Les industries du pétrole, du gaz et du charbon mettent les
scientifiques du climat sous pression, à coups de poursuites judiciaires et de
saisies de données personnelles, s’inquiète l’historienne américaine Naomi
Oreskes. Elle publie ces jours-ci un livre de fiction historique sur
l’effondrement de la civilisation occidentale.
2093, la civilisation occidentale a disparu, submergée par
les flots, les pollutions et les guerres climatiques. Des historiens tentent de
comprendre ce qui s’est passé depuis la seule nation de l’ancien monde à avoir
survécu : la Chine.
Le nouveau livre d’Erik Conway et Naomi Oreskes, L'Effondrement de la civilisation occidentale, est un texte bref, provocateur, d’histoire-fiction. Après le succès international de leur précédent ouvrage, Marchands de doute, une remarquable histoire des réseaux climatosceptiques et de la fabrication de l’ignorance sur le dérèglement climatique (voir ici),les deux chercheurs ont pris le détour de la science-fiction pour décrire les affres contemporaines face à la crise climatique. Mais leur récit imaginaire est nourri de faits bien réels, observés et compilés par les deux auteurs. Parmi ceux-ci, ils notent les pressions exercées par les industries du pétrole et de l’énergie sur les scientifiques. Une véritable guerre juridique et économique, Naomi Oreskes de raconte en plus amples détails, alors que des climatologues dénoncent les intimidations subies par les auteurs du dernier rapport du Giec.
Le nouveau livre d’Erik Conway et Naomi Oreskes, L'Effondrement de la civilisation occidentale, est un texte bref, provocateur, d’histoire-fiction. Après le succès international de leur précédent ouvrage, Marchands de doute, une remarquable histoire des réseaux climatosceptiques et de la fabrication de l’ignorance sur le dérèglement climatique (voir ici),les deux chercheurs ont pris le détour de la science-fiction pour décrire les affres contemporaines face à la crise climatique. Mais leur récit imaginaire est nourri de faits bien réels, observés et compilés par les deux auteurs. Parmi ceux-ci, ils notent les pressions exercées par les industries du pétrole et de l’énergie sur les scientifiques. Une véritable guerre juridique et économique, Naomi Oreskes de raconte en plus amples détails, alors que des climatologues dénoncent les intimidations subies par les auteurs du dernier rapport du Giec.
Vous utilisez la fiction pour parler de notre inertie actuelle face au dérèglement climatique. Mais votre texte est rempli de références à des faits réels, à commencer par les pressions exercées par les industries des hydrocarbures (charbon, pétrole, gaz) sur les scientifiques. Quelle est l’ampleur de ce problème ?
Naomi Oreskes : Il y a des pressions, et franchement
même des formes d’intimidation, qui ont rendu les scientifiques nerveux,
prudents à l’extrême dans leur moindre expression publique sur le sujet du
dérèglement climatique. Le moindre détail de ce qu’ils disent est ausculté. Si
vous passez votre temps à regarder par-dessus votre épaule, à vous dire : « je
dois être parfait », vous risquez la paralysie. Parce que personne ne peut
être parfaitement juste tout le temps. Il y aura toujours une part
d’incertitude dans n’importe quel acte scientifique. Ce contexte a intimidé la
communauté scientifique, et c’est l’une des raisons – ce n’est pas la
seule – pour lesquelles un certain nombre de chercheurs ont eu peur de
s’exprimer publiquement sur le climat. Beaucoup de scientifiques m’ont
dit : si je parle en public, j’ai peur d’être attaqué.
Ces pressions des lobbies industriels concernent-elles les scientifiques du climat plus particulièrement ?
Une partie de ce que nous avons expliqué dans notre livre Marchands de doute (enquête sur les réseaux climato-sceptiques coécrite avec Erik Conway, ndlr) montre que non, ce n’est pas un problème spécifique au climat. Et que tous les champs de recherche pouvant représenter des risques ou mettre en danger des intérêts commerciaux peuvent se retrouver soumis à des formes de pression des industries. Sur le dérèglement climatique, elles ont connu un crescendo parce que beaucoup d'intérêts sont en jeu, et que les preuves scientifiques sont de plus en plus nombreuses.
