Manifestation pour l'avortement en Pologne en octobre 2016. Photo Kacper Pempel. Reuters |
Par Sonya Faure | 9 avril 2017
Traduit en quatorze langues pour une publication quasi simultanée dans autant de pays, le livre «l’Age de la régression» réunit quinze des plus grands intellectuels de gauche. Face à la montée des populismes autoritaires, ils souhaitent opposer un débat transnational sur les dégâts du néolibéralisme et les moyens d’en sortir.
Il y a bien longtemps sur les mappemondes, les cartographes recouvraient les terres encore inconnues de l’expression Hic sunt leones. «Ici sont les lions.» Dans notre monde très incertain, les zones des lions semblent s’être multipliées. L’image, puisée dans les temps médiévaux, revient à plusieurs reprises dans l’Age de la régression (éditions Premier Parallèle), publié mercredi. La thèse de cet ouvrage collectif, qui réunit les plus grands noms de la gauche intellectuelle, est terrible : notre monde fait machine arrière, il s’assombrit. Du sociologue indien Arjun Appadurai à l’Anglo-Polonais Zygmunt Bauman, de la philosophe américaine Nancy Fraser au Français Bruno Latour… quinze intellectuels, une traduction en quatorze langues et une parution quasi simultanée dans autant de pays : une opération saute frontière pour diagnostiquer un mal global. Un livre en commun pour un monde qui se claquemure.
Il y a bien longtemps sur les mappemondes, les cartographes recouvraient les terres encore inconnues de l’expression Hic sunt leones. «Ici sont les lions.» Dans notre monde très incertain, les zones des lions semblent s’être multipliées. L’image, puisée dans les temps médiévaux, revient à plusieurs reprises dans l’Age de la régression (éditions Premier Parallèle), publié mercredi. La thèse de cet ouvrage collectif, qui réunit les plus grands noms de la gauche intellectuelle, est terrible : notre monde fait machine arrière, il s’assombrit. Du sociologue indien Arjun Appadurai à l’Anglo-Polonais Zygmunt Bauman, de la philosophe américaine Nancy Fraser au Français Bruno Latour… quinze intellectuels, une traduction en quatorze langues et une parution quasi simultanée dans autant de pays : une opération saute frontière pour diagnostiquer un mal global. Un livre en commun pour un monde qui se claquemure.
Au lendemain du 13 novembre
Le projet est né il y a un peu plus d’un an seulement, dans la maison d’édition allemande Suhrkamp, au lendemain des attentats français du 13 novembre. Les débats sur l’accueil des migrants en Allemagne commencent alors à se durcir, et les populistes autoritaires gagnent du terrain de par le monde. «Nous avons voulu créer un forum transnational pour nous battre contre l’Internationale des nationalistes», commente l’éditeur Heinrich Geiselberger. En 1944, Karl Polanyi écrivait la Grande Transformation, ouvrage fondateur maintes fois cité dans le livre, où il prophétisait la fin de l’économie libérale. L’Age de la régression veut en être le prolongement à plusieurs voix.
«La grande question que pose notre époque consiste à savoir si nous assistons, oui ou non, à un rejet à l’échelle mondiale de la démocratie libérale et à son remplacement par une forme ou autre d’autoritarisme populiste», écrit d’emblée Arjun Appadurai. Le penseur indien pose ce paradoxe : le vote est aujourd’hui devenu le moyen de s’affranchir de la démocratie elle-même. La figure du président américain, «mérou compulsif» pour l’écrivain Pankaj Mishra, est omniprésente dans le livre, miroir outré jusqu’à l’absurde de la vague populiste, autoritaire et nationaliste au pouvoir (ou menaçant de l’être) en Russie, Inde, Turquie, Hongrie, Pologne, France, Autriche ou aux Philippines…
A la fin de la guerre froide, Francis Fukuyama avait théorisé la «fin de l’histoire». La thèse avait fait florès, avec son parfum d’éternité et de paix perpétuelle. C’est finalement une «insurrection d’ampleur mondiale» qui est en train de se nouer aujourd’hui. Le politologue bulgare Ivan Krastev emprunte une formidable image à un roman de José Saramago. Dans les Intermittences de la mort, les habitants d’un petit pays cessent soudain de mourir. Après l’euphorie, viennent les «embarras» d’ordre divers. Comment l’Eglise peut-elle encore convaincre de l’existence de Dieu, s’il n’y a plus ni mort ni résurrection ? Comment l’Etat peut-il payer d’éternelles retraites ? «Si nous ne nous remettons pas à mourir, nous n’avons aucun avenir», se désole le Premier ministre du pays de Saramago. «La manière qu’a l’Occident de faire l’expérience de la globalisation évoque la façon qu’ont ces habitants de faire l’expérience de l’immortalité, résume Ivan Krastev. Dans les deux cas, un rêve s’est transformé en cauchemar.»
