PAR MARTINE ORANGE | 10
AOÛT 2014
La rentrée s’annonce sous de sombres auspices pour le
gouvernement. Selon les prévisions du Trésor, toute l’Europe, y compris
l’Allemagne, est prise dans une spirale déflationniste. Tous les espoirs de
retrouver la croissance, d’endiguer le chômage, de redresser les comptes publics
risquent d’être réduits à néant. Montebourg milite pour un changement de
politique. Valls hésite et Hollande ne dit rien.
Déflation. François Hollande a lâché le mot. « Il
y a un vrai risque déflationniste en Europe. En France, l’inflation n’a jamais
été aussi basse », déclare-t-il
le 3 août au Monde. En marge d’un entretien sur les relations
avec l’Allemagne au moment du centenaire de la Première Guerre mondiale, le
président de la République n’a pu s’empêcher de s’attarder longuement sur les
risques encourus dans la zone euro. Comme si, après avoir découvert les sombres
prévisions économiques lors du séminaire gouvernemental du 1er août, il
estimait urgent de préparer l’opinion publique à une rentrée difficile. Comme
s’il lui fallait prendre tout de suite à témoin les Français pour leur annoncer
que le sol se dérobait sous ses pieds.
Le premier
ministre Manuel Valls avait eu, lui aussi, un ton alarmiste devant la presse
à la sortie de ce séminaire gouvernemental. « La rentrée va être
difficile en matière de conjoncture économique », avait-il annoncé. « À
la mi-août, nous aurons quasiment les chiffres de croissance pour l’année 2014,
ainsi que les chiffres de l’inflation. On peut constater et je constate qu’au
niveau européen, la croissance et l’inflation sont en retrait par rapport à ce
que nous pouvions atteindre. L’écart par ailleurs se creuse entre la zone euro
et le reste du monde, le risque de déflation est réel », avait-il averti.
Le séminaire gouvernemental du 1er août ne devait être
qu’un séminaire de plus pour faire le point avant les vacances. Pourtant, à en
croire les témoins qui ont recueilli les confidences de certains participants,
cette réunion marque un tournant. C’est un scénario noir qui se dessine pour le
gouvernement. Toutes ses prévisions, ses espoirs de reconquête, ses engagements
de redressement budgétaire, ses plans de retour de la compétitivité et
d'allégement des charges paraissent être à terre face à une conjoncture
économique en Europe qui se dégrade à toute vitesse.
« François Hollande semble avoir découvert la rupture
profonde causée par la crise de 2008. Il vient de comprendre que tous ses
schémas économiques appris il y a quarante ans n’étaient plus de mise »,
résume un témoin qui s’est fait raconter la scène.« François Hollande sait
très bien que tout a changé », réfute un autre proche du pouvoir. « Mais
il a triché avec la vérité. Maintenant, il est rattrapé par son mensonge. Il ne
peut plus esquiver, faire miroiter un retour de la croissance, une reprise de
l’emploi qui ne viennent jamais. Il est au pied du mur », dit-il.
Ce que le gouvernement a découvert lors de ce séminaire est
tout sauf une surprise. De nombreux
économistes ont mis en garde de longue date les responsables européens sur
les dangers d’imposer partout en même temps des politiques d’austérité
budgétaire et de restriction monétaire. Cela ne pouvait qu’entraîner la zone
euro dans la déflation, ont-ils prévenu. Ces dernières semaines,
plusieurs rapports du FMI ou de l’OCDE ont tiré la sonnette d’alarme sur la
situation en Europe. Les prévisions du Trésor, présentées le 1er août,
sont venues confirmer les appréhensions : souffrant d’une croissance nulle
et d’une inflation proche de zéro (0,4 % en juillet), la zone euro est
entraînée dans une spirale déflationniste. Le mal ne touche plus seulement les
pays de l’Europe du Sud, mais atteint désormais le cœur du système :
l’Allemagne se retrouve elle aussi prise dans la déflation.
Des signes avant-coureurs annoncent le danger à venir. Le 30
juillet, le président de la Bundesbank, Jens Weidmann, a pris tout le monde de
court : il s’est
prononcé en faveur d’une hausse des salaires. Une augmentation
de 3 % ne serait pas malvenue, expliquait-il dans un entretien au Frankfurter
Allgemeine Zeitung. Sa déclaration a été incomprise par le monde
économique allemand, tant patronal que syndical, qui depuis dix ans voit dans
la modération salariale l’arme consacrant le retour de sa puissance. Les
experts monétaires, eux, y ont vu un sombre avertissement : si le
président de la Bundesbank, gardien de la plus stricte orthodoxie monétaire, en
arrive à rompre avec ses principes les plus fermes, pas de doute, l’heure est
grave.
