Entretien avec Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités | 5 avril 2017
Les diplômés ont-ils pris en otage le
discours sur les inégalités au détriment des classes populaires ?
Alors que l’éducation supérieure devient l’atout primordial
dans une économie de la connaissance, ce poids culturel est comme nié, ou à
tout le moins minoré, au profit d’autres thématiques plus consensuelles, en
particulier le déclassement des classes supérieures. Sans nier ces
préoccupations, Louis Maurin invite à prendre du recul avec un discours qui
risque de rendre invisibles des pans bien plus larges de la société française.
La représentation de la société française semble prisonnière
de stéréotypes : un pays surprotégé ou, à l’inverse, malheureux et en déclin.
Qu’en est-il réellement ?
Le débat sur les inégalités reste complètement pollué. D’un
côté, par ceux qui nous disent que tout va pour le mieux, de l’autre par ceux
qui exagèrent. Prenons l’exemple de la pauvreté. On estime que notre pays
compte 9 millions de pauvres, dont les revenus se situent en-dessous de 60 % du niveau
de vie médian (niveau
qui partage la population en deux), alors que pendant très longtemps la
référence était la moitié du niveau de vie médian.
En changeant de seuil, on passe de 4,5 à 8,8 millions de
pauvres… Or, ce seuil de 60 % correspond à 2.500 euros de revenu (après impôts
et prestations sociales) pour une famille avec deux enfants. On est très loin
du niveau de vie de certaines familles les plus démunies qui doivent faire
appel à des secours d’urgence ou à des associations caritatives. À force de
tout confondre, on arrive à ces discours selon lesquels en fait, les pauvres
sont riches, ils ont des téléphones portables et des écrans plats et donc tout
va bien dans la société française.
Tout en restant l’un des pays où le taux de pauvreté est
parmi les plus faibles au monde avec les pays du nord de l’Europe, la France a
vu le
nombre de pauvres augmenter d’un million en dix ans – au seuil à 50 %
du niveau de vie médian donc. Sans avoir connu une explosion des inégalités
comparable à celle des pays anglo-saxons, la France a connu un phénomène
d’accroissement des inégalités qui ne s’observe pas seulement « par le haut »,
au sommet des revenus, mais aussi « par le bas ».
Un des lieux communs des inégalités consiste à opposer les
ultra-riches au reste de la population. Or, vous écrivez que cette focalisation
sur le 1 % des plus riches nous exonère de réfléchir en profondeur aux
questions qui fâchent…
En France, les « riches » sont tous ceux qui gagnent plus
que nous… Tout le monde pense qu’il y a trop d’inégalités, c’est normal. Mais
en se focalisant sur les « ultras-riches », on loupe toujours le coche dans les
débats sur la répartition des revenus : on montre du doigt certaines catégories
étroites pour éviter une redistribution bien plus globale. Certes,
l’enrichissement des très riches est indécent, mais se concentrer sur ce point
est une façon pour les catégories aisées de se défausser, de repasser le
mistigri de la solidarité. Aujourd’hui, en France, avec 3 000 euros nets par
mois pour une personne seule (après impôts et prestations sociales), vous
faites partie du club des 10 % des plus favorisés. Vous êtes quoi ? « Moyen » ?
Toute une partie des catégories aisées, qui peuvent se réclamer de la gauche,
se déguisent en « classes moyennes », parfois « supérieures ». Si tout le monde
est moyen alors tout va bien, et il n’y a plus de domination sociale !
Les inégalités augmentent-elles ?
On peut faire trois constats.
En haut de l’échelle des revenus, le « festival » des années
2000 qui ont conjugué marasme économique, montée du chômage, baisses d’impôts
et hausse des hauts revenus s’est un peu atténué. Les rendements financiers ne
sont plus les mêmes et, entre 2011 et 2013, la fiscalité s’est accrue pour les
plus riches. Ils continuent de s’enrichir, mais plus avec les mêmes
perspectives.