Des courriels des spécialistes qui ont étudié les dégâts provoqués par la marée noire de la plateforme pétrolière de British Petroleum, Deepwater Horizon, ont été saisis en 2011 par la justice, à la demande du pétrolier. Était-ce une première ?
Question intéressante car on ne sait pas, en fait. La presse a peu relayé cet événement. Ces dernières années, il s’est passé beaucoup de choses inquiétantes de ce genre aux États-Unis, peu couvertes par les médias. Autre exemple : mon collègue Robert Proctor, qui a beaucoup travaillé sur l’histoire du tabac et de son industrie, a failli se faire saisir le manuscrit d’un livre non encore publié.
Et aussi Michael Mann, Ray Bradley et Malcolm Hughes, les auteurs de la courbe en cross de hockey (qui montre une hausse sans précédent des températures sur terre depuis 150 ans, ndlr), ont subi la saisie de leurs notes et documentations privées. C’est très intimidant.
En tant que scientifique et en tant que citoyen, vous devez pouvoir échanger en privé avec vos collègues, par exemple pour savoir comment communiquer au mieux sur un sujet complexe. Ce fut le cœur du scandale du Climategate (en 2009, des milliers de courriels et de documents attribués au laboratoire de recherche climatique de l’université de l’East Anglia, l’un des plus influents sur le sujet, ont été hackés et publiés, dans le but de discréditer les chercheurs, ndlr). Si vous commencez à vous inquiéter du fait que tout ce que vous dites en privé peut être sorti de son contexte, et utilisé contre vous, cela vous rend très nerveux. Ces pressions ne sont pas toujours exercées par les industriels directement. Dans le cas de Mike Mann, c’est Joe Barton, le député du Texas (et membre du Tea Party, ndlr) qui a été le plus actif contre lui, et l'on sait qu’il a des liens forts avec l’industrie des hydrocarbures, en particulier du pétrole et du gaz.
Plus les preuves scientifiques du dérèglement climatique s’accumulent, plus ces pressions s’aggravent sur les chercheurs ?
Difficile à dire. Ça dure depuis longtemps. Les industries ont commencé à faire pression sur les scientifiques à la fin des années 80 et au début des années 90. Or quand le Giec s’est créé en 1988, la science était encore assez incertaine sur la réalité du dérèglement climatique. Ça n’a pas empêché le Marshall Institute et la Global Climate Coalition (un lobby industriel, ndlr) de lancer de grosses campagnes de désinformation. Donc la seule « menace » de la preuve scientifique du changement climatique a suffi pour que ces groupes entament leur travail de stigmatisation des travaux des chercheurs. Ils n’ont pas attendu que la science soit certaine pour agir. Ils ne perdent pas de temps. En ce sens, ils sont très intelligents. Si dès le départ, ils mettent en cause cette science, et le font systématiquement dès que sortent de nouveaux éléments scientifiques, ils parviennent à créer une énorme confusion.
Ces pressions des lobbies industriels concernent-elles les scientifiques du climat plus particulièrement ?
Une partie de ce que nous avons expliqué dans notre livre Marchands de doute (enquête sur les réseaux climato-sceptiques coécrite avec Erik Conway, ndlr) montre que non, ce n’est pas un problème spécifique au climat. Et que tous les champs de recherche pouvant représenter des risques ou mettre en danger des intérêts commerciaux peuvent se retrouver soumis à des formes de pression des industries. Sur le dérèglement climatique, elles ont connu un crescendo parce que beaucoup d'intérêts sont en jeu, et que les preuves scientifiques sont de plus en plus nombreuses.
Des courriels des spécialistes qui ont étudié les dégâts provoqués par la marée noire de la plateforme pétrolière de British Petroleum, Deepwater Horizon, ont été saisis en 2011 par la justice, à la demande du pétrolier. Était-ce une première ?
Question intéressante car on ne sait pas, en fait. La presse a peu relayé cet événement. Ces dernières années, il s’est passé beaucoup de choses inquiétantes de ce genre aux États-Unis, peu couvertes par les médias. Autre exemple : mon collègue Robert Proctor, qui a beaucoup travaillé sur l’histoire du tabac et de son industrie, a failli se faire saisir le manuscrit d’un livre non encore publié.