Depuis, plusieurs chiffres sont venus confirmer que
l’Allemagne, contrairement à ses espoirs de rester un îlot de prospérité dans
une zone euro ravagée, est entraînée à son tour dans la chute européenne. Les
prises de commande ont diminué de 3,2 % en juin par rapport au mois
précédent. La production industrielle n’a augmenté que de 0,3 % en juin,
alors que les analystes s’attendaient à un rebond d’au moins 1 % après une
chute inattendue de 1,7 % en mai. Ces premiers chiffres font craindre une
croissance très faible pour l’Allemagne au deuxième trimestre, et peut-être
nulle par la suite. Car le ralentissement est intervenu avant la crise
ukrainienne, les sanctions
contre la Russie et la riposte de Poutine.
Les membres du gouvernement, même les moins familiers en
économie, n’ont pas eu besoin d’explications pour comprendre ces prévisions. Si
l’Allemagne ralentit, c’est toute l’Europe qui plonge. Tous les espoirs de
redressement de la croissance en France sont réduits en cendres. Le Cice, le
plan compétitivité, les dizaines de milliards d’euros que le gouvernement
s’apprête à consentir aux entreprises, risquent d’être dépensés en pure perte.
Jamais le gouvernement ne parviendra à enrayer la montée du chômage dans un
environnement européen dépressif.
« Si l'on est au-dessus de 0,5 % de croissance à
la fin de l'année, ce sera déjà bien », aurait déclaré le ministre des
finances, Michel Sapin, lors de la présentation des prévisions selon le Canard
enchaîné. Le ministère des finances a démenti ces informations par la
suite, confirmant sa prévision de croissance de 1 % pour 2014. Le FMI,
l’OCDE et l’agence de notation Moody’s ont déjà abaissé leurs prévisions pour
la France. Au mieux, la croissance serait de 0,6 % cette année.
Mais des perspectives beaucoup plus sombres ont été évoquées
lors de ce séminaire, selon nos informations. Si la production industrielle
s’est redressée en juin (+ 1,3 %), après une baisse de 1,6 % en
mai, elle affiche un recul de 0,5 % pour l’ensemble du deuxième trimestre,
selon l’Insee. Les mois à venir s’annoncent beaucoup plus difficiles. Les
enquêtes auprès des chefs d’entreprise font état d’une baisse constante des
carnets de commande. Plus que du coût du travail, ceux-ci se plaignent d’une
chute de la consommation. Depuis le début de l’année, la demande de crédit
stagne. Les dépôts de permis de construire pour les logements sont en chute de
30 %. Les appels d’offres publics ont diminué de 60 %. Dans
l’expectative jusqu’aux élections municipales, inquiètes de la suite des
projets de réduction des dépenses publiques et de la réforme territoriale, les
collectivités territoriales, qui sont les premiers investisseurs publics, ont
gelé les projets d’investissement et commencent même pour certaines à réduire
les budgets de fonctionnement.
Changer de politique, dit Montebourg
Plusieurs préfets ont déjà alerté le gouvernement, annonçant
une rentrée catastrophique. De nombreuses entreprises, notamment de BTP,
seraient menacées de faillite, faute de commandes publiques. Les retards de
paiement s’accumulent. De nombreux plans de licenciement et de fermeture se
préparent, ont-ils prévenu. « Nous sommes déjà à plus de 3 millions
de chômeurs. À combien serons-nous à la fin de l’année, si la zone euro
plonge ? », se demande un conseiller. François Hollande doit se poser
aussi la question, lui qui a lié son avenir politique à la baisse du chômage.
« Michel Sapin a compris qu’il avait un problème. Sans
croissance, il lui est impossible de redresser les comptes publics et de
ramener le déficit budgétaire à 3,8 %, comme la France s’y est engagée
auprès de la commission européenne. C’est toute la crédibilité du gouvernement
qui est en jeu », note un proche du pouvoir.
