Par Fabien Escalona
publié le 28.07.2014
Enseignant à Sciences Po Grenoble
L’entrée des démocraties occidentales dans une ère sans
croissance paraît de plus en plus crédible. Or, le triomphe de l’Etat nation
libéral-démocratique et social a été profondément lié aux «Trente Glorieuses».
Que peut-on en attendre pour l’avenir de nos régimes politiques ?
Nicolas Sarkozy se faisait fort d’aller la «chercher avec
les dents», tandis que François Hollande la guette désespérément. En son nom,
Pierre Gattaz prétend « tout
renégocier » : aucun sacrifice ne serait de trop pour précipiter son
retour, du Smic aux seuils sociaux dans les entreprises. Au niveau de l’Union
européenne (UE), une stratégie baptisée « Europe 2020 » lui a
été dédiée, en l’affublant des adjectifs «intelligente, durable et inclusive».
L’expansion en volume du produit intérieur brut (PIB), soit
la fameuse «croissance», a fini par bénéficier dans nos sociétés d’une
adoration quasi religieuse. Et pourtant, nous allons peut-être devoir nous en
passer, ce qui constitue un élément majeur à prendre en compte pour tout essai
de prospective politique.
La fin de la croissance apparait bien sûr comme un horizon
positif pour certains citoyens de sensibilité écologiste. Elle représenterait
une chance de limiter suffisamment le réchauffement climatique, pour que
celui-ci n’entraîne pas l’effondrement de la civilisation humaine. Ceux qui
attendent cette fin sont cependant une minorité. L’invocation permanente dont
la croissance fait l’objet, malgré ses coûts humains et environnementaux,
équivaut en effet à «une croyance partagée, [plus forte que le savoir], qui
rassemble toute la société» (Gilbert Rist, dans le magazine «Le Un» du 9
juillet 2014).
Les termes du débat sur le caractère souhaitable de la
croissance ne sont toutefois pas au cœur de cet article, qui prend plutôt comme
point de départ les arguments supportant le caractère probable de sa (quasi)
disparition. Ce postulat, une fois pris au sérieux, oblige en effet à prendre
conscience du contraste nécessaire qui se développera entre les
coordonnées de la vie politique des années « Trente Glorieuses », qui
impriment encore les imaginaires, et celles de la vie politique telle qu’elle
évolue déjà.
L’hypothèse de plus en plus sérieuse d’une ère de «grande
stagnation»
La thèse d’un essoufflement de la dynamique expansive du
capitalisme a longtemps été confinée dans des cercles d’économistes
d’inspiration marxiste, qui n’en ont pas moins nuancé et raffiné la prophétie
d’un effondrement final du système sous le poids de ses contradictions.
C’est en particulier autour de la Monthly Review, aux
Etats-Unis, que plusieurs auteurs ont développé un raisonnement faisant de la
financiarisation une réponse
fonctionnelle à la tendance à la stagnation des économies
occidentales matures. Il faut admettre que ce modèle rend compte de façon assez
cohérente de la crise des subprimes et de sa diffusion. Alan Freeman
est allé dans le même sens, en montrant que les booms
sont les exceptions à expliquer dans l’histoire du capitalisme,
bien plus que les phases de dépression, lesquelles apparaissent au contraire
comme une sorte de «pente naturelle» du système.
La nouveauté ces dernières années consiste dans la reprise,
sinon de ces arguments, en tout cas du pronostic d’une ère longue de
stagnation, de la part d’économistes relativement mainstream. Paul Krugman
en a ainsi accepté l’hypothèse dans les
colonnes du New York Times, tandis que Thomas Piketty, l’auteur
du fameux Capital au 21ème siècle, a mis en garde contre
l’accentuation à venir du décalage entre d’un côté la hausse continue du
patrimoine des plus favorisés, et de l’autre l’évolution plus modeste de la
production réelle et des revenus salariaux ordinaires. Interrogé par
Télérama, il assure que «les Trente Glorieuses furent une
exception; la normalité, c'est 1 % de croissance!».
La probabilité que la crise actuelle débouche sur une
stagnation durable du «fétiche PIB» est de fait rendue crédible par de simples constatations
empiriques. Au-delà des cycles conjoncturels, il apparaît ainsi que
sur le long terme, dans les pays riches mais aussi à l’échelle mondiale, la
tendance est au déclin de la croissance et des gains de productivité qui en ont
été un moteur crucial.
Pour expliquer cette situation et pourquoi elle va durer, un
certain nombre d’arguments ont été avancés par des chercheurs aux sensibilités
assez variées, de l’économiste américain Robert Gordon aux auteurs de Penser la décroissance, en passant par le
journaliste Richard Heinberg (La fin de la
croissance). Ces arguments portent autant sur le développement
intensif du capitalisme que sur son développement extensif.
Concernant le premier aspect, il s’agit d’admettre qu’en
raison du poids des services, de la trajectoire déjà parcourue par les systèmes
techniques, et de l’improbabilité d’un phénomène aussi structurant que l’a été
la révolution automobile, les gains de productivité sont appelés à rester bien
plus faibles qu’ils ne l’ont été au cœur du 20ème siècle, pendant l’ère
fordiste.
