dimanche 18 mai 2014

Genèses du néolibéralisme

Contribution à une analyse sociologique du cas français
Par Frédéric Lebaron

- Extraits -

Un texte inédit du sociologue Frédéric Lebaron, proche de Pierre Bourdieu, qui décrypte de manière éclairante l’histoire du succès des idées néolibérales parmi les élites en France, à droite et surtout à gauche…


La contre-« révolution keynésienne » […] Le développement du marché des idées (du marché)[…] Crises et interventions des « money doctors » […] La disqualification du socialisme (communisme, marxisme, totalitarisme) […] Le cas français : une illustration exemplaire ?

Ce modèle résume brièvement quatre séries de conditions sociales de la révolution néolibérale comme restauration intellectuelle. Pour comprendre l’articulation chaque fois spécifique entre ces séries causales indépendantes, il est nécessaire de le confronter à des cas historiques nationaux. On peut ainsi trouver une illustration particulièrement nette de ce modèle dans le cas français, au début des années 1980, lors du changement de politique économique du gouvernement d’union de la gauche. Cette illustration fait apparaître le rôle des médias comme l’un des lieux décisifs dans l’articulation et la synchronisation des enjeux : ce n’est pas dans un « coup d’État » ni même dans une rupture politique que s’accomplit véritablement la révolution néolibérale mais dans la mise en scène dramatisée Après une politique de relance « keynésienne » qui butte sur une dégradation du déficit commercial et des finances publiques, François Mitterrand et le gouvernement Mauroy, refusant une nouvelle dévaluation et la sortie du système monétaire européen prônée par une partie des responsables politiques de l’époque (Beaud, 1983 ; Lipietz, 1984 ; Attali, 1993), s’orientent vers une politique dite « de rigueur » dans le domaine salarial, monétaire et budgétaire, puis entreprennent une série de réformes de « modernisation » conduisant l’État à se désengager d’un certain nombre de secteurs industriels jugés irrémédiablement dépassés, au nom des nécessités de la compétition internationale (Smith, 1995). Ce changement a été décrit par certains de ses acteurs et de ses commentateurs comme une conversion  collective à la « réalité économique » marquant la naissance d’un nouveau « consensus » social. Pourtant, il ne se réduit pas à une série de mesures pratiques dictées par une prétendue « nécessité », qui se seraient imposées en quelque sorte naturellement. C’est précisément le changement des croyances économiques dominantes - dans lequel la dévaluation du capital symbolique associé aux pratiques et aux institutions « keynésiennes » a joué un rôle crucial– qui a modifié la définition de la « nécessité économique » et des pratiques légitimes en ce domaine.


L’évolution des cours sur le marché des biens symboliques a abouti à un changement radical des priorités de politique économique et à une transformation durable de la hiérarchie des valeurs économiques : l’ensemble de la société française a été soumise à une entreprise de conversion dont les effets ont été profonds (même lorsque les mesures prises étaient loin d’aller jusqu’au bout de la remise en cause des « idées » dominantes dans la phase historique antérieure). Durant ce moment relativement bref, la disqualification multiforme des catégories de pensée et d’action keynésienne s’accompagne de la soumission accrue à un « consensus » économique mieux en phase avec celui qui prévalait depuis déjà plusieurs années dans les organisations internationales, sous l’influence américaine, et ne cessait de s’étendre dans les pays occidentaux, selon des rythmes et des modalités parfois beaucoup plus radicales. Car l’une des particularités de la variante française de la révolution néolibérale, que l’on retrouve dans le cas néo-zélandais de manière encore plus nette, consiste dans le fait qu’elle a été menée pour l’essentiel par des acteurs se définissant comme « de gauche » et dans la continuité de la domination technocratique sur les affaires publiques. Alors que la révolution néolibérale en Grande-Bretagne s’est accompagnée de l’arrivée à des postes de responsabilité d’un nouveau personnel légitimé par ses prises de position néolibérales, ce phénomène correspond en France, après une phase de changement relatif lié à la victoire électorale de la gauche, à une reconversion du nouveau personnel et à une reprise en main technocratique des affaires publiques par les corps traditionnellement dominants. On y retrouve pourtant les quatre conditions décrites plus haut : l’ascension des économistes prolongée par la reconversion du keynésianisme au libéralisme ; la naissance d’un marché des idées du marché où les médias ont un rôle déterminant ; l’imposition d’une nouvelle politique économique dans un contexte de crise ; la disqualification du socialisme.