Le constat est sinistre. Comment alors tenter de voir clair dans cette période d’incertitude, cet «interrègne», comme l’appelle le sociologue Wolfgang Streeck, reprenant un concept d’Antonio Gramsci : «Une période au cours de laquelle les rapports de causalité disparaissent et où peuvent à tout moment se produire des événements inattendus, dangereux, sortant spectaculairement des cadres habituels.»
Les intellectuels de l’Age de la régression tentent de construire une nouvelle grille de lecture. Et, pour cela, assènent-ils à tour de rôle, il faut cesser de s’offusquer du «mauvais goût» qu’ont les classes populaires de voter pour des hommes à la peau orange. «Le trumpisme est une innovation en politique comme on n’en voit pas souvent, et qu’il convient de prendre au sérieux», écrit ainsi Bruno Latour. Tout comme les raisons qui poussent de plus en plus de citoyens à se tourner vers des représentants, qui, pourtant, jouent contre eux.
«L’hétérogénéité culturelle»
La «panique migratoire» est ainsi devenue le «symptôme de notre condition», selon Zygmunt Bauman, dont c’est le dernier texte écrit avant sa mort en janvier. «La globalisation transforme tous les territoires souverains en "vases communicants" entre lesquels s’écoulent continûment leurs contenus», écrit celui qui a théorisé la «société liquide». Que nous le voulions ou non, «l’hétérogénéité culturelle est en train de devenir - et à grande vitesse - un trait caractéristique définitif, et même endémique, du mode urbain de cohabitation humaine.» Face à la «grande migration», l’attachement des citoyens à l’identité et à la tradition, la peur de l’inconnu, la volonté de «préserver son mode de vie» ne doivent pas être snobés par les élites.
Grande régression ? Le thème de l’ouvrage pourrait être trompeur. «Il ne faut pas en déduire que ses auteurs partageraient une croyance fort naïve au progrès», prévient Heinrich Geiselberger, l’éditeur à l’origine du projet. Au contraire, la critique est parfois féroce contre les élites universalistes qui auraient «froidement trahi» le peuple, contre une «gauche culturelle» qui s’est trop facilement accommodée du libéralisme économique. Le Brexit ou l’élection de Donald Trump sont autant de «mutineries électorales», écrit ainsi Nancy Fraser, contre le «néolibéralisme progressiste» : l’union des nouveaux mouvements sociaux (féminisme, antiracisme, LGBT…) et de l’économie de pointe. Alors que les conditions de vie des ouvriers se dégradaient, y compris sous Bill Clinton ou Barack Obama, les «conceptions libérales individualistes du progrès remplacèrent progressivement celle de l’émancipation» et de l’égalité, estime Nancy Fraser.
En réponse, «certains eurent vite fait d’imputer l’aggravation de leurs conditions de vie au politiquement correct, aux gens de couleur, aux musulmans, écrit la philosophe. A leurs yeux, le féminisme et Wall Street sont une seule et même chose, que Hilary Clinton incarne à la perfection.» L’une des charges les plus violentes vient de l’écrivain indien Pankaj Mishra, remarqué outre-Atlantique pour son livre Age of Anger(«l’ère de la colère») paru en janvier. Pankaj Mishra revient ici sur sa théorie - très discutée : c’est une même rage qui alimente le Brexit ou l’Etat islamique.
Grand désordre et ciel bleu
En se mondialisant, les idéaux égalitaires des démocraties libérales ont créé du ressentiment. «La religion et la tradition ont été constamment mises au rebut depuis la fin du XVIIIe siècle, dans l’espoir que des individus rationnels puissent former une communauté politique libérale. […]. Cette prémisse fondamentale de la modernité laïque, qui était menacée jusqu’ici par les seuls fondamentalistes religieux, l’est désormais aussi par des démagogues dans les épicentres mêmes de cette modernité laïque : l’Europe et les Etats-Unis.»
