LUC PEILLON 23
MAI - ANALYSE
Politiques économiques et taux d’incarcération sont liés.
Démonstration.
Moins de 50 personnes sous les verrous pour 100
000 habitants en Islande, plus de 700 aux Etats-Unis, le taux
d’incarcération varie, en 2013, de 1 à 14 parmi les 34 pays de l’OCDE
(Organisation de coopération et de développement économiques). Politique pénale
plus ou moins répressive, particularismes régionaux, plusieurs éléments
expliquent ces fortes disparités. Mais elles sont aussi dues aux différentes
politiques économiques mises en œuvre. Dépenses sociales, pauvreté, inégalités
: les grands critères macroéconomiques résonnent ainsi fortement avec le taux
d’incarcération.
Ce phénomène n’est pas nouveau. Le sociologue Loïc
Wacquant (1) le résume ainsi, en 2010, dans la revue Mouvements (2) : «Le
consensus de Washington sur la dérégulation économique et la réduction de la
protection sociale a, de fait, été élargi pour englober le contrôle punitif de
la criminalité sur un mode pornographique et managérial, la "main
invisible" du marché appelant le "poing de fer" de l’Etat pénal.»
Une dérive intimement liée au modèle économique néolibéral et originaire, comme
le consensus de
Washington, des Etats-Unis. Les élites dirigeantes des nations
séduites par les «Chicago Boys» de Milton Friedman dans les années 70,
explique Wacquant, étaient «vouées à s’éprendre des
"New York Boys" de Rudy Giuliani [ex-maire de New York,
partisan de la tolérance zéro, ndlr] dans les années 90, lorsque le temps
fut venu de contenir les conséquences ramifiantes de la restructuration
néolibérale et de faire face à l’instabilité sociale endémique».
Car là où la révolution néolibérale progresse sans entrave,
note l’auteur, «la dérégulation du marché du travail à bas salaires
nécessite la réorganisation restrictive de la protection sociale pour imposer
l’emploi précaire». Ces deux processus déclenchant à leur tour «l’activation
et le renforcement de l’aile pénale de l’Etat, d’abord pour réduire et contenir
les dislocations urbaines causées par la diffusion de l’insécurité sociale […],
ensuite pour rétablir la légitimité des dirigeants politiques discrédités pour
avoir organisé […] l’impuissance du Léviathan sur les fronts social et
économique». A contrario, «là où la néolibéralisation a été
contrariée sur les plans de l’emploi et de la protection sociale, l’élan vers
la pénalisation a été coupé ou détourné, comme l’indique [l’exemple] des pays
nordiques». Une thèse qui se retrouve dans les graphiques ci-dessous, où nous
avons donc croisé taux d’emprisonnement et différentes données économiques
récentes.
LE RÔLE PRÉVENTIF DES DÉPENSES SOCIALES
Si le lien entre taux d’incarcération et niveau de dépenses
sociales publiques ne saute pas forcément aux yeux à la vue du tableau, une
étude plus détaillée des deux séries de données montre une plus grande
fréquence de haut niveau de dépenses sociales parmi les pays au taux
d’incarcération le plus faible. Ainsi, dans la première catégorie de pays (les
17 Etats les plus prompts à enfermer leurs concitoyens), seuls deux consacrent
plus d’un quart de leur PIB en dépenses sociales, contre huit dans la seconde
moitié. Par ailleurs, la moyenne du taux de dépenses sociales dans le premier
tiers de la liste (les 11 pays les plus «incarcérateurs») est de 17,5 % du PIB,
contre 24,5 % pour les 11 pays les moins incarcérateurs.
FORTE IMPOSITION, PEU D’INCARCÉRATIONS
Assez logiquement, le taux de prélèvements obligatoires (PO)
est lui aussi corrélé au taux d’incarcération, le financement des dépenses
sociales nécessitant un haut niveau d’impôts. Même si les impôts peuvent
s’orienter vers d’autres priorités. Ainsi, les Etats-Unis, dont les PO ne sont
pas négligeables, consacrent deux fois plus de moyens (en part de PIB) à la
défense que la France. Reste qu’au sein de la première moitié de pays - les
plus incarcérateurs -, aucun n’applique un taux de PO de plus de 40 % du PIB,
alors qu’ils sont sept dans ce cas dans la seconde moitié. Par ailleurs, parmi
le premier tiers de pays, le taux moyen de PO est de 29,5 %, contre 37,7 % pour
les 11 pays les moins répressifs.
LIMITER LES INÉGALITÉS FREINE LA CRIMINALITÉ
Le taux d’incarcération semble aussi étroitement lié aux
inégalités de revenus. L’indicateur d’inégalités correspondant, après
redistribution sociale (versement des diverses prestations), au rapport entre
le revenu moyen des 10 % de la population les plus aisés (9e décile) et le
revenu moyen des 10 % les moins favorisés (1er décile). Là encore, la
statistique économique semble confirmer la logique sociale : plus une société
limite les inégalités, moins les tensions, et donc les incarcérations liées à
la criminalité, sont importantes. Ainsi, au sein de la première moitié de pays
(les plus incarcérateurs), seuls 4 affichent un rapport d’inégalités de revenus
inférieur à 4, contre 12 pays au sein du second groupe. Enfin, parmi les 11
pays les plus accros à la détention, le niveau d’inégalités moyen est de 5,34
contre 3,65 pour les 11 Etats au taux d’emprisonnement le moins élevé.
LA PAUVRETÉ, UN FACTEUR DE RISQUE
Moins de redistribution sociale conduit le plus souvent les
sociétés concernées à connaître un taux de pauvreté plus important. Et, selon
les données de l’OCDE, un taux d’emprisonnement supérieur. Ainsi, au sein de la
première moitié de pays (les plus incarcérateurs), seuls 4 affichent un taux de
pauvreté (correspondant à 50 % du revenu médian*) inférieur à 10 % de la
population, contre 11 pour les pays de la seconde moitié. Par ailleurs, les 11
Etats les plus incarcérateurs enregistrent, en moyenne, un taux de pauvreté de
13,6 %, contre 8,7 % pour les 11 pays au taux d’incarcération le plus faible.
* Le revenu médian partage la population en deux parties
égales, la moitié gagnant plus, l’autre moins.
LE TAUX DE CHÔMAGE NE JOUE PAS
Le niveau d’incarcération ne semble nullement corrélé au
taux de chômage. Ainsi, les Etats-Unis, pays champion du remplissage des
prisons, connaissent un taux de chômage de 8,2 % (en 2012), soit le même niveau
que la Suède, au taux d’incarcération très faible. Si lien il y a, il est
plutôt inattendu et joue essentiellement pour les Etats-Unis. En effet, le taux
d’incarcération outre-Atlantique est si élevé qu’il peut peser - indirectement
- sur le taux de chômage : avec 2,3 millions de personnes sous les verrous pour
158 millions d’actifs, les Etats-Unis minorent ainsi de 1,43 % leur population
potentiellement active et diminuent d’autant leur taux de chômage… A titre de
comparaison, ce taux est de 0,2 % pour la France.
(1) Enseignant à Berkeley (Etats-Unis), auteur des «Prisons
de la misère» (éd. Raisons d’agir).
(2) Revue «Mouvements» n° 63.
Profond et fouillé. Continuez. Merci
RépondreSupprimer