Et aussi Michael Mann, Ray Bradley et Malcolm Hughes, les auteurs de la courbe en cross de hockey (qui montre une hausse sans précédent des températures sur terre depuis 150 ans, ndlr), ont subi la saisie de leurs notes et documentations privées. C’est très intimidant.
En tant que scientifique et en tant que citoyen, vous devez pouvoir échanger en privé avec vos collègues, par exemple pour savoir comment communiquer au mieux sur un sujet complexe. Ce fut le cœur du scandale du Climategate (en 2009, des milliers de courriels et de documents attribués au laboratoire de recherche climatique de l’université de l’East Anglia, l’un des plus influents sur le sujet, ont été hackés et publiés, dans le but de discréditer les chercheurs, ndlr). Si vous commencez à vous inquiéter du fait que tout ce que vous dites en privé peut être sorti de son contexte, et utilisé contre vous, cela vous rend très nerveux. Ces pressions ne sont pas toujours exercées par les industriels directement. Dans le cas de Mike Mann, c’est Joe Barton, le député du Texas (et membre du Tea Party, ndlr) qui a été le plus actif contre lui, et l'on sait qu’il a des liens forts avec l’industrie des hydrocarbures, en particulier du pétrole et du gaz.
Plus les preuves scientifiques du dérèglement climatique s’accumulent, plus ces pressions s’aggravent sur les chercheurs ?
Difficile à dire. Ça dure depuis longtemps. Les industries ont commencé à faire pression sur les scientifiques à la fin des années 80 et au début des années 90. Or quand le Giec s’est créé en 1988, la science était encore assez incertaine sur la réalité du dérèglement climatique. Ça n’a pas empêché le Marshall Institute et la Global Climate Coalition (un lobby industriel, ndlr) de lancer de grosses campagnes de désinformation. Donc la seule « menace » de la preuve scientifique du changement climatique a suffi pour que ces groupes entament leur travail de stigmatisation des travaux des chercheurs. Ils n’ont pas attendu que la science soit certaine pour agir. Ils ne perdent pas de temps. En ce sens, ils sont très intelligents. Si dès le départ, ils mettent en cause cette science, et le font systématiquement dès que sortent de nouveaux éléments scientifiques, ils parviennent à créer une énorme confusion.
Comment expliquez-vous que l’industrie fossile finance des
groupes climato-sceptiques et en même temps donne de l’argent à des
associations de défense de l’environnement, et même à des laboratoires de
recherche sur le climat ?
C’est une bonne stratégie économique ! D’un côté, vous financez la désinformation pour protéger vos produits, et de l’autre, vous financez la recherche qui peut vous aider à trouver de nouveaux produits. Et ainsi, dans le meilleur des cas, vous pourrez continuer à réaliser d’énormes profits en vendant des hydrocarbures, tout en développant des alternatives, et au moment voulu, vous changerez d’activité principale.
L’autre intérêt de cette stratégie est qu’elle leur achète de la crédibilité. Une des manières qu’a cette industrie de gagner en crédibilité est de financer de la recherche légitime ou des ONG légitimes. C’est ce qu’a fait l’industrie du tabac, elle a financé une quantité astronomique de recherche légitime, qui pour une part a produit des résultats importants. Ils ne l’ont pas fait par bonté de cœur. Ils l’ont fait pour acheter de la crédibilité et de l’influence au sein de la communauté scientifique, pour qu’elle ne se retourne pas contre les fabricants de cigarettes. Ils savaient que s’ils finançaient beaucoup d’universités et de centres médicaux, le jour où certains scientifiques diraient que le tabac tue, ils pourraient les faire passer pour des extrémistes, des alarmistes, et faire dire à la communauté scientifique mainstream qu’il y a des incertitudes sur les effets du tabac. C’est une stratégie très efficace car il y a toujours des incertitudes. Mais c’est trompeur de faire croire que, parce qu’il existe des incertitudes, on ne peut rien dire sur ce qui se passe.
Pour cette raison, les laboratoires de recherche devraient-ils boycotter l’argent de l’industrie fossile ?
Non, je ne crois pas. Les laboratoires scientifiques devraient continuer à accepter les financements de l’industrie à partir du moment où tous ces versements sont publics, et que les chercheurs peuvent publier tout ce qu’ils veulent.
