Tribune d’Emmanuel Maurel (PS) et Yannick Jadot (EELV),
députés européens
Monsieur le président de la République, vous êtes en ce
moment en visite officielle au Canada. Nous ne doutons pas que, dans la
perspective de la conférence climat que la France accueillera en 2015, vous
aborderez avec le Premier ministre Harper les enjeux climatiques vis-à-vis
desquels il affiche le plus grand mépris et la plus totale irresponsabilité.
Mais nous souhaitons ici vous interpeller sur le projet d’accord de
libre-échange entre l’Union européenne et le Canada (Ceta). Alors que la
Commission européenne et le gouvernement canadien ont annoncé, fin septembre,
la conclusion de cinq années de négociations, se pose dorénavant la validation -
ou non – du résultat obtenu, par le Conseil européen, le Parlement européen et
très probablement les Parlements nationaux.
Côté canadien, de nombreuses voix critiquent l’accord car il
remet en cause la politique de santé en faveur des médicaments génériques,
favorise la libéralisation des services financiers alors que la régulation
canadienne avait permis d’échapper au tsunami de 2008, ou encore interdit la
possibilité de valoriser les origines locales dans les marchés publics.
Côté européen, on craint l’impact sur l’élevage des nouveaux
quotas de viande canadienne ? Quel rôle jouera le nouveau cadre de coopération
réglementaire UE-Canada censé superviser l’harmonisation des règles ? Quid du
principe de précaution contesté outre-Atlantique ? Comment se traduira
l’objectif de limiter l’impact commercial des législations européennes sur les
OGM ? Que restera-t-il de la capacité des collectivités, des Etats et de l’Union
à réguler librement, potentiellement au détriment de la libre circulation des
biens, des services et des investissements ? Il n’aura pas fallu plus de trois
semaines après la fin des négociations pour que la Commission européenne
revienne sur son projet d’interdiction des importations de carburants canadiens
alors qu’ils sont issus, pour partie, des très polluants sables bitumineux.
Nous dénonçons, en outre, l’existence dans l’accord avec le
Canada, comme dans les négociations avec les Etats-Unis, du fameux mécanisme
d’arbitrage investisseur-Etat, dit ISDS. Ce dispositif instaure une nouvelle
juridiction supranationale, privée, qui contourne les juridictions nationales.
Toute entreprise peut y contester la décision d’une collectivité locale, d’un Etat
ou de l’UE, si elle considère que cette décision remet en cause ses bénéfices,
et réclamer des centaines de millions d’euros de dédommagement. Les accords
transatlantiques donnent ainsi aux compagnies un pouvoir supérieur à celui des
citoyens. Ils conditionnent au bon vouloir des multinationales notre capacité à
décider de la société que nous voulons, que nos choix portent sur le droit du
travail, sur l’éducation, l’environnement, les services publics ou la finance.
Ainsi, Philip Morris attaque-t-il la nouvelle législation
antitabac du gouvernement australien et lui demande des milliards de dollars de
dédommagement ! Ce mécanisme ISDS très développé en Amérique du Nord permet
encore à l’entreprise américaine Lone Pine d’attaquer le gouvernement québécois
pour son moratoire sur l’exploitation de gaz de schiste. Il est une machine
infernale à construire de l’impuissance politique. Alors que partout, notamment
en Allemagne, ce dispositif suscite critique et contestation, nous constatons
la frilosité du gouvernement français. En 1998, pour ces raisons, Lionel
Jospin, alors Premier ministre, avait mis fin à la négociation de l’Accord
multilatéral sur l’investissement (AMI).
Monsieur le Président, il est temps de corriger certaines
dérives des politiques nationales et européennes, comme il est urgent de tirer
les leçons des dernières séquences électorales. Les citoyens européens exigent
plus de démocratie. Mais malgré les demandes répétées du Parlement européen en
matière de transparence, les dirigeants européens continuent d’organiser une
opacité inacceptable des négociations commerciales. Les citoyens attendent de
l’Europe d’être mieux protégés, en matière sociale, de santé, d’environnement
ou de services publics. Ils constatent que leurs dirigeants les exposent toujours
plus aux dérives de la mondialisation, et font primer les intérêts de quelques
acteurs privés globaux sur l’intérêt général.
Enfin, les Européens attendent de l’Europe qu’elle soit plus
efficace. Mais celle-ci ne sera en mesure de contribuer à la régulation de la
mondialisation qu’à la seule condition de se doter de politiques communes,
économique, fiscale, industrielle, énergétique et bien entendu sociale. Faute
de cette nouvelle étape d’intégration qui laisse l’Europe trop souvent divisée
sur la scène internationale, ces accords de libre-échange déboucheront sur une
dilution du projet européen, comme de notre capacité à en construire un
spécifique, articulant de façon équilibrée les quatre piliers que sont la
démocratie, le social, l’environnement et l’économie. La grande lessiveuse des
négociations transatlantiques ne peut constituer l’horizon politique qui
redonnera de la couleur à l’Europe.
Par Yannick Jadot (EE-LV) et Emmanuel Maurel (PS)
Eurodéputés, membres de la commission du commerce international
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