La montée de l’information économique et l’interventionnisme keynésien […] Le tournant néolibéral et la « pédagogie » de la crise

Le « tournant » de la politique du gouvernement de gauche apparaît comme l’aboutissement de la montée en puissance de l’économie en tant que ressource proprement politique et de la mobilisation entreprise depuis des décennies autour de l’« information économique » et de la fonction sociale des économistes. Il implique dans le champ des politiques économiques le triomphe de la « main droite » de l’État (ministère des finances et Banque de France en premier lieu), tournée vers la mobilisation des ressources dans la compétition internationale, et surtout vers la lutte contre l’inflation et le maintien de la stabilité de la monnaie, sur la « main gauche » (les ministères « dépensiers »), qui tend plutôt à subordonner l’économie à la réalisation de fins sociales. Il marque le retournement des valeurs « intellectuelles », qui seront dès lors de plus en plus fortement soumises aux forces du marché (voir Bourdieu, 1996). Les médias, même les plus « indépendants », sont alors repris en main par les forces économiques, à travers la publicité et l’accroissement des contraintes financières. Une partie des intellectuels « de gauche » se rallie en quelques années aux valeurs du capitalisme au nom du rejet radical du « socialisme », identifié au socialisme d’État soviétique.

Tous ces changements surviennent en peu de temps dans différents espaces sociaux et il ne s’agit pas ici de les décrire de façon approfondie, comme le font de nombreux travaux portant sur cette période (pour une synthèse sous l’angle libéral, cf. Smith, 1995). Mais on peut s’attarder ici sur un « moment » particulier, qui donne à voir de façon en quelque sorte « concentrée » l’ensemble des facteurs spécifiques qui ont contribué à ce changement. Ce « moment symbolique » correspond au succès d’une émission de télévision, intitulée « Vive la crise ! ». En février 1984, « Vive la crise ! » suscite un grand nombre de réactions et de commentaires et marque un moment décisif du débat public, dans un pays où la tradition étatiste, longtemps incarnée par le Plan, s'étendait auparavant bien au-delà des seules organisations politiques et syndicales dites « de gauche ». Une nouvelle alliance s'impose au sein des classes dominantes, dans laquelle certaines fractions du patronat et de la haute fonction publique, certains intellectuels et hommes de médias, qui occupent une fonction homologue à celle qu'avait eue, aux beaux jours de la période antérieure, le club Jean Moulin (3), participent à l'imposition de la nouvelle orientation économique. La présence des membres de la Fondation Saint-Simon (4) dans la naissance, l’esprit et les stratégies qui ont entouré l’émission est évidente dès cette époque pour les observateurs proches du gouvernement de gauche les plus critiques (Lipietz, 1984).

La disqualification des pratiques et des institutions « keynésiennes », déjà depuis longtemps avancée dans les grandes organisations internationales, s’y livre d’abord comme une interprétation négative de la politique de relance salariale et budgétaire menée en 1981 et l’affirmation d’une foi collective en la stabilité interne et externe de la monnaie, conçue dans la perspective de la construction européenne comme une stratégie volontariste (elle sera théorisée au ministère des finances durant la même période sous le nom de « désinflation compétitive »). Tout en rejetant les expériences libérales les plus extrêmes au nom du « pragmatisme », elle s’accompagne de l’imposition dans le champ médiatique d’entrepreneurs intellectuels qui promeuvent les idées du marché sur le marché des idées : la publicité, l’information financière, la valorisation monétaire des prestations symboliques et le lobbying politico-intellectuel s’imposent à cette occasion de façon plus visible. Elle s’appuie enfin sur le discrédit du « communisme » comme expérience « de gauche » et la remise en cause radicale du « marxisme » pour justifier le rejet de l’action collective, des institutions de l’État-Providence et des objectifs sociaux « égalitaires ».

Un moment « symbolique »

Réalisée sur Antenne 2 par Pascale Breugnot, qui commence alors à tenter de renouveler les formes télévisuelles traditionnelles et se réalisera pleinement, quelques années plus tard, dans le talk show, « Vive la crise ! » illustre un nouveau style d'émission politique, fondé sur la «politique-fiction», inspiré des États-Unis. Ce type d'émission se veut plus « proche du public » et plus directe que celles qui mettent habituellement aux prises les hommes politiques et les journalistes - les uns et les autres sont curieusement en retrait derrière le chanteur, les économistes et les différents jeunes entrepreneurs novateurs, tels Philippe de Villiers, qui interviennent tout au long de l'émission dans des sortes de « sketchs ». Le scénario est écrit par Jean-Claude Guillebaud, grand reporter pour plusieurs journaux de gauche (il a reçu le prix Albert Londres en 1972) qui séjourne alors souvent aux États-Unis et fait à ce moment-là, si l’on en croit divers observateurs, partie de la Fondation Saint-Simon, créée autour de Pierre Rosanvallon, Alain Minc et l’historien ex-communiste François Furet (Laurent, 1998). Il s'appuie sur l'ouvrage de Michel Albert, inspecteur des finances, ancien commissaire au Plan, essayiste et président des Assurances générales de France. Paru en 1982, Le pari français fournit la substance d'une philosophie économique qui se veut plus respectueuse des contraintes de la compétition internationale sans pour autant prôner l'alignement de l'Europe sur le modèle américain, référence omniprésente et constamment ambivalente, dans le prolongement du Défi américain (qu’il avait corédigé avec Jean-Jacques Servan-Schreiber en 1967).