Quand j’étais étudiante, j’ai reçu de l’argent des industries fossiles, j’ai bénéficié d’une bourse de Chevron. Donc je ne crois pas que ce soit le financement par l’industrie qui pose problème, c’est le fait de le cacher, et donc de cacher un potentiel conflit d’intérêts. Quand j’ai reçu cet argent de l’industrie, j’avais un accord avec eux selon lequel tout travail qui en résulterait serait publié dans des revues scientifiques revues par les pairs. Et que cette recherche serait évaluée avec les mêmes critères scientifiques que n’importe quel autre recherche. C’est crucial.
C’est une bonne stratégie économique ! D’un côté, vous financez la désinformation pour protéger vos produits, et de l’autre, vous financez la recherche qui peut vous aider à trouver de nouveaux produits. Et ainsi, dans le meilleur des cas, vous pourrez continuer à réaliser d’énormes profits en vendant des hydrocarbures, tout en développant des alternatives, et au moment voulu, vous changerez d’activité principale.
L’autre intérêt de cette stratégie est qu’elle leur achète de la crédibilité. Une des manières qu’a cette industrie de gagner en crédibilité est de financer de la recherche légitime ou des ONG légitimes. C’est ce qu’a fait l’industrie du tabac, elle a financé une quantité astronomique de recherche légitime, qui pour une part a produit des résultats importants. Ils ne l’ont pas fait par bonté de cœur. Ils l’ont fait pour acheter de la crédibilité et de l’influence au sein de la communauté scientifique, pour qu’elle ne se retourne pas contre les fabricants de cigarettes. Ils savaient que s’ils finançaient beaucoup d’universités et de centres médicaux, le jour où certains scientifiques diraient que le tabac tue, ils pourraient les faire passer pour des extrémistes, des alarmistes, et faire dire à la communauté scientifique mainstream qu’il y a des incertitudes sur les effets du tabac. C’est une stratégie très efficace car il y a toujours des incertitudes. Mais c’est trompeur de faire croire que, parce qu’il existe des incertitudes, on ne peut rien dire sur ce qui se passe.
Pour cette raison, les laboratoires de recherche devraient-ils boycotter l’argent de l’industrie fossile ?
Non, je ne crois pas. Les laboratoires scientifiques devraient continuer à accepter les financements de l’industrie à partir du moment où tous ces versements sont publics, et que les chercheurs peuvent publier tout ce qu’ils veulent.
Quand j’étais étudiante, j’ai reçu de l’argent des industries fossiles, j’ai bénéficié d’une bourse de Chevron. Donc je ne crois pas que ce soit le financement par l’industrie qui pose problème, c’est le fait de le cacher, et donc de cacher un potentiel conflit d’intérêts. Quand j’ai reçu cet argent de l’industrie, j’avais un accord avec eux selon lequel tout travail qui en résulterait serait publié dans des revues scientifiques revues par les pairs. Et que cette recherche serait évaluée avec les mêmes critères scientifiques que n’importe quel autre recherche. C’est crucial.
Il y a beaucoup de bonne science qui sort des laboratoires
de l’industrie. On ne voudrait pas discréditer les chercheurs qui font du bon
travail parce qu’ils exercent dans des laboratoires de l’industrie, ou qu’ils
reçoivent de l’argent de l’industrie. Mais il faut s’assurer à 100 % que
cette science est de bonne qualité. Donc il faut de la transparence. C’est exactement
ce qui a manqué dans le financement de la recherche par le tabac.
Le British Medical Journal vient d’annoncer qu’il ne publierait plus aucune recherche financée par l’industrie du tabac. On sait que le financement par l’industrie peut créer un biais, même quand ce financement est déclaré et que la recherche est revue par les pairs. La particularité de l’industrie du tabac est qu’elle s’est rendue coupable de machination criminelle et de fraude (pour avoir dissimulé ce qu’elle savait sur la dangerosité de ses produits). Elle a franchi une ligne rouge. Cela rajoute une troisième condition au financement par l’industrie : que l’entreprise mécène ne soit pas engagée dans une activité criminelle.
Cet argent des industriels, les chercheurs ne peuvent pas s’en passer, selon vous ?