C’est aussi l’une des «surprises» du livre, reconnaît Heinrich Geiselberger : beaucoup des intellectuels mobilisés se rapprochent d’une pensée «radicale, communautarienne de gauche, dans la tradition de Charles Taylor, Michael Sandel ou Christopher Lasch». Face aux populistes qui prônent le repli sur les communautés nationales ou religieuses, «le livre montre l’importance de communautés d’un autre type, fondées sur le fait de vivre dans le même voisinage, de travailler dans la même entreprise, d’être touchés par les mêmes problèmes».
Il n’y a guère que Slavoj Zizek pour voir un peu de ciel bleu (et citer Mao) : «Il y a un grand désordre sous le ciel, la situation est donc excellente.» La crainte que Staline inspirait aux Occidentaux les poussa à l’autocritique et à la création de l’Etat-providence, écrit le philosophe. Donald Trump poussera-t-il les libéraux de gauche à accomplir quelque chose de semblable ? Beaucoup des auteurs de l’Age de la régression voient dans Bernie Sanders, Jeremy Corbyn, Syriza ou Podemos l’espoir d’une gauche qui pourra lier à nouveau les luttes d’émancipation (ethniques, juridiques ou sexuelles) et le combat contre la financiarisation de la vie. «Tenter de mener une vie plus ou moins conventionnelle, conclut le sociologue espagnol César Rendueles, former une famille, faire des études correspondant à notre vocation… les mouvements populaires les plus exigeants [en Grèce ou en Espagne] sont ceux qui ont compris à quel point le fait de vouloir mener aujourd’hui une vie normale nécessitait une certaine radicalité.»
En se mondialisant, les idéaux égalitaires des démocraties libérales ont créé du ressentiment. «La religion et la tradition ont été constamment mises au rebut depuis la fin du XVIIIe siècle, dans l’espoir que des individus rationnels puissent former une communauté politique libérale. […]. Cette prémisse fondamentale de la modernité laïque, qui était menacée jusqu’ici par les seuls fondamentalistes religieux, l’est désormais aussi par des démagogues dans les épicentres mêmes de cette modernité laïque : l’Europe et les Etats-Unis.»
C’est aussi l’une des «surprises» du livre, reconnaît Heinrich Geiselberger : beaucoup des intellectuels mobilisés se rapprochent d’une pensée «radicale, communautarienne de gauche, dans la tradition de Charles Taylor, Michael Sandel ou Christopher Lasch». Face aux populistes qui prônent le repli sur les communautés nationales ou religieuses, «le livre montre l’importance de communautés d’un autre type, fondées sur le fait de vivre dans le même voisinage, de travailler dans la même entreprise, d’être touchés par les mêmes problèmes».
Il n’y a guère que Slavoj Zizek pour voir un peu de ciel bleu (et citer Mao) : «Il y a un grand désordre sous le ciel, la situation est donc excellente.» La crainte que Staline inspirait aux Occidentaux les poussa à l’autocritique et à la création de l’Etat-providence, écrit le philosophe. Donald Trump poussera-t-il les libéraux de gauche à accomplir quelque chose de semblable ? Beaucoup des auteurs de l’Age de la régression voient dans Bernie Sanders, Jeremy Corbyn, Syriza ou Podemos l’espoir d’une gauche qui pourra lier à nouveau les luttes d’émancipation (ethniques, juridiques ou sexuelles) et le combat contre la financiarisation de la vie. «Tenter de mener une vie plus ou moins conventionnelle, conclut le sociologue espagnol César Rendueles, former une famille, faire des études correspondant à notre vocation… les mouvements populaires les plus exigeants [en Grèce ou en Espagne] sont ceux qui ont compris à quel point le fait de vouloir mener aujourd’hui une vie normale nécessitait une certaine radicalité.»
Arjun Appadurai, Zygmunt Bauman, Nancy Fraser, Bruno Latour… L'Age de la régression, Premier Parallèle, 328 pp., 22 €
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Vos réactions nous intéressent…