de désendettement, d’une part, et de croissance nominale
plus faible d’autre part, crée les conditions pour un lent et douloureux
processus de désendettement ou pour une autre crise, qui pourrait cette fois-ci
démarrer dans les pays émergents (la Chine présentant le risque le plus
élevé. » « À notre avis », écrivent les auteurs, « ceci
place le monde dans une situation de vulnérabilité à un nouveau cycle dans la
séquence des crises financières qui se sont produites au cours des deux
dernières décennies. »
Pour éviter ces deux écueils, les auteurs avancent un
« policy mix » qui ne brille pas par son originalité : « Une
combinaison de politiques doit être mise en place : une réduction
graduelle de l’effet de levier dans le secteur public (en respectant le bon
équilibre entre les réductions de dépenses à long terme et les mesures fiscales
de manière à éviter un effet excessivement pro-cyclique sur le PIB), une
restructuration du secteur bancaire (recapitalisation, bad banques et autres
mesures) et une expansion monétaire (…) pour minimiser l’effet
adverse macro-financier d’une contraction du crédit. Ces trois dispositifs
doivent être en place quand le secteur public comme le secteur privé ont besoin
d’être désendettés. »
Pour les auteurs, le timing et la séquence sont cruciaux et
ils distribuent, sans surprise, plutôt des bons points aux États-Unis et des
mauvais points à la zone euro, qui aurait placé la charrue de l’assainissement
budgétaire (très relatif) avant les bœufs de la restructuration bancaire (elle
y vient seulement maintenant). Mais ils doivent cependant observer que « en
fin de compte, un désendettement général est indispensable et pas seulement un
simple transfert de la dette du bilan du privé à celui du public ». En
outre, « même avec une panoplie de mesures de soutien, le processus
de désendettement peut être douloureux et prolongé ». Aux États-Unis, le
dégonflement du bilan du secteur public (gouvernement et Réserve fédérale), qui
a crû dans des proportions gigantesques afin de « donner du temps au
secteur privé », « est encore à venir et promet d’être un
processus long et risqué ». En effet, on n’est pas près de connaître la
fin de cette histoire.
Mais de cette histoire, on peut aussi donner une lecture
différente. Si l’économie mondiale avance toujours sur une trajectoire
d’endettement, c’est que les politiques publiques mises en œuvre depuis le choc
de septembre 2008 (rappelons néanmoins que la crise dite des subprimes commence à l’été 2007)
ont tout fait pour empêcher un ajustement présenté comme politiquement et
socialement indésirable.
La « destruction créatrice »
dans le cycle financier
Qu’il s’agisse de plans de relance budgétaire massifs (dans
le cas tout spécialement de la Chine), du triplement du bilan des banques
centrales (Fed et BCE, voire plus pour la BoJ) dans les pays avancés, de la
manipulation des taux d’intérêt par des mesures « non conventionnelles » (taux
d’intérêt zéro, assouplissement quantitatif), tout a été fait pour contrarier
un processus d’assainissement qui passerait nécessairement par la brutale
réévaluation à la baisse des prix des actifs, portés à des niveaux
insoutenables dans la phase d’euphorie spéculative ayant précédé la crise. Et
par conséquent, l’acceptation des pertes provoquées par la purge et
l’élimination des acteurs incapables d’encaisser le choc. Un processus de « destruction
créatrice » qui fait partie du cycle financier comme de celui des
affaires.
Il est vrai, comme le pointent les auteurs du Geneva Report,
que la remise en ordre des bilans bancaires a été bien plus active aux
États-Unis que dans la zone euro. Ils notent à juste titre que « le
retard dans l’action politique impliquant la recapitalisation des banques dans
la zone euro était un acte de procrastination qui a maintenu en vie des
institutions insolvables ». En plus, « la procrastination, tout
en retardant la désendettement du secteur bancaire, n’a pas évité la
contraction du crédit ».
A contrario, il est très intéressant de constater qu'un
secteur de l’économie mondiale où un deleveraging relatif a commencé
est celui des ménages américains, dont le niveau d’endettement a convergé à la
baisse vers celui de leurs homologues européens. Or ce processus s’est
accompagné, comme le montrent les graphiques ci-dessous, d’une chute importante
des prix de l’immobilier (jusqu’à 30 % dans certaines villes). Le
phénomène appellerait une analyse détaillée de la répartition des pertes entre
les ménages eux-mêmes, les banques et la sphère publique (le marché du crédit
hypothécaire a été de facto nationalisé dans l’Amérique « libérale »),
une dimension politiquement et socialement cruciale de la gestion de la crise.
Le désendettement relatif des ménages américains... ©
Geneva Report
parallèlement à l'assainissement du marché immobilier ©
Geneva Report
Comme argumenté ici même de longue date, notamment en
opposant le traitement chirurgical choisi par la Suède au début des années 1990
au déni homéopathique adopté par le Japon à la même époque (cf. graphiques
ci-dessous), les politiques consistant à dissimuler la poussière sous le tapis
en espérant que, par l’opération du Saint-Esprit, la « croissance »
ou l’inflation permettront de procéder à un nettoyage sans douleur, les
récessions succédant aux crises financières, a fortiori de l’ampleur
de celle enclenchée en 2007-2008, ne peuvent être traitées par des moyens
classiques. La politique budgétaire « proactive » revient en fait à
transférer la dette du secteur privé vers la sphère publique. La politique
monétaire se transforme très vite en couteau sans lame (auquel, en plus, il
manque un manche). Ruineuses et inefficaces, ces « stratégies » provoquent
en outre des dégâts collatéraux considérables.
Traitement chirurgical à la Suédoise... © Geneva Report
...et la procrastination à la Japonaise © Geneva Report
La financiarisation croissante de l’économie mondiale avait
été le principal moteur de l’explosion des inégalités dans les économies
avancées. Le « traitement » de la crise, en ajoutant de la dette à la
dette, a encore accentué le phénomène, les « possédants » étant
évidemment les principaux bénéficiaires de l’inflation des actifs alimentée par
les injections massives de liquidités par les banques centrales. La répression
financière exercée sur l’épargne par la manipulation du prix de l’argent (les
taux d’intérêt artificiellement bas) induit des comportements à haut risque
(recherche du « rendement » à tout prix chez certains investisseurs),
tout en privant la grande masse des épargnants (qui sont aussi des
consommateurs et des investisseurs) d’une rémunération nominale décente de leur
épargne (ils se rattrapent cependant grâce à la… déflation). Lorsque cette
répression est en plus biaisée en faveur de la sphère publique (c’est
généralement le cas), elle contribue puissamment à retarder le processus
d’assainissement, tout en créant une gigantesque bulle sur la classe
d’actifs que représentent les obligations d’État.
Last but not least, la politique consistant à ne pas faire
payer la crise à ceux qui en ont été les principaux responsables (l’envolée de
la création de crédit dans la phase antérieure à la crise désigne clairement
les principaux coupables) est la garantie que les mêmes causes produisant les
mêmes effets, un nouveau choc est probable, sur un système dont la situation de
départ sera encore plus fragile qu'en 2007. Et même si cela est préférable à
l’impunité complète accordée aux banquiers en Europe, ce ne sont pas les
amendes « records » infligées aux banques américaines (payées par les
actionnaires, pas les dirigeants) qui élimineront cet « aléa
de moralité » de proportion biblique. Plus dure sera la chute…
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