Si les scientifiques ont commencé à accepter de l’argent de l’industrie, c'est en partie parce que les financements publics se sont réduits. C’est lié au néolibéralisme. Les chercheurs ne sont pas obligés d’accepter cet argent, mais dans le contexte économique actuel, il est difficile pour certains scientifiques dans certains domaines de s’en passer. Ce n’est pas le cas pour la recherche sur le climat, qui draine beaucoup d’argent.
Certains disent que le biais du financement est trop fort et qu’un chercheur réalisant un essai clinique pour un médicament, par exemple, ne devrait pas recevoir d’argent de la société qui fabrique ce produit. Mais dans beaucoup de cas, les chercheurs ne touchent pas directement l’argent des entreprises, ils utilisent des échantillons gratuits fournis par le fabriquant. Certains estiment que ce n’est pas une bonne idée, et que cela crée en soi un biais. Une amie chercheuse dans cette situation a demandé de l’argent public pour acheter ces échantillons, et réaliser ainsi un travail neutre à 100 %. Il lui a été refusé, car considéré comme un gaspillage de l’argent du contribuable puisque le matériel pouvait être utilisé gratuitement. Pour résoudre ce problème, les universités pourraient créer des fonds, abondés par les industries, mutualisés entre laboratoires, sans savoir quelle entreprise a versé l’argent qu’ils ont utilisé.
En 2010, le collège de France a ouvert une chaire Développement durable, environnement, énergie, société financée par le pétrolier Total. Interrogé, Robert Guesnerie, professeur de théorie économique et organisation sociale au collège de France, nous avait répondu : « Ce n'est pas Total qui pollue, c'est nous qui polluons en utilisons les produits que Total met sur le marché. »Qu’en pensez-vous ?
Le British Medical Journal vient d’annoncer qu’il ne publierait plus aucune recherche financée par l’industrie du tabac. On sait que le financement par l’industrie peut créer un biais, même quand ce financement est déclaré et que la recherche est revue par les pairs. La particularité de l’industrie du tabac est qu’elle s’est rendue coupable de machination criminelle et de fraude (pour avoir dissimulé ce qu’elle savait sur la dangerosité de ses produits). Elle a franchi une ligne rouge. Cela rajoute une troisième condition au financement par l’industrie : que l’entreprise mécène ne soit pas engagée dans une activité criminelle.
Cet argent des industriels, les chercheurs ne peuvent pas s’en passer, selon vous ?
Si les scientifiques ont commencé à accepter de l’argent de l’industrie, c'est en partie parce que les financements publics se sont réduits. C’est lié au néolibéralisme. Les chercheurs ne sont pas obligés d’accepter cet argent, mais dans le contexte économique actuel, il est difficile pour certains scientifiques dans certains domaines de s’en passer. Ce n’est pas le cas pour la recherche sur le climat, qui draine beaucoup d’argent.
Certains disent que le biais du financement est trop fort et qu’un chercheur réalisant un essai clinique pour un médicament, par exemple, ne devrait pas recevoir d’argent de la société qui fabrique ce produit. Mais dans beaucoup de cas, les chercheurs ne touchent pas directement l’argent des entreprises, ils utilisent des échantillons gratuits fournis par le fabriquant. Certains estiment que ce n’est pas une bonne idée, et que cela crée en soi un biais. Une amie chercheuse dans cette situation a demandé de l’argent public pour acheter ces échantillons, et réaliser ainsi un travail neutre à 100 %. Il lui a été refusé, car considéré comme un gaspillage de l’argent du contribuable puisque le matériel pouvait être utilisé gratuitement. Pour résoudre ce problème, les universités pourraient créer des fonds, abondés par les industries, mutualisés entre laboratoires, sans savoir quelle entreprise a versé l’argent qu’ils ont utilisé.
En 2010, le collège de France a ouvert une chaire Développement durable, environnement, énergie, société financée par le pétrolier Total. Interrogé, Robert Guesnerie, professeur de théorie économique et organisation sociale au collège de France, nous avait répondu : « Ce n'est pas Total qui pollue, c'est nous qui polluons en utilisons les produits que Total met sur le marché. »Qu’en pensez-vous ?
