Contribution à une analyse
sociologique du cas français
Par Frédéric Lebaron
- Extraits -
Un texte inédit du sociologue Frédéric Lebaron, proche de
Pierre Bourdieu, qui décrypte de manière éclairante l’histoire du succès des
idées néolibérales parmi les élites en France, à droite et surtout à gauche…
La
contre-« révolution keynésienne » […] Le développement du marché des
idées (du marché)[…] Crises et interventions des « money doctors » […]
La disqualification du socialisme (communisme, marxisme, totalitarisme) […] Le cas
français : une illustration exemplaire ?
Ce modèle résume brièvement quatre séries de conditions
sociales de la révolution néolibérale comme restauration intellectuelle. Pour
comprendre l’articulation chaque fois spécifique entre ces séries causales
indépendantes, il est nécessaire de le confronter à des cas historiques
nationaux. On peut ainsi trouver une illustration particulièrement nette de ce
modèle dans le cas français, au début des années 1980, lors du changement de
politique économique du gouvernement d’union de la gauche. Cette illustration
fait apparaître le rôle des médias comme l’un des lieux décisifs dans
l’articulation et la synchronisation des enjeux : ce n’est pas dans un
« coup d’État » ni même dans une rupture politique que s’accomplit
véritablement la révolution néolibérale mais dans la mise en scène dramatisée
Après une politique de relance « keynésienne » qui butte sur une
dégradation du déficit commercial et des finances publiques, François
Mitterrand et le gouvernement Mauroy, refusant une nouvelle dévaluation et la
sortie du système monétaire européen prônée par une partie des responsables
politiques de l’époque (Beaud, 1983 ; Lipietz, 1984 ; Attali, 1993),
s’orientent vers une politique dite « de rigueur » dans le domaine
salarial, monétaire et budgétaire, puis entreprennent une série de réformes de
« modernisation » conduisant l’État à se désengager d’un certain
nombre de secteurs industriels jugés irrémédiablement dépassés, au nom des
nécessités de la compétition internationale (Smith, 1995). Ce changement a été décrit
par certains de ses acteurs et de ses commentateurs comme une conversion
collective à la « réalité économique » marquant la naissance
d’un nouveau « consensus » social. Pourtant, il ne se réduit pas à
une série de mesures pratiques dictées par une prétendue « nécessité »,
qui se seraient imposées en quelque sorte naturellement. C’est précisément le
changement des croyances économiques dominantes - dans lequel la dévaluation du
capital symbolique associé aux pratiques et aux institutions « keynésiennes »
a joué un rôle crucial– qui a modifié la définition de la
« nécessité économique » et des pratiques légitimes en ce
domaine.
L’évolution des cours sur le marché des biens symboliques a
abouti à un changement radical des priorités de politique économique et à une
transformation durable de la hiérarchie des valeurs économiques :
l’ensemble de la société française a été soumise à une entreprise de conversion
dont les effets ont été profonds (même lorsque les mesures prises étaient loin
d’aller jusqu’au bout de la remise en cause des « idées » dominantes
dans la phase historique antérieure). Durant ce moment relativement bref, la
disqualification multiforme des catégories de pensée et d’action keynésienne
s’accompagne de la soumission accrue à un « consensus » économique
mieux en phase avec celui qui prévalait depuis déjà plusieurs années dans les
organisations internationales, sous l’influence américaine, et ne cessait de
s’étendre dans les pays occidentaux, selon des rythmes et des modalités parfois
beaucoup plus radicales. Car l’une des particularités de la variante française
de la révolution néolibérale, que l’on retrouve dans le cas néo-zélandais de
manière encore plus nette, consiste dans le fait qu’elle a été menée pour
l’essentiel par des acteurs se définissant comme « de gauche » et
dans la continuité de la domination technocratique sur les affaires publiques.
Alors que la révolution néolibérale en Grande-Bretagne s’est accompagnée de
l’arrivée à des postes de responsabilité d’un nouveau personnel légitimé par ses
prises de position néolibérales, ce phénomène correspond en France, après une
phase de changement relatif lié à la victoire électorale de la gauche, à une
reconversion du nouveau personnel et à une reprise en main technocratique des
affaires publiques par les corps traditionnellement dominants. On y retrouve
pourtant les quatre conditions décrites plus haut : l’ascension des
économistes prolongée par la reconversion du keynésianisme au
libéralisme ; la naissance d’un marché des idées du marché où les médias
ont un rôle déterminant ; l’imposition d’une nouvelle politique économique
dans un contexte de crise ; la disqualification du socialisme.