Concernant le second aspect, il s’agit de prendre conscience
du problème posé par la dépendance que nos sociétés complexes entretiennent
avec des flux constants et gigantesques d’énergie. En effet, cette dépendance
est de plus en plus délicate à maîtriser, d’autant que de nombreuses ressources
se font de plus en plus rares et/ou coûteuses à extraire, y compris certains
métaux pourtant indispensables aux stratégies de croissance «verte». C’est ce
que traduit l’idée de «pic géologique et énergétique», que certains ont appelé
le peak
everything (littéralement, le «pic de tout»).
A ces deux ensembles d’arguments économiques et écologiques,
un troisième pourrait être ajouté, d’ordre plus politique. Le sociologue
Wolfgang Streeck a récemment
émis l’hypothèse que le capitalisme n’avait plus d’adversaires
assez puissants pour le corriger de ses tendances au chaos et au déclin. Le
résultat à en attendre serait la poursuite paroxystique de sa tendance
inégalitaire et ploutocratique, laquelle irait de pair avec la financiarisation
et la stagnation de l’économie réelle, ces trois dynamiques s’entretenant
mutuellement.
Croissance et qualité démocratique des régimes
représentatifs
Or, s’il est avéré que la croissance ne reviendra pas (ou
seulement de manière éphémère), les implications socio-politiques de cet état
de fait seront majeures. Comme le relève Dominique Méda, nos sociétés sont «fondées sur
la croissance». Cela signifie que dans le cadre économique et
institutionnel en vigueur, un certain nombre de maux sociaux (dont le chômage
de masse) se révèlent impossibles à guérir sans son concours. De plus, sans «le
grain à moudre» fourni par une expansion continue, les conflits distributifs
sont amenés à faire de plus en plus de perdants.
Il est maintenant admis que durant la période 1945-1973, les
hauts niveaux de croissance ont été un ingrédient essentiel des compromis de
classe positifs entre travail et capital (les seuls, sans doute, qui méritent
le nom de «sociaux-démocrates»). Ils permettaient en effet de
garantir simultanément le progrès social et les fondamentaux d’une
économie capitaliste. Alain Caillé, dans son livre-programme sur le
convivialisme, a ainsi pu parler de la croissance des Trente
Glorieuses comme d’une «boucle émissaire», c’est-à-dire un facteur inédit ayant
permis aux hommes de «s’opposer sans se massacrer», en canalisant leurs
ressentiments vers l’horizon de l’abondance matérielle.
Il y a donc une logique à ce que la période exceptionnelle
du boom de l’après-guerre ait aussi été celle de l’apogée des régimes
représentatifs occidentaux, au sens où l’inclusion socio-politique des masses y
a atteint des niveaux sans précédents. Or, depuis, la «grande fatigue du
capitalisme» s’est accompagnée de l’épuisement parallèle des
démocraties libérales.
Plusieurs indices en attestent, aujourd’hui bien documentés.
Parmi ceux-ci, figurent notamment le déclin de la participation électorale,
d’ailleurs socialement différenciée; celui de l’identification et de
l’appartenance partisanes; l’appauvrissement du contenu des alternatives
proposées aux électeurs; le renforcement des exécutifs au détriment des
assemblées délibératives et des corps intermédiaires; ou encore le
rétrécissement social du recrutement des élites politiques, la clôture de leur
mode de vie et la multiplicité de leurs liens privilégiés avec les milieux
d’affaires.
En réalité, le terme de «démocraties» a toujours été abusif
pour qualifier les régimes consolidés dans l’espace occidental. De nombreux
politistes, dont Bernard Manin en France, ont bien montré que ces régimes sont
avant tout représentatifs, que leurs principes ont été fixés dès le 18ème siècle
précisément par crainte du pouvoir de «la plèbe», et que leur caractère
démocratique s’est en effet renforcé au cours du temps, sans toutefois en être
un principe constitutif. Si l’on devait décrire plus précisément les indices de
déclin évoqués ci-dessus, il faudrait donc parler d’une dégradation de la
qualité démocratique des régimes représentatifs, ayant coïncidé avec la fin du
long boom économique de l’après-guerre.
Le futur probable de nos régimes politiques
Cette lente érosion démocratique, déjà en cours, n’est-elle
vouée qu’à simplement se poursuivre durant l’ère de la «grande stagnation»? Un
tel diagnostic négligerait la rupture qualitative introduite par la crise
actuelle. Encore une fois, c’est Wolfgang Streeck qui a le plus élégamment
argumenté dans cette voie.
Partant de l’idée selon laquelle le principe capitaliste et
le principe démocratique répondent à des logiques
antagonistes, dont la conciliation est provisoire et construite,
Streeck indique que celle-ci a bien été rendue plus délicate à partir du retournement
des années 1970. Cela dit, l’inflation puis l’envol des dettes publiques et
privées sont parvenus à reporter le choc entre les deux logiques. Or, la
magnitude et l’importance de la crise actuelle s’expliquent justement par
l’épuisement de ces artifices, et par la crainte que malgré les avalanches de
liquidités des banques centrales et la formation de (dangereuses) nouvelles
bulles, le système n’évolue vers une déflation mortifère.