Depuis quelque temps, Bercy sait qu’il n’est plus dans les
clous de l’exécution budgétaire. Le scénario de 2013, décrit dans
un rapport de la Cour des comptes, est en train de se répéter :
les recettes budgétaires attendues ne sont pas au rendez-vous, en raison de la
baisse de l’activité. À la mi-juillet, les rentrées des impôts sur les
sociétés n’étaient qu’à 41,2 % de l’objectif fixé au lieu de 50 %, les
recettes de la TVA étaient à 48,6 %. Pourtant, les objectifs ont été abaissés
dans le cadre de la loi de finances rectificative. Seuls les impôts sur le revenu
sont au-dessus des prévisions, en raison des nouvelles mesures fiscales
(abaissement du quotient familial, fiscalisation des mutuelles, etc.). « La
loi de finances a été bâtie sur des hypothèses de croissance de 1 % et
d’inflation de 1,2 %. C’est tout à fait irréaliste. Si on abaisse les
prévisions pour ramener la croissance à 0,5 % et l’ inflation à
0,5 %, ce qui serait déjà bien, cela se traduit par 10 à 15 milliards
d’euros de recettes en moins », dit un connaisseur des finances
publiques. Selon ses calculs, le déficit budgétaire est appelé à être de
l’ordre de 4,3 % cette année au lieu des 3,8 % promis.
Que faire ? Annoncer de nouvelles mesures de rigueur,
de nouvelles réductions de dépenses, un nouveau programme d’austérité pour
répondre aux injonctions européennes et respecter « les engagements
de la France » ? Changer radicalement de politique, en essayant
d’entraîner d’autres pays européens pour forcer l’Europe à sortir de
l’austérité ? « On ne peut pas dire que le débat économique fait
rage au sein du gouvernement. C’est plutôt le désarroi », raconte un
proche du pouvoir.
Arnaud Montebourg, selon plusieurs témoignages, a malgré
tout tenté de le lancer. Depuis plusieurs mois, le ministre de l’économie et du
redressement productif milite pour un changement d’orientation de la politique
économique. « Une politique de rétablissement des comptes publics est
impossible sans croissance », n’a-t-il cessé de marteler. Lors de son
discours programmatique du 10 juillet, il avait tenté de
dessiner un autre chemin afin, expliquait-il alors, de redonner un peu de
pouvoir d’achat aux Français et de relancer la demande.
Autour de la table du conseil dans le salon Murat, il a
repris l’argumentation. Les prévisions du Trésor venaient confirmer ses
analyses. D’abord, aurait-il expliqué, il y a urgence à dire la réalité de la
situation. « Aussi difficile qu’elle soit, il faut dire la vérité. On
ne peut plus promettre une croissance qui ne viendra pas, un abaissement du
chômage qui ne se produira pas, si on maintient cette politique », a-t-il
déclaré en substance.
Pour le ministre de l’économie, le problème n’est pas au
niveau français mais au niveau européen. Il faut mener un combat politique pour
obtenir une réorientation de la politique économique européenne, en finir avec
les politiques d’austérité et de consolidation budgétaire qui condamnent la
zone euro à une décennie de stagnation.« La croissance est une question
politique. C’est à nous de prendre la tête de ce combat. La gauche a encore
quelque chose à faire et à dire dans ce débat », a-t-il insisté face aux
autres membres du gouvernement.
« Arnaud Montebourg est persuadé que l’Allemagne, à un
moment ou un autre, va réagir si la déflation l’atteint à son tour. Pour lui,
il importe que la France n’attende pas les décisions de Berlin, et se mette
alors à sa remorque, mais qu'elle préempte le débat, pour ne pas se faire
imposer des solutions qui ne lui conviennent pas », explique un de
ses proches.
Prudemment, Michel Sapin semble être resté silencieux après
la sortie d’Arnaud Montebourg. C’est Laurent Fabius qui a défendu la poursuite
de la politique arrêtée par le gouvernement, au nom de la crédibilité de la
France. Reprenant les critiques de l’Allemagne et de la Commission européenne,
le ministre des affaires étrangères a expliqué que la France ne pouvait
toujours se dédouaner de ses propres faiblesses sur les autres, qu’elle devait
mener les réformes qu’elle s’était engagée à mener. Et puis, a-t-il fait
valoir, les marchés ne manqueraient pas de sanctionner la France, si le
gouvernement relâchait ses efforts.
Le dilemme de Manuel Valls
Les marchés ! Depuis l’élection présidentielle,
François Hollande et le gouvernement vivent dans la hantise d’une attaque
spéculative contre la France, comme l’ont connue l’Espagne, l’Italie ou le
Portugal. La menace a été mille fois agitée par l’ancien ministre des finances,
Pierre Moscovici, pour obtenir un alignement de la politique française sur les
préconisations de la Commission européenne. Depuis dix-huit mois, la pression
s’est relâchée sur la zone euro, grâce à l’intervention de la BCE. Les taux français
n’ont jamais été aussi bas. « Le spread (différence de taux
entre l’Allemagne et la France) est bon », s’est félicité
François Hollande.