[…] « Vive la crise ! » dans le texte

La publication par Libération d'un supplément au numéro 860 (il sera diffusé à 100 000 exemplaires) contribue à prolonger l'événement né autour de « Vive la crise ! ». Jean-Claude Guillebaud et Laurent Joffrin, ancien membre du CERES fondé par Jean-Pierre Chevènement, devenu journaliste à Libération, également membre de la Fondation Saint-Simon, en sont les deux corédacteurs en chef. Comme l'émission, le numéro spécial est le résultat d'une nouvelle forme de rhétorique politico-économique consistant à annoncer sous de gros titres prophétiques et répétitifs (l'ensemble oscillant en fait entre la politique-fiction et l'histoire édifiante) l'état des lieux et l'avenir possible d'un pays, en bousculant les « idées-reçues » et les « tabous ».

[…] En guise de conclusion

Les différentes dimensions analysées plus haut comme des conditions - relativement indépendantes les unes des autres - de la révolution néolibérale ont trouvé durant la période 1982-84 une incarnation en France. On y retrouve à la fois l’ascension des experts économiques issus de la période keynésienne mais ayant au moins en partie rompu avec la doctrine autrefois dominante (et, plus particulièrement, les experts financiers, avec ici des inspecteurs des finances et des intellectuels issus du syndicalisme reconvertis, notamment via la Fondation Saint-Simon), le rôle déterminant de la construction d’un marché des idées (les économistes les plus présents sont des essayistes à succès qui vont développer leurs thèmes dans des best-sellers libéraux et s’emploient ici à les faire triompher par le recours à la télévision), la présence en arrière-plan d’une « crise » monétaire et économique en partie « résolue » par la politique de construction européenne, et enfin, la disqualification du « socialisme » et de toute action volontariste qu’incarne le parcours d’Yves Montand.La révolution néolibérale apparaît donc bien, à travers cet exemple, comme le produit d’une restauration intellectuelle multiforme, car elle opère simultanément dans différentes sphères relativement indépendantes les unes des autres et néanmoins « coordonnées ». On observe en effet aussi, à travers cet exemple, que chacune des évolutions sur un sous-marché n’exerce pleinement ces effets que par le renfort des autres transformations, comme si l’état du marché des biens idéologiques était avant tout la résultante de plusieurs évolutions indépendantes, coordonnées par des instances médiatiques qui jouent dans ce processus une fonction de cristallisation conjoncturelle.

Si la révolution néolibérale a revêtu en France des traits spécifiques, on peut l’attribuer à plusieurs facteurs. Elle est restée très largement un processus issu de la technocratie et n’a pas bouleversé au même degré qu’en Grande-Bretagne la position relative des syndicats et des organisations politiques de gauche. La continuité avec la période antérieure et plus largement avec la domination de la bureaucratie centrale (Smith, 1995) apparaît plus forte, car une partie des agents dominants dans la période « interventionniste » et planiste se sont en fait reconvertis durant cette deuxième période : ce sont en particulier les technocrates modernisateurs issus du catholicisme social, qui ont joué dans le changement un rôle central. Le rôle des essayistes et des personnages médiatiques n’est sans doute pas le moins important dans ce qui peut apparaître comme un processus objectivement orchestré sans qu’aucune volonté ou concertation n’ait présidée à sa naissance. Mais le changement des cours sur le marché des biens idéologiques a aussi cette particularité de se faire percevoir – plus que toute autre variation conjoncturelle, même celles de l’économie « réelle » - comme le produit d’une forme de nécessité immanente : en imposant de nouvelles catégories dominantes de perception, un nouveau « sens commun » économique, la révolution symbolique fait en partie disparaître l’arbitraire de son fondement social.

Frédéric Lebaron, septembre 1998


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