Beaucoup de chercheurs pensent que l’objectivité est une
question d’intégrité personnelle. C’est une position antiscientifique. Toute
une série de travaux montrent que, quelle que soit l’intelligence d’une
personne, la force qu’elle pense avoir pour se protéger des biais implicites,
elle n’y parvient pas toujours. La seule manière de s’en sortir, c’est d’agir
scientifiquement sur ce problème. Et ça commence par reconnaître que c’est une
question légitime.
Ça ne veut pas dire qu’il ne faut jamais accepter d’argent de Total. La communauté scientifique devrait demander aux industries fossiles d’écrire une déclaration disant : « Nous soutenons complètement les conclusions du Giec, nous reconnaissons que le changement climatique est un vrai problème, qui menace la santé, le bien-être et la prospérité de l’humanité et la biodiversité, et nous voulons travailler avec les scientifiques et les responsables politiques pour trouver une solution. »
Si Total disait cela en public, ce ne serait pas un problème qu’ils financent cette chaire. Mais ils ne l’ont pas fait. Les scientifiques devraient leur lancer ce défi : nous voulons travailler avec vous, nous ne voulons pas vous diaboliser, vous êtes responsables d’une industrie que la plupart d’entre nous voyaient comme une bonne chose jusqu’à il y a peu. Mais maintenant nous avons un problème. Nous ne pouvons pas faire semblant que tout va bien. J’aimerais que les chercheurs parlent plus de cette question, je ne trouve pas qu’ils l’aient bien abordée jusqu’ici.
Ça ne veut pas dire qu’il ne faut jamais accepter d’argent de Total. La communauté scientifique devrait demander aux industries fossiles d’écrire une déclaration disant : « Nous soutenons complètement les conclusions du Giec, nous reconnaissons que le changement climatique est un vrai problème, qui menace la santé, le bien-être et la prospérité de l’humanité et la biodiversité, et nous voulons travailler avec les scientifiques et les responsables politiques pour trouver une solution. »
Si Total disait cela en public, ce ne serait pas un problème qu’ils financent cette chaire. Mais ils ne l’ont pas fait. Les scientifiques devraient leur lancer ce défi : nous voulons travailler avec vous, nous ne voulons pas vous diaboliser, vous êtes responsables d’une industrie que la plupart d’entre nous voyaient comme une bonne chose jusqu’à il y a peu. Mais maintenant nous avons un problème. Nous ne pouvons pas faire semblant que tout va bien. J’aimerais que les chercheurs parlent plus de cette question, je ne trouve pas qu’ils l’aient bien abordée jusqu’ici.
Dans votre livre, vous identifiez une autre cause de
l’effondrement de la civilisation occidentale : la mauvaise organisation
de son savoir. Vous citez comme exemple la séparation entre les sciences
physiques et l’étude des systèmes sociaux, ou encore l’organisation du savoir
en disciplines différentes les unes des autres. Pourquoi serait-ce
archaïque ?
Les modèles du Giec sont fondés sur des scénarios d’émissions de gaz à effet de serre. Ces scénarios dépendent de combien d’hydrocarbures les gens vont consommer. C’est une question pour les sciences humaines, pas pour les sciences physiques ! Le dérèglement climatique n’est pas qu’un problème de science physique. C’est un processus compliqué entre l’activité humaine et le système naturel, au point que l’expression « système naturel » perd de plus en plus sa signification. Si bien que j’imagine que dans le futur, la séparation du savoir en différentes disciplines semblera très « XIXe siècle ».
Pour ma part, je suis historienne des sciences, j’ai des connaissances en sciences de la terre, j’ai suivi une formation de haut niveau en chimie et thermodynamique. Et maintenant je me rends compte que cette expertise est insuffisante car le changement climatique n’est pas qu’une question de chimie de l’atmosphère, mais aussi d’économie, de politique, de religion, de moralité… c’est impossible d’en parler comme il le faudrait sans aborder toutes ces entrées. Si bien qu’avec Erik Conway (coauteur de ses deux derniers livres, ndlr), on a décidé de se former à l’économie. Et d’écrire sur un mode fictionnel : pour parler du présent, puisque nous sommes historiens, nous avons décidé d’écrire de l’histoire du futur.
Autre élément important dans la crise du savoir climatique selon vous : la gestion du doute scientifique. Vous mettez en cause « l’intervalle de confiance à 95 % ». Vous avez inventé cette règle ?