La montée de
l’information économique et l’interventionnisme keynésien […] Le tournant
néolibéral et la « pédagogie » de la crise
Le « tournant » de la politique du gouvernement de
gauche apparaît comme l’aboutissement de la montée en puissance de l’économie
en tant que ressource proprement politique et de la mobilisation entreprise
depuis des décennies autour de l’« information économique » et de la
fonction sociale des économistes. Il implique dans le champ des politiques
économiques le triomphe de la « main droite » de l’État (ministère
des finances et Banque de France en premier lieu), tournée vers la mobilisation
des ressources dans la compétition internationale, et surtout vers la lutte
contre l’inflation et le maintien de la stabilité de la monnaie, sur la
« main gauche » (les ministères « dépensiers »), qui tend
plutôt à subordonner l’économie à la réalisation de fins sociales. Il marque le
retournement des valeurs « intellectuelles », qui seront dès lors de
plus en plus fortement soumises aux forces du marché (voir Bourdieu, 1996). Les
médias, même les plus « indépendants », sont alors repris en main par
les forces économiques, à travers la publicité et l’accroissement des
contraintes financières. Une partie des intellectuels « de gauche »
se rallie en quelques années aux valeurs du capitalisme au nom du rejet radical
du « socialisme », identifié au socialisme d’État soviétique.
Tous ces changements surviennent en peu de temps dans
différents espaces sociaux et il ne s’agit pas ici de les décrire de façon
approfondie, comme le font de nombreux travaux portant sur cette période (pour
une synthèse sous l’angle libéral, cf. Smith, 1995). Mais on peut s’attarder
ici sur un « moment » particulier, qui donne à voir de façon en
quelque sorte « concentrée » l’ensemble des facteurs spécifiques qui
ont contribué à ce changement. Ce « moment symbolique » correspond
au succès d’une émission de télévision, intitulée « Vive la
crise ! ». En février 1984, « Vive la crise ! »
suscite un grand nombre de réactions et de commentaires et marque un moment
décisif du débat public, dans un pays où la tradition étatiste, longtemps
incarnée par le Plan, s'étendait auparavant bien au-delà des seules
organisations politiques et syndicales dites « de gauche ». Une
nouvelle alliance s'impose au sein des classes dominantes, dans laquelle
certaines fractions du patronat et de la haute fonction publique, certains
intellectuels et hommes de médias, qui occupent une fonction homologue à celle
qu'avait eue, aux beaux jours de la période antérieure, le club Jean Moulin
(3), participent à l'imposition de la nouvelle orientation économique. La
présence des membres de la Fondation Saint-Simon (4) dans la naissance,
l’esprit et les stratégies qui ont entouré l’émission est évidente dès cette
époque pour les observateurs proches du gouvernement de gauche les plus
critiques (Lipietz, 1984).
La disqualification des pratiques et des institutions
« keynésiennes », déjà depuis longtemps avancée dans les grandes
organisations internationales, s’y livre d’abord comme une interprétation
négative de la politique de relance salariale et budgétaire menée en 1981 et
l’affirmation d’une foi collective en la stabilité interne et externe de la
monnaie, conçue dans la perspective de la construction européenne comme une
stratégie volontariste (elle sera théorisée au ministère des finances durant la
même période sous le nom de « désinflation compétitive »). Tout en
rejetant les expériences libérales les plus extrêmes au nom du
« pragmatisme », elle s’accompagne de l’imposition dans le champ
médiatique d’entrepreneurs intellectuels qui promeuvent les idées du marché sur
le marché des idées : la publicité, l’information financière, la
valorisation monétaire des prestations symboliques et le lobbying
politico-intellectuel s’imposent à cette occasion de façon plus visible. Elle
s’appuie enfin sur le discrédit du « communisme » comme expérience
« de gauche » et la remise en cause radicale du
« marxisme » pour justifier le rejet de l’action collective, des
institutions de l’État-Providence et des objectifs sociaux
« égalitaires ».
Un moment « symbolique »
Réalisée sur Antenne 2 par Pascale Breugnot, qui commence
alors à tenter de renouveler les formes télévisuelles traditionnelles et se
réalisera pleinement, quelques années plus tard, dans le talk show,
« Vive la crise ! » illustre un nouveau style d'émission
politique, fondé sur la «politique-fiction», inspiré des États-Unis. Ce
type d'émission se veut plus « proche du public » et plus directe que
celles qui mettent habituellement aux prises les hommes politiques et les
journalistes - les uns et les autres sont curieusement en retrait derrière le
chanteur, les économistes et les différents jeunes entrepreneurs novateurs,
tels Philippe de Villiers, qui interviennent tout au long de l'émission dans
des sortes de « sketchs ». Le scénario est écrit par Jean-Claude
Guillebaud, grand reporter pour plusieurs journaux de gauche (il a reçu le prix
Albert Londres en 1972) qui séjourne alors souvent aux États-Unis et fait
à ce moment-là, si l’on en croit divers observateurs, partie de la Fondation
Saint-Simon, créée autour de Pierre Rosanvallon, Alain Minc et l’historien
ex-communiste François Furet (Laurent, 1998). Il s'appuie sur l'ouvrage de
Michel Albert, inspecteur des finances, ancien commissaire au Plan, essayiste
et président des Assurances générales de France. Paru en 1982, Le pari
français fournit la substance d'une philosophie économique qui se veut
plus respectueuse des contraintes de la compétition internationale sans pour
autant prôner l'alignement de l'Europe sur le modèle américain, référence
omniprésente et constamment ambivalente, dans le prolongement du Défi américain (qu’il
avait corédigé avec Jean-Jacques Servan-Schreiber en 1967).