Les catégories moyennes, qui ne sont ni « martyrisées », ni
« étranglées », contrairement à ce qu’on entend parfois, ont, en revanche,
depuis 2008 un niveau de vie qui n’augmente plus. Or, en matière de revenus,
comme dans bien des domaines, c’est moins le niveau lui-même qui compte que
l’écart entre votre situation et ce à quoi vous aspirez. Vous n’êtes pas « étranglé
», votre situation est meilleure que celle des catégories inférieures, mais le
freinage est brusque : il marque une rupture.
On est depuis dix ans une société de stagnation des revenus,
et c’est un changement historique. Depuis la Seconde Guerre mondiale, une
partie des catégories sociales modestes (ouvriers, employés, agriculteurs), ont
été aspirées par le haut et, à force de mobilité
sociale, ont accédé aux couches moyennes. Elles arrivaient jusque récemment
à obtenir des niveaux de consommation toujours plus élevés, une amélioration du
logement, etc. Désormais, elles font du surplace. Rien ne dit que cela durera
toujours, mais il faut y prêter attention, ce phénomène de freinage est une
source de tensions. Alors que les politiques publiques ont, c’est normal, comme
priorité d’alléger le fardeau des plus démunis, une partie des classes moyennes
ont tendance à se sentir oubliées.
En bas de l’échelle sociale, enfin, on observe un phénomène
vraiment nouveau depuis notre précédent rapport de 2015 : la baisse de niveau
de vie réel des plus pauvres. Là, il ne s’agit plus de stagnation, mais bien de
marche arrière. Jusqu’à présent, le modèle social a amorti en partie le choc,
ce qui explique qu’on ne vive pas une situation à l’américaine avec un
effondrement du niveau de vie. Mais avec le chômage, les indemnisations qui
arrivent à leur terme, les jeunes qui arrivent à l’âge adulte et deviennent
autonomes avec des niveaux
de vie de plus en plus faibles et les familles qui en se séparant
peuvent devenir deux foyers pauvres, le phénomène est inquiétant.
Une situation où les inégalités se creusent parce que les
plus riches ont des revenus fous mais aussi où les plus pauvres continuent à
s’élever est très différente d’une situation où les écarts se creusent des deux
côtés. Plus encore qu’au sein des classes moyennes, une partie des couches
populaires sont exclues du progrès et le vivent très concrètement avec la
baisse de leur niveau de vie.
Parmi les dimensions des inégalités sociales, lesquelles
sont les plus handicapantes ?
L’école est génératrice d’inégalités sociales très
structurantes. Avec le statut stable d’emploi, qui assure qu’on aura encore du
travail demain, le diplôme est devenu l’une des protections majeures. Il sépare
très souvent le monde des « stables » et celui des « flexibles ». Les
serviteurs des autres classes sont massivement des jeunes (parfois pas tant que
cela) peu diplômés qui travaillent en horaires décalés, le dimanche, le soir
pour des faibles salaires. Ceux qui ont les emplois les plus difficiles et les
tâches les plus épuisantes sont massivement des gens qui n’ont pas réussi à
obtenir le bon diplôme dans le système scolaire. Les stables ont besoin de
toujours plus de flexibilité des flexibles, pour mieux les servir.
Un diplômé peut aussi connaître une période de chômage, et
son niveau de vie va peut-être baisser. Mais sa probabilité de retrouver un
emploi n’a rien à voir avec celle des non diplômés, qui, eux, resteront sur le
bord de la route. Au-delà de l’emploi, le formalisme du titre scolaire et son
poids dans les parcours professionnels structurent très fortement notre
société. Un peu comme l’étiquette sociale dans l’Angleterre du XIXe siècle, le
diplôme français joue cette forme d’étiquette beaucoup plus puissante que dans
d’autres pays.
Même avec la massification scolaire, il y a encore deux
France dans le rapport aux études supérieures ?
Comme pour les revenus, il faut remettre certaines pendules
à l’heure. En France, 16 % de la population de plus de 25 ans a un diplôme
supérieur au niveau Bac + 2. Les classes moyennes du diplôme, c’est le CAP ou
le BEP, les pauvres, le certificat d’études. N’oublions pas que plus de la
moitié des 25-29 ans ne sont pas diplômés de l’enseignement supérieur. Arrêtons
de faire comme si c’était la règle. Le décalage est total entre la façon dont
on se représente la société chez les diplômés et la société réelle : d’où
notamment une incompréhension d’une partie de la classe politique, dont le
discours s’adresse à une poignée de bac + 5. Les autres ne comprennent pas son
langage abscons.