Non ! Nous ne l’avons pas inventée. Beaucoup de scientifiques travaillent avec cette règle : lorsque vous voulez déterminer si un effet statistique est réel, le critère de validation est l’intervalle de confiance de 95 %. Cela veut dire qu’il y a 19 chances sur 20 que ce soit réel. La barre est placée très, très haut. Si vous jouiez au casino, et que vous aviez 19 chances sur 20 de gagner, vous le feriez. Mais si c’était 18 sur 20 ? Vous joueriez tout de même. 17 ? Aussi ! En réalité, dans les casinos, vos chances de gagner sont de 49 sur 51 : car les casinos ont besoin que les gens aient vraiment une chance de gagner, pour qu’ils continuent à jouer.
Dans la vie réelle, nous suivons en général la règle de 51 % de chances d’avoir raison. Les scientifiques disent que ce n’est pas assez, qu’il faut que ce soit 99 %. C’est très, très élevé. De mon point de vue, quand ce que vous jouez c’est l’avenir de la planète, c’est une barre placée beaucoup trop haut.
Les modèles du Giec sont fondés sur des scénarios d’émissions de gaz à effet de serre. Ces scénarios dépendent de combien d’hydrocarbures les gens vont consommer. C’est une question pour les sciences humaines, pas pour les sciences physiques ! Le dérèglement climatique n’est pas qu’un problème de science physique. C’est un processus compliqué entre l’activité humaine et le système naturel, au point que l’expression « système naturel » perd de plus en plus sa signification. Si bien que j’imagine que dans le futur, la séparation du savoir en différentes disciplines semblera très « XIXe siècle ».
Pour ma part, je suis historienne des sciences, j’ai des connaissances en sciences de la terre, j’ai suivi une formation de haut niveau en chimie et thermodynamique. Et maintenant je me rends compte que cette expertise est insuffisante car le changement climatique n’est pas qu’une question de chimie de l’atmosphère, mais aussi d’économie, de politique, de religion, de moralité… c’est impossible d’en parler comme il le faudrait sans aborder toutes ces entrées. Si bien qu’avec Erik Conway (coauteur de ses deux derniers livres, ndlr), on a décidé de se former à l’économie. Et d’écrire sur un mode fictionnel : pour parler du présent, puisque nous sommes historiens, nous avons décidé d’écrire de l’histoire du futur.
Autre élément important dans la crise du savoir climatique selon vous : la gestion du doute scientifique. Vous mettez en cause « l’intervalle de confiance à 95 % ». Vous avez inventé cette règle ?
Non ! Nous ne l’avons pas inventée. Beaucoup de scientifiques travaillent avec cette règle : lorsque vous voulez déterminer si un effet statistique est réel, le critère de validation est l’intervalle de confiance de 95 %. Cela veut dire qu’il y a 19 chances sur 20 que ce soit réel. La barre est placée très, très haut. Si vous jouiez au casino, et que vous aviez 19 chances sur 20 de gagner, vous le feriez. Mais si c’était 18 sur 20 ? Vous joueriez tout de même. 17 ? Aussi ! En réalité, dans les casinos, vos chances de gagner sont de 49 sur 51 : car les casinos ont besoin que les gens aient vraiment une chance de gagner, pour qu’ils continuent à jouer.
Dans la vie réelle, nous suivons en général la règle de 51 % de chances d’avoir raison. Les scientifiques disent que ce n’est pas assez, qu’il faut que ce soit 99 %. C’est très, très élevé. De mon point de vue, quand ce que vous jouez c’est l’avenir de la planète, c’est une barre placée beaucoup trop haut.
Pourtant, l’autorité des scientifiques et leur influence sur
la société proviennent précisément de la croyance en la justesse de leur
savoir, à sa factualité quasi certaine.
Exactement. Donc je ne dis pas qu’il faudrait descendre le critère de validation d’un fait à 51 %. Mais que les scientifiques devraient être plus conscients de ce problème, et du coup de ce qu’ils peuvent s’autoriser à dire publiquement. J’entends des chercheurs dire « je ne peux pas affirmer que les ouragans sont causés par le changement climatique ». Pourquoi ? Parce que l’intervalle de confiance est trop élevé. Si vous abaissiez un tout petit peu votre barre de validation, vous diriez peut-être autre chose. Pensez-vous qu’il est plus probable qu’improbable que les ouragans soient causés par le changement climatique ? Le Giec utilise désormais ces notions, en qualifiant de « probable », « improbable », « très probable », « presque certain » les faits qu’il rapporte.
