Propos recueillis par Rémy Brisson | 4 décembre 2013 |
Jean-Claude Werrebrouck revient ici sur la pensée dominante selon
laquelle nous serions confrontés à une crise de l’offre, et non de la demande.
Or si la déflation salariale améliore la compétitivité-prix d’un pays (souvent
confondue avec la productivité), elle aboutit aussi, en comprimant la demande,
à restreindre non seulement la consommation interne mais aussi les débouchés à
l’export des pays concurrents. Appliquer à tous une politique mercantiliste à
l’allemande ou à la chinoise est une aberration : tout le monde ne peut
exporter plus qu’il n’achète… Une analyse que j’avais développée naguère dans
le blog, sous le titre : "Zone euro : tous exportateurs
!" OD
Le regain de compétitivité des pays d’Europe du sud
provient-il exclusivement des politiques d’austérité menées par les
gouvernements ou faut-il y voir également des gains de productivité ?
J.-C. Werrebrouck : Cela provient effectivement, essentiellement,
de la baisse des salaires. Je pense que l’on confond beaucoup productivité et
compétitivité. Il faut savoir que la compétitivité peut être obtenue par des
gains de productivité, ou simplement par une baisse du coût du travail.
Avec une hausse de la productivité, le « gâteau économique »
devient plus grand, pour des investissements en capital et en travail
identiques. Cette part supplémentaire peut être utilisée pour baisser les prix
de la marchandise produite, pour accroître les profits ou pour augmenter les
salaires.
Quand il n’y a pas de productivité, la seule solution pour
s’en sortir, c’est effectivement de baisser le coût du travail, directement ou
indirectement. C’est ce qui se passe actuellement en Espagne, au Portugal, ou
encore en Grèce.
Mais il n’y absolument aucun gain de productivité dans ces
pays, sauf dans certains cas rares, sans doute, dans des branches
particulières.
Les balances commerciales se rééquilibrent donc aussi, parce
que les citoyens grecs, espagnols ou portugais n’ont plus les moyens de
consommer autant, et donc parce que les importations diminuent ?
J.-C. Werrebrouck : Dans ce équilibre nouveau des
échanges extérieurs, il faut effectivement surveiller les importations, qui se
sont véritablement effondrées. On importe moins tout simplement parce que les
revenus sont plus faibles.
A côté, il y a bien sûr les exportations supplémentaires
induites par la baisse du coût du travail et donc par une compétitivité accrue.
On peut vendre moins cher parce que les salaires sont moins élevés.
A long terme, ces pays ne vont-ils pas être pénalisés par la
baisse importante de l’investissement qu’ils connaissent ?
J.-C. Werrebrouck : Effectivement, ils vont être
pénalisés. Parce que si l’on regarde en longue période, depuis un peu moins
d’une décennie, il y a un effondrement de ce que l’on appelle la formation
brute de captal fixe, c’est-à-dire de l’investissement public et privé pour
l’ensemble du pays. La chute est de l’ordre de 40% dans des pays comme la
Grèce, le Portugal ou l’Espagne.
Mais c’est vrai aussi pour l’Allemagne, où les
investissements en infrastructures ont plutôt diminué, même si, bien sûr, de
l’autre côté, les investissements privés de modernisation, de productivité, se
sont maintenus.
Où se situe la France au niveau européen ?
J.-C. Werrebrouck : Elle est en bien meilleure position
que les pays d’Europe du sud. On s’aperçoit que la formation brute de capital
fixe ne s’est pas effondrée avec la crise. Donc effectivement, le pays n’est pas
du tout aux abois comme cela peut être le cas de certains pays périphériques.
Cela étant, à partir du moment où les pays du sud font de la
compétitivité par la baisse du coût du travail, il est clair que cela commence
à gêner la France, sur les produits de moyenne gamme, qui peuvent être produits
en Espagne par exemple.
La croissance potentielle européenne n’est-elle pas la
première à subir la généralisation de cette logique ?
J.-C. Werrebrouck : Je dirais même que l’impact se fait
sentir au niveau mondial. C’est la raison pour laquelle la Chine et les
Etats-Unis suivent de si près ce qui se passe en Europe. La politique de
compétitivité de l’Europe, qui reste une grande économie sur notre planète,
gène considérablement l’économie mondiale. Les politiques d’austérité entravent
les débouchés, à l’échelle mondiale.
Cette question de compétitivité est une problématique
globale. La crise financière, puis économique, c’est d’abord une crise mondiale
de surproduction, qui est dûe à une forme de mondialisation. Il y a globalement
une insuffisance des débouchés par rapport à la quantité de marchandises
produites.
Pourtant, de nombreux économistes considèrent qu’en France
notamment, le problème se situe au niveau de l’offre et non de la demande ?
J.-C. Werrebrouck : C’est fortement à nuancer. Dans un
monde internationalisé, mais avec encore des Etats-nations, autrement dit, ce
qui s’est passé jusqu’à la fin des années 80, pour chaque pays, on pouvait dire
qu’il y avait un équilibre entre l’offre et la demande. Cet équilibre était dû
au fait qu’il y avait, d’un côté, des politiques d’investissement, donc
d’offre, et de l’autre côté, des politiques de demande. Le salaire représentait
un coût pour les entreprises, mais également un débouché. Et donc, les
Etats-nations ont veillé à l’époque à assurer, avec plus ou moins de réussite,
l’équilibre entre l’offre et la demande.
Quand vous passez à un stade de mondialisation non
réglementé, ce que nous connaissons aujourd’hui, la variable salaire n’a plus
cette ambiguïté, à savoir à la fois un coût et un débouché. Elle ne représente
plus qu’un coût, puisqu’au fond, chaque pays essaie de produire plus pour
exporter ce qui n’est pas absorbé nationalement par la demande interne. Chaque
pays veut dégager un excédent important, ce qui n’est pas possible.
Il y a aujourd’hui des cas de déséquilibres colossaux, en
Allemagne notamment, qui produit beaucoup plus qu’elle n’absorbe. Si tous les
pays, au nom de la compétitivité, produisent plus qu’ils n’absorbent, vous avez
une crise mondiale de surproduction. Pour s’en sortir, il faudra réguler la
mondialisation, trouver un équilibre planétaire, ce qui pour l’heure, est
difficile à imaginer.
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