[…] « Vive la
crise ! » dans le texte
La publication par Libération d'un supplément au
numéro 860 (il sera diffusé à 100 000 exemplaires) contribue à prolonger
l'événement né autour de « Vive la crise ! ». Jean-Claude
Guillebaud et Laurent Joffrin, ancien membre du CERES fondé par Jean-Pierre
Chevènement, devenu journaliste à Libération, également membre de la
Fondation Saint-Simon, en sont les deux corédacteurs en chef. Comme l'émission,
le numéro spécial est le résultat d'une nouvelle forme de rhétorique
politico-économique consistant à annoncer sous de gros titres prophétiques et
répétitifs (l'ensemble oscillant en fait entre la politique-fiction et
l'histoire édifiante) l'état des lieux et l'avenir possible d'un pays, en
bousculant les « idées-reçues » et les « tabous ».
[…] En guise de
conclusion
Les différentes dimensions analysées plus haut comme des
conditions - relativement indépendantes les unes des autres - de la révolution
néolibérale ont trouvé durant la période 1982-84 une incarnation en France. On
y retrouve à la fois l’ascension des experts économiques issus de la période
keynésienne mais ayant au moins en partie rompu avec la doctrine autrefois
dominante (et, plus particulièrement, les experts financiers, avec ici des
inspecteurs des finances et des intellectuels issus du syndicalisme
reconvertis, notamment via la Fondation Saint-Simon), le rôle
déterminant de la construction d’un marché des idées (les économistes les plus
présents sont des essayistes à succès qui vont développer leurs thèmes dans des
best-sellers libéraux et s’emploient ici à les faire triompher par le recours à
la télévision), la présence en arrière-plan d’une « crise » monétaire
et économique en partie « résolue » par la politique de construction
européenne, et enfin, la disqualification du « socialisme » et de toute
action volontariste qu’incarne le parcours d’Yves Montand.La révolution
néolibérale apparaît donc bien, à travers cet exemple, comme le produit d’une
restauration intellectuelle multiforme, car elle opère simultanément dans
différentes sphères relativement indépendantes les unes des autres et néanmoins
« coordonnées ». On observe en effet aussi, à travers cet exemple,
que chacune des évolutions sur un sous-marché n’exerce pleinement ces effets
que par le renfort des autres transformations, comme si l’état du marché des biens
idéologiques était avant tout la résultante de plusieurs évolutions
indépendantes, coordonnées par des instances médiatiques qui jouent dans ce
processus une fonction de cristallisation conjoncturelle.
Si la révolution néolibérale a revêtu en France des traits
spécifiques, on peut l’attribuer à plusieurs facteurs. Elle est restée très
largement un processus issu de la technocratie et n’a pas bouleversé au même
degré qu’en Grande-Bretagne la position relative des syndicats et des
organisations politiques de gauche. La continuité avec la période antérieure et
plus largement avec la domination de la bureaucratie centrale (Smith, 1995)
apparaît plus forte, car une partie des agents dominants dans la période « interventionniste »
et planiste se sont en fait reconvertis durant cette deuxième période : ce
sont en particulier les technocrates modernisateurs issus du catholicisme
social, qui ont joué dans le changement un rôle central. Le rôle des essayistes
et des personnages médiatiques n’est sans doute pas le moins important dans ce
qui peut apparaître comme un processus objectivement orchestré sans qu’aucune
volonté ou concertation n’ait présidée à sa naissance. Mais le changement des
cours sur le marché des biens idéologiques a aussi cette particularité de se
faire percevoir – plus que toute autre variation conjoncturelle, même celles de
l’économie « réelle » - comme le produit d’une forme de nécessité
immanente : en imposant de nouvelles catégories dominantes de perception,
un nouveau « sens commun » économique, la révolution symbolique fait
en partie disparaître l’arbitraire de son fondement social.
Frédéric Lebaron, septembre 1998
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