Le dérèglement climatique est-il un objet de réflexion spécifique et inédit ?
Toute question est spécifique. Il y a beaucoup de points communs entre le tabac et le climat : c’est un problème très sérieux ; il menace la santé et le bien-être – voire la survie des gens ; la base du savoir est scientifique ; il est attaqué par des industries. Et vous avez beaucoup de personnes qui refusent de reconnaître le problème. Si une personne reconnaît que le tabac est dangereux, mais qu’elle veut continuer à fumer car elle aime ça, ça ne me dérange pas, du moment qu’elle le fait chez elle, là où elle ne tue personne d’autre. C’est là qu’il y a une différence avec le climat : il n’y a pas de fonctionnement équivalent avec le dérèglement climatique. Il n’y a pas d’équivalent à juste fumer seul chez vous. Chaque fois que nous consommons de l’énergie, nous émettons des gaz à effet de serre qui change le climat pour nous tous. Il est impossible de privatiser le risque climatique. C’est pourquoi l’intervention des gouvernements est si importante.
La classe politique américaine évolue-t-elle sur le climat ?
Oui, le dernier rapport du GIEC et le rapport d’évaluation nationale sur le changement climatique aux États-Unis ont suscité des déclarations politiques assez claires de nombreux responsables politiques de premier rang. Je pense qu’Obama s’est vraiment saisi de ce dossier. La couverture médiatique a été meilleure. On va voir si cela reste ainsi, car il y a déjà eu des retournements auparavant. Le déni climatique est de moins en moins vu comme un point de vue respectable. Je crois que les choses changent.
Exactement. Donc je ne dis pas qu’il faudrait descendre le critère de validation d’un fait à 51 %. Mais que les scientifiques devraient être plus conscients de ce problème, et du coup de ce qu’ils peuvent s’autoriser à dire publiquement. J’entends des chercheurs dire « je ne peux pas affirmer que les ouragans sont causés par le changement climatique ». Pourquoi ? Parce que l’intervalle de confiance est trop élevé. Si vous abaissiez un tout petit peu votre barre de validation, vous diriez peut-être autre chose. Pensez-vous qu’il est plus probable qu’improbable que les ouragans soient causés par le changement climatique ? Le Giec utilise désormais ces notions, en qualifiant de « probable », « improbable », « très probable », « presque certain » les faits qu’il rapporte.
Le dérèglement climatique est-il un objet de réflexion spécifique et inédit ?
Toute question est spécifique. Il y a beaucoup de points communs entre le tabac et le climat : c’est un problème très sérieux ; il menace la santé et le bien-être – voire la survie des gens ; la base du savoir est scientifique ; il est attaqué par des industries. Et vous avez beaucoup de personnes qui refusent de reconnaître le problème. Si une personne reconnaît que le tabac est dangereux, mais qu’elle veut continuer à fumer car elle aime ça, ça ne me dérange pas, du moment qu’elle le fait chez elle, là où elle ne tue personne d’autre. C’est là qu’il y a une différence avec le climat : il n’y a pas de fonctionnement équivalent avec le dérèglement climatique. Il n’y a pas d’équivalent à juste fumer seul chez vous. Chaque fois que nous consommons de l’énergie, nous émettons des gaz à effet de serre qui change le climat pour nous tous. Il est impossible de privatiser le risque climatique. C’est pourquoi l’intervention des gouvernements est si importante.
La classe politique américaine évolue-t-elle sur le climat ?
Oui, le dernier rapport du GIEC et le rapport d’évaluation nationale sur le changement climatique aux États-Unis ont suscité des déclarations politiques assez claires de nombreux responsables politiques de premier rang. Je pense qu’Obama s’est vraiment saisi de ce dossier. La couverture médiatique a été meilleure. On va voir si cela reste ainsi, car il y a déjà eu des retournements auparavant. Le déni climatique est de moins en moins vu comme un point de vue respectable. Je crois que les choses changent.
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