Dans cette situation où plus aucune échappatoire n’est
possible, le risque devient que les conflits distributifs se radicalisent, et
que les défaites enregistrées par le monde du travail depuis trente ans n’aient
été qu’un aimable prélude à ce qui va suivre. C’est dans ce contexte qu’il faut
interpréter la phrase d’Angela Merkel sur la nécessité d’une « démocratie
conforme aux marchés », ou les propos
récents de Mario Draghi sur un mécanisme supranational qui
permettrait d’imposer sans débat des réformes structurelles dans les pays
membres.
En fait, la «constitutionnalisation» du néolibéralisme dans
l’UE a déjà progressé à grands pas en quelques années, la Grèce faisant figure de laboratoire d’une
entreprise de déconstruction méthodique des Etats sociaux. Après avoir été
menée selon une voie «graduelle» depuis les années 1980, celle-ci connait
depuis la crise une tendance à l’accélération, accompagnée d’une
«insularisation» accrue des grands choix économiques vis-à-vis de tout contrôle
populaire.
L’horizon ainsi dessiné est celui d’une démocratie et d’un
Etat social tous deux «minimalistes». A la forte inclusion socio-politique
atteinte pendant le long boom d’après-guerre, succèderait « une phase
d’expulsion », traduite par un évidement de la citoyenneté politique
et sociale. Nos régimes représentatifs s’apparenteraient de manière croissante
à des «oligarchies libérales», de moins en moins tolérantes envers
l’intervention populaire, qui consentiraient seulement à organiser
régulièrement des scrutins électoraux, d’autant plus sur-joués voire hystérisés
par les équipes politiques en compétition, que les vrais enjeux auront
préalablement été mis hors-débat.
«Winter is coming»?
Déjà peu engageant, ce tableau prospectif peut encore être
noirci, dans la mesure où les corps sociaux ne resteront probablement pas
amorphes devant une évolution qui les mettra à rude épreuve. Le modèle
«centre-périphérie», utilisé autrefois pour distinguer les pays riches du Nord
et les pays pauvres du Sud, se réfracte déjà à des échelles de plus en plus
petites, non seulement entre pays membres de l’UE, mais aussi à l’intérieur des
Etats et même des aires métropolitaines.
A partir des franges les plus désaffiliées de la population,
la forclusion de la violence conquise par l’Etat pourrait se défaire et
provoquer en retour une évolution de plus en plus sécuritaire des régimes. Celle-ci
rencontrera d’autant moins de résistance que dans des sociétés fragmentées,
sentant la maîtrise de leur destin leur échapper, et pourtant toujours
parcourues de flux marchands et migratoires, la demande d’autorité et les « tensions
altérophobes » seront avivées. Les partis de droite radicale ou
extrême en profiteront pour avancer leur vision ethno-nationaliste, et pour promouvoir
un «entre-soi» identitaire, tourné contre des éléments décrétés définitivement
étrangers à la société. Un certain nombre de faits divers et de résultats
électoraux témoignent de l’amorçage de ces dynamiques.
De son côté, une gauche alternative qui se contenterait de
camper une «néo-social-démocratie» disparaitrait assez vite, cet espace
politique n’ayant pas été laissé vacant pour rien. Puisque rien n’est pire que
la stagnation ou le déclin du PIB dans un ordre social non conçu pour cela,
c’est ce dernier qu’il lui faudrait prétendre changer, afin d’organiser « la revanche
de la valeur d’usage » et de la souveraineté populaire, dans une
perspective cosmopolitique.
Alors que les ressentiments sociaux aboutiront donc à la
destruction de la civilité et/ou à des politisations radicales concurrentes,
les partis de gouvernement traditionnels chercheront à préserver leur position,
retranchés dans les casemates d’un Etat dont ils seront parmi les derniers à
bénéficier de la protection. Ils pourront tenter soit de dominer l’espace
politique par le biais de grandes coalitions; soit de domestiquer les forces de
contestation en organisant à leur profit une bipolarisation forcée de la vie
politique. Là encore, des indices existent déjà d’une telle évolution.
Certaines factions de ces partis dominants pourraient
cependant ne pas se résoudre à une telle pente autoritaire, ou tout simplement
craindre de ne pas pouvoir maîtriser à temps la décomposition des sociétés. Par
des jeux d’alliances dans et au-dehors de la nation, leur seule voie de salut, suggère
l’économiste Pierre-Noël Giraud, consisterait à « relocaliser
le conflit économique pour pouvoir maîtriser (…) les dynamiques inégalitaires
qu’il engendre ». A défaut de la prise au sérieux de l’hypothèse d’une
stagnation durable, cet enjeu sera probablement l’un des plus déterminants pour
l’avenir de nos régimes politiques.
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