Vous êtes vous-même assez critique sur le « déclassement »
social que connaîtraient les « intellos précaires » et plus généralement les
catégories diplômées…
Le discours sur la soi-disant précarisation en masse, les «
intellos précaires », est un discours de réassurance des diplômés. Refuser de
voir que les non-diplômés sont bien plus souvent concernés est une manière de
s’approprier la crise, de se placer parmi ses victimes et d’occulter la valeur
du diplôme.
Je ne veux surtout pas nier qu’il y a de vrais phénomènes de
déclassement pour certains diplômes universitaires : les niveaux scolaires ne
conduisent plus aux mêmes positions qu’hier. Comme pour les revenus, ce qui
compte est l’écart entre les aspirations et la réalité. Au passage, c’est pour
cela qu’il est totalement absurde de traiter les Français de « pessimistes »,
comme le laissait croire un rapport de France stratégie opposant
la perception des inégalités par les Français à la « réalité ».
Le Bac + 5 ne vaut plus ce qu’il valait il y a vingt ans ou
trente ans : que la jeunesse diplômée déclassée ait du ressentiment, c’est
compréhensible. Mais il n’y a rien de commun entre la situation de ces
classes-là et celles d’en dessous qui n’ont pas de diplôme. Certes, quand on
part de rien et qu’on n’aboutit à rien, on tombe de moins haut, mais on vit
avec rien. On confond donc des parcours de vie qui n’ont rien à voir en termes
de statut et de position sociale, on mélange des bac + 5, dont une partie va
effectivement avoir des difficultés quelques années avant de se stabiliser, et
des sans-diplôme qui vont galérer une grande partie de leur vie professionnelle
et la terminer au niveau du Smic. S’apitoyer sur le déclassement des diplômés
de l’enseignement supérieur est aussi une façon de ne pas parler de la vie des
jeunes de milieux populaires, de les rendre invisibles.
Comment expliquer cette focalisation sur le « malheur » des
plus diplômés ? Est-ce le signe qu’ils vivent dans un « ghetto
culturel », comme le formule Emmanuel Todd ?
Tout est une question d’accès à la parole publique : les bac
+ 5 peuvent se faire entendre, les autres beaucoup moins. La bourgeoisie
culturelle – horrifiée si on la qualifie de « bobo » – refuse absolument de se
voir bourgeoise, et tente de nier le rôle essentiel du titre scolaire qui forme
son capital. Elle manifeste bruyamment contre le « grand capital économique »,
mais pour elle, ses titres ne sont pas du capital. Il y a aujourd’hui un
discours de classe des diplômés – elle a toute une presse pour cela – qui
occulte totalement la situation des couches populaires pour se concentrer sur
sa prétendue misère.
Arrêtons de nous cacher derrière notre petit doigt, on reste
dans un système de domination de groupes sociaux par d’autres. Curieusement,
peu de recherches se demandent qui est propriétaire du capital culturel,
comment ses membres le conservent, avec quelles stratégies scolaires notamment.
On le voit dès qu’on soulève la question de la démocratisation de l’école :
essayez d’assouplir un tout petit peu la compétition scolaire ou de toucher à
un cheveu de leur emblème, les « grandes écoles », et la réaction est
immédiate. Ces classes diplômées ressortent leurs pancartes sur la complainte
du niveau scolaire, en se servant de pseudo-intérêts des classes populaires
pour justifier leur conservatisme. Le tour est joué.
Notons que les porteurs de pancartes sont autant de gauche
que de droite, qu’ils sont très organisés, et d’une violence à la hauteur des
enjeux pour eux : imaginez si leurs enfants n’étaient plus certains de prendre
leur place ! C’est tout l’ordre social qui serait alors bouleversé. C’est pour
cela que les candidats à l’élection présidentielle n’ont aucun projet de refonte
sérieuse de notre système scolaire et ne proposent que des replâtrages.
Il existe une forme de consensus des conservateurs de tous
bords pour ne rien toucher au fond, pour ne pas transformer le système, se
contenter d’empiler quelques dispositifs, comme le nombre d’élèves par classe,
de donner un peu plus dans quelques quartiers, mais ne pas toucher à la façon
dont l’enseignement français est construit, à son élitisme, à son côté
extrêmement académique, où tout est dans l’implicite pour les élèves, au
système de notation sanction, etc.
Mais on va vous rétorquer qu’on vise l’excellence…
C’est tout le problème. Un système éducatif ne vise pas
uniquement à produire l’excellence, il forme tout le monde. Il faut renverser
notre mode de fonctionnement. L’école ne doit pas chercher seulement à produire
une élite soi-disant issue de tous les milieux (l’élitisme républicain est un
mythe depuis le début) mais à faire progresser tout le monde, à ne laisser
personne en chemin. Ce qui n’a rien d’incompatible avec des filières plus
poussées. Mais il faut accepter d’en donner un peu moins à ceux qui ont déjà
beaucoup et un peu plus à ceux qui ont peu. Regardez comment se lamentent les
parents ultra-diplômés dès qu’un de leur enfants soi-disant « s’ennuie » à l’école,
et vous avez tout compris. Ou les tonnes de littérature sur nos pauvres «
surdoués ». C’est vrai que ceux qui dorment au fond de la classe, tout est de
leur faute. Comme en plus une partie est d’origine immigrée…
La France a mis du temps pour ajouter les discriminations
(ethniques, de genre) au logiciel des inégalités. Quels constats l’Observatoire
fait-il sur le caractère pluriel des inégalités ?
Les inégalités se cumulent, et notre rapport donne toute
leur place aux inégalités entre catégories sociales, entre femmes et hommes,
entre Français et étrangers ou entre générations. Une femme noire originaire
d’un pays extérieur à l’Union européenne et de parents ouvriers n’est pas dans
la même situation qu’un homme blanc de plus de 50 ans.
Il y a également une lutte politique entre les formes
d’inégalités, on pourrait parler d’une inégalité entre les inégalités. Pour ne
pas voir les écarts de classe, on met en avant les « nouvelles inégalités » de
la France dite « post-moderne ». Très souvent, on s’inquiète de la parité entre
femmes et hommes en oubliant la précarité. Vive les femmes au conseil
d’administration du CAC 40, peu importe le temps partiel contraint, massivement
féminin. Les femmes touchent 10 % de moins que les hommes à poste équivalent, tout
le monde connaît ce chiffre. Mais n’oublions pas que les femmes ouvrières
gagnent trois fois moins que les femmes cadres...
De la même façon, la mise en avant de la « diversité » sert
souvent à faire diversion par rapport aux inégalités sociales. Plus de femmes
ou de personnes de couleur dans les entreprises, cela ne remet pas en cause
leur mode de fonctionnement, ni la répartition des revenus dans la société. On
s’inquiète de l’égalité des « chances » pour mieux oublier à quoi mènent ces «
chances », comment sont construites nos sociétés, leurs hiérarchies, les
rapports de force qui s’y jouent. Tant que le système n’est pas bousculé, il a
tout intérêt à mettre en avant quelques leurres. Ça ne mange pas de pain.
Il ne s’agit pas d’occulter la domination masculine, le
racisme, les discriminations et leur violence dans notre société. La femme
noire dont les parents sont ouvriers, elle subit aussi les conséquences du
racisme. Aujourd’hui, les immigrés sont une cible facile pour l’homme blanc.
Mais une forme d’inégalité ne doit pas en cacher une autre. Les tensions
importantes de notre société naissent dans le refus de voir la situation de
domination des catégories aisées, tant sur le plan des revenus que du diplôme,
sur le reste de la population. Ces gourmands ont besoin de toujours plus de
flexibilité à leur service. Ils risquent pourtant une indigestion.
Propos recueillis par Jean-Laurent Cassely
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