Mais qu’arrivera-t-il si la déflation s’installe durablement
dans la zone euro, si les marchés prennent à nouveau conscience du montant
insoutenable des dettes publiques dans certains des États comme l’Italie, si la
France dévisse à nouveau ? Avant même que les tensions géopolitiques
n’aggravent l’environnement, des messages de proches, familiers du monde des
affaires, ont été adressés ces derniers temps à Jean-Pierre Jouyet, le
secrétaire général de l’Élysée, et à Manuel Valls pour les avertir sur les
possibles difficultés anticipées par les entreprises en 2015, détails à
l’appui. C’est une entreprise du Cac 40, travaillant dans la grande
distribution, qui donne consigne à son service de trésorerie d’assurer dès
maintenant tous les financements, afin de ne pas dépendre du marché en 2015.
C’est un groupe industriel, qui lui aussi prend toutes les précautions de financement,
par peur de voir les marchés complètement fermés l’an prochain.
Ces mises en garde ont, semble-t-il, fait forte impression.
Le gouvernement vit à nouveau dans la hantise des marchés. Les sombres
prévisions de la rentrée renforcent ses craintes et le tétanisent. Quel signal
envoyer pour rassurer les marchés et éviter une attaque ? Poursuivre la
ligne politique arrêtée, comme le défend Laurent Fabius ? Ou changer de
politique pour ramener la croissance, comme le propose Arnaud Montebourg ?
Au fil des semaines, Manuel Valls paraît de plus en plus
convaincu de la nécessité de changer de braquet. Tous les chiffres viennent lui
confirmer que le gouvernement semble ne plus avoir de prise sur la situation
économique. Le capital politique dont il disposait à son arrivée à Matignon
fond comme neige au soleil. La veille du séminaire gouvernemental, un sondage
publié par le Figaro a créé un choc : quel que soit
le candidat – Hollande ou Valls –, la gauche ne serait pas au deuxième tour de
l’élection présidentielle de 2017. L'avenir politique du premier ministre est
désormais en question. « Manuel Valls hésite entre être un premier
ministre loyal à François Hollande ou se rebeller. Il attend d’en savoir plus
sur la position de François Hollande », résume un de ses proches.
« Comme à son habitude, François Hollande est évasif.
Il n’est rien sorti de ce séminaire gouvernemental », dit un participant. « Il
a semblé très embêté. Il a dit qu’il fallait maintenir la ligne et prendre des
décisions claires qui soient comprises par les Français », raconte un
autre. Depuis, le
conseil constitutionnel a censuré une de ses seules mesures compréhensibles par
l’opinion publique, qui visait à redonner du pouvoir d’achat
aux ménages les plus modestes. Il a jugé que l’allègement des cotisations
sociales pour les salaires inférieurs à 1,3 fois le Smic, prévu dans le cadre
du pacte de compétitivité, était « contraire au principe
d’égalité ». Un nouveau revers pour le gouvernement.
Les ministres sont repartis du séminaire du 1er août,
inquiets de ce qui pourrait se passer à la rentrée, ignorant tout de la
direction du gouvernement. Depuis, ils ont vu que François Hollande essayait de
façon brouillonne d’obtenir un changement de l’Allemagne. Ses appels à une
relance économique ont donné lieu à une
nouvelle rebuffade allemande. « Nous ne voyons aucun
besoin d’apporter le moindre changement à notre politique économique. L’Allemagne
est déjà le plus important moteur de la croissance en zone euro », a
rétorqué la porte-parole du gouvernement, au nom d’Angela Merkel partie en
vacances, en réponse aux propositions de relance de l’Élysée.
« Si la France veut obtenir un changement de la
politique européenne, elle ne l’obtiendra pas en quémandant auprès de
l’Allemagne, mais en construisant une alliance avec d’autres pays européens.
L’ennui est qu’elle a raté le coche en 2012. Toute l’Europe du Sud attendait
alors la France et était prête à la suivre. François Hollande a préféré signer
le pacte de stabilité budgétaire sans discuter et promettre de ramener le
déficit à 3 %. La France a perdu tout son crédit. Depuis, l’Italie a choisi
d’aller son chemin. L’Espagne s’est rangée derrière l’Allemagne. Plus personne
n’attend la France », constate un observateur.
Au cœur de l’été, l’Élysée et Matignon soupèsent l’avenir
politique. Mais les petits calculs semblent encore l’emporter. Aucune vision,
susceptible de redonner confiance, d’en finir avec le défaitisme ambiant ne se
dégage. « Si Manuel Valls n’obtient pas un changement de politique à
la rentrée, il n’a plus qu’à démissionner. Sinon, il est mort
politiquement », dit un observateur proche du premier ministre. Celui-ci
dit lui avoir donné ce conseil, ces derniers jours, par SMS.
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