PAR MARC CHEVALLIER 30/11/2014
Pour empêcher l'explosion du chômage et des inégalités,
l'une des réponses incontournables devrait alors être... la réduction du temps
de travail.
En 2011, le logiciel d’intelligence artificielle Watson, mis
au point par IBM, avait créé la sensation aux Etats-Unis en remportant la
finale de Jeopardy ! face à deux champions du jeu télévisé. Depuis il
a trouvé des applications moins ludiques : selon IBM, il est désormais
capable d’établir des diagnostics médicaux pour le dépistage du cancer avec une
plus grande fiabilité que des médecins humains, ainsi que de proposer des
traitements adaptés au profil des patients.
Le cas Watson illustre la rapidité et l’ampleur des progrès
en cours des machines apprenantes, de la numérisation et des big data. A
l’instar des précédentes révolutions industrielles, ceux-ci sont amenés à
bouleverser profondément le monde du travail, menaçant de disparition des
millions d’emplois, selon plusieurs études récentes.
La révolution digitale entraîne une transformation radicale
des modes de production, ouvrant un nouveau cycle de destruction créatrice
La révolution digitale en cours « se caractérise
par une extension sans précédent des possibilités d’automatisation, qui
interroge la place de l’homme dans les processus de production, voire de
décision », affirme ainsi une récente
étude du cabinet Roland Berger. Elle entraîne « une
transformation radicale des modes de production », ouvrant« un
nouveau cycle de destruction
créatrice ».
Les emplois qualifiés pas épargnés
Non seulement cette nouvelle vague d’automatisation menace
un peu plus les métiers déjà fortement touchés par la robotisation,
historiquement situés dans l’industrie, mais elle concerne désormais des
emplois qualifiés à fort contenu intellectuel, qu’on croyait protégés
jusqu’ici. Des métiers aussi divers que ceux de courtier d’assurances, analyste
juridique, employé de laboratoire d’analyse médicale apparaissent d’ores et
déjà sur la sellette.
Le processus apparaît en particulier déjà bien avancé dans
les secteurs de la banque ou des assurances, où le traitement de l'information
est largement automatisé. Appliquant à la France l’analyse
menée par l’université d’Oxford en 2013 pour les Etats-Unis, le
cabinet Roland Berger estime que 42% des emplois français connaissent un risque
élevé (plus de 70%) d’être automatisés d’ici vingt ans. De son côté, au terme d’un
travail similaire, le think tank européen Bruegel parvient à la
conclusion que presque 50% des emplois français pourraient être concernés.
Selon Bruegel, la France n’a rien d’une exception en Europe :
l’Allemagne (51% des emplois concernés), mais surtout les pays d’Europe du Sud
comme l’Espagne (55%), l’Italie (56%) et d’Europe de l’Est, tels la Pologne
(56%) ou la Roumanie (62%) seront plus touchés.
L’automatisation des tâches n’est pas systématiquement
synonyme de destruction d’emplois, prennent cependant soin de souligner Roland
Berger et Bruegel, qui précisent que leurs estimations sont basées sur les
emplois tels qu’ils existent actuellement : débarrassés de leurs aspects
les plus répétitifs – les tâches automatisables –, les métiers sont en effet
amenés à évoluer pour se recentrer sur des taches à plus forte valeur ajoutée,
impliquant par exemple le contact humain ou la créativité.
Ces estimations ne tiennent pas compte non plus des nouveaux
emplois qui verront le jour grâce à cette automatisation. « Mais les
emplois créés ne se substitueront pas aux emplois détruits, ni en termes de
compétences requises, ni en termes de positionnement sur la chaîne de valeur,
ni même en termes de répartition géographique », soulignent les experts de
Roland Berger.
L’automatisation risque d’accélérer la concentration de
l’emploi dans les métropoles
L’automatisation risque en effet d’accélérer la
concentration de la création de valeur, et donc de l’emploi, dans les
métropoles les plus denses en compétences. Sur le plan industriel, elle devrait
profiter aux grands « infomédiaires » – Google, Apple, Facebook,
Amazon… – qui s’insèrent dans les chaînes de valeur d’un nombre croissant de
secteurs et y conquièrent une position de force grâce aux volumes gigantesques
d’informations qu’ils collectent sur les utilisateurs. Ceux-ci semblent dès
lors appelés à conquérir des positions de monopole sans précédent. Enfin, en
s’attaquant aux activités tertiaires, l’automatisation menace les emplois
qualifiés et bien rémunérés qui forment l’ossature des classes moyennes. De
quoi déstabiliser le cœur des sociétés des pays développés.
Anticipation
Faudra-t-il alors interdire les « licenciements
robotiques » ? Le remède serait pire que le mal, insiste le cabinet
Roland Berger, qui souligne à quel point le retard pris par les PME de
l’industrie française pour se robotiser a nui à leur compétitivité, et donc in
fine a détruit de nombreux emplois. La réponse passerait plutôt par
l’anticipation de ces tendances, en soutenant l’investissement des entreprises,
en accompagnant la transition des secteurs et des personnes concernés et en
particulier en mettant le paquet sur la formation et la mobilité de la
main-d’œuvre.
La véritable question n’est pas celle du refus du progrès
technique, mais de la manière dont les gains de productivité qu’il génère sont
partagés
Au XVIIIe siècle, la révolution agricole a fait
craindre l'explosion du chômage de masse. Il n'en a rien été : le progrès
technique dans l’agriculture a fait bondir la production et baisser les prix,
avec pour résultat d’augmenter le pouvoir d’achat, tout en « libérant »
une importante quantité de main-d’œuvre qui a trouvé à s’employer dans
l’industrie naissante et permis son essor. Le même « déversement »,
pour employer le terme popularisé par l'économiste et démographe français
Alfred Sauvy, s’est observé durant la deuxième moitié du XXe siècle de
l’industrie vers les services.
La véritable question n’est donc pas de savoir s'il faut
refuser le progrès technique ou bien l'accompagner, mais de déterminer la
manière dont les gains de productivité qu’il génère seront partagés. Dans
l’après-guerre, ceux-ci ont été partagés équitablement entre les entreprises
(sous forme de profits) et les salariés (sous forme d’emplois et
d’augmentations de salaires), donnant naissance à la dynamique vertueuse des
Trente Glorieuses. Jusqu’à ce que les chocs pétroliers, la financiarisation des
entreprises et la mondialisation ne mettent à mal ce compromis historique.
Que faire des gains de productivité ?
Les gains de productivité permis par l’automatisation
permettront-ils d’augmenter le pouvoir d’achat des salariés et de créer de
nouveaux emplois pour satisfaire des besoins sociaux encore mal
adressés (dans la santé, l’éducation, la protection de l’environnement
etc.) ? Ou bien seront-ils intégralement empochés par de grands monopoles
mondiaux et leurs actionnaires, creusant un peu plus les inégalités ?
Telle est au fond la question que pose la troisième révolution industrielle en
cours. Pour empêcher l'explosion du chômage et des inégalités, l'une des
réponses incontournables devrait alors être... la réduction du temps de
travail. Sur le long cours, celle-ci a en effet toujours accompagné
l'amélioration de la productivité. En 1930, John Maynard Keynes prédisait
même qu'avant la fin du siècle, la technologie serait suffisamment avancée pour
permettre à des pays comme le Royaume-Uni ou les Etats-Unis de parvenir à la
semaine de travail de 15 heures